Avec Terra Alta, couronné par le prix Planeta en 2019, l’écrivain espagnol Javier Cercas entamait une série de romans centrés sur le personnage d’un policier atypique, Melchor Marin. Deux ans plus tard, dans Indépendance, Melchor Marin était de retour, reconverti en bibliothécaire ; le voici désormais en héros du Château de Barbe-bleue, troisième volet de ce cycle d’intrigues policières qui n’est peut-être pas achevé, comme le laisserait penser la toute fin du livre, en forme de passage de relais entre Melchor Marin et sa fille, Cosette.
Jusqu’à Terra Alta, Cercas pratiquait surtout le roman-essai ou l’autofiction pour sonder l’histoire contemporaine de son pays – la Guerre civile, le franquisme ou les soubresauts de la démocratie naissante. Mais l’envie de se réinventer s’est fait sentir chez lui en 2017, après la parution du Monarque des ombres, roman-enquête sur le passé franquiste d’un de ses grands-oncles. Depuis lors, Cercas a enfanté un monde de fiction. Sans délaisser totalement le passé, il radiographie l’Espagne d’aujourd’hui au travers d’intrigues savamment ficelées, aidé par une galerie de personnages de policiers ou d’ex-policiers qui inventorient les maux dont souffre le pays : corruption, chantages et compromissions, dont l’État de droit sort pour le moins cabossé.
Sans délaisser le passé, Cercas radiographie l’Espagne d’aujourd’hui au travers d’intrigues savamment ficelées.
Dans Le Château de Barbe-bleue, un motif nouveau vient s’agréger au tableau de la société espagnole, sombre comme certains Goya, que l’écrivain peint de livre en livre : l’impunité des prédateurs sexuels dans le monde des affaires. Rafael Mattson est un philanthrope, fondateur et président de Loving Children, une ONG qui lutte contre les maladies et la malnutrition dont souffrent les enfants dans les pays en voie de développement. Ce magnat de la finance possède une villa, sécurisée 24 heures sur 24 par des vigiles armés, au bout de la péninsule de Formentor, sur l’île de Majorque. Mattson y donne des fêtes à ses invités de la jet-set, à l’occasion desquelles des rabatteuses attirent des jeunes femmes croisées dans l’île, dont certaines ne refont jamais surface après avoir franchi les grilles de la propriété. Un ancien policier compare d’ailleurs la villa de Mattson à un trou noir… De père suédois et de mère espagnole, le magnat Mattson incarne la mondialisation capitalistique : il vit soit en famille, dans sa résidence des Hamptons près de New York, soit sur l’île de Fårö en Suède, soit aux Baléares où, loin de sa famille, il se livre à des abus sur ses victimes, prises au piège de sa villa. La figure de Barbe-Bleue – que l’on a associée naguère à Gilles de Rais, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, ou au roi Henri VIII d’Angleterre –, Cercas la fait revivre aujourd’hui chez certains grands prédateurs sexuels de la jet-set, qui agissent un temps en toute impunité, comme l’a fait durant des années le producteur américain Harvey Weinstein avant d’être finalement jugé et condamné. Dans le roman de Cercas, la fille de Melchor Marin, Cosette, tient le rôle joué dans le conte de Perrault par l’épouse de Barbe-bleue. Cosette disparaît alors qu’elle était en vacances à Majorque avec son amie Elisa Climent. Confronté à l’incurie de la Guardia Civil locale qui mène une enquête pour le moins superficielle, Melchor Marin, dévoré d’inquiétude, se rend à Majorque pour tenter de la retrouver. Une fois sur place, il comprend rapidement pourquoi l’enquête piétine. Pour démasquer le « philanthrope » Rafael Mattson, Melchor va être guidé par des héros de l’ombre – un personnage falot croisé au tribunal et un ancien de la Guardia Civil, Damian Carrasco, pour qui « Il n’y a qu’une seule façon de détruire Mattson (…). Il faut entrer dans sa maison et saisir ses archives. » Car, d’après Carrasco, le grand prédateur conserve comme un collectionneur des photos et maints autres témoignages des abus qu’il a commis. C’est ce « trésor » qu’il faut saisir pour confondre Mattson. Et si le château de Barbe-bleue apparaît imprenable, ce n’est pas tant parce qu’il est surveillé par des vigiles et ceint de hauts murs. Les véritables murailles du château, ce sont les pots-de-vin que Mattson verse à profusion pour acheter ceux qui, à Majorque, auraient dû enquêter sur lui depuis longtemps. C’est aussi le silence des invités de marque du magnat, qu’il a filmés à leur insu lors d’orgies pour les faire chanter s’ils s’aventuraient à dénoncer son comportement. L’omerta, voilà l’imprenable château de ce Barbe-bleue des temps modernes. Imprenable, ou presque – et ce « presque » est tout l’enjeu du roman.
Dans une chronique consacrée l’an dernier à Indépendance, j’avais tracé un parallèle entre l’œuvre de Javier Cercas et celle de Mario Vargas Llosa. Il s’applique ici aussi, mais sur un autre point : Cercas et l’écrivain péruvien traitent dans leurs derniers romans des chantages et de la corruption endémique, que ce soit au Pérou ou en Espagne, ainsi que de la lutte qu’engagent des anonymes contre ces pratiques – c’est notamment le cas, chez Vargas Llosa, dans Le Héros discret ou dans Aux cinq rues, Lima, dans lesquels l’ex-flic de Cercas aurait pu trouver sa place… Melchor Marin mène l’enquête lui-même parce que la justice ne rend plus la justice mais protège les délinquants sexuels, et parce que les forces de l’ordre ne garantissent plus l’État de droit mais préservent les puissants coûte que coûte. Le petit commando qu’il met sur pied va tenter de relever un défi énorme, faire tomber les murailles du château de Barbe-bleue, tout comme dans le conte les frères de l’épouse délivrent celle-ci au moment où elle va être assassinée. Voilà de nouveau le combat de David contre Goliath, ou de Hercule contre l’hydre de Lerne ; mais Le Château de Barbe-bleue n’est pas que cela. On suit aussi le récit touchant de la relation difficile et pourtant forte entre un père et sa fille. Cosette a toujours vu en Melchor un héros, jusqu’à ce qu’elle apprenne que, tout au long de sa jeunesse, il lui a menti sur la mort de sa mère. Elle ne peut le lui pardonner, si bien que, au moment où elle disparaît, ils sont en pleine brouille, ce qui accentue la détresse du père. Faut-il dire la vérité, quand elle risque de nuire à l’équilibre, voire au bonheur d’un être cher ? Dans Le Monarque des ombres, Javier Cercas se livrait à un douloureux exercice de spéléologie dans les profondeurs de son histoire familiale ; dans Le Château de Barbe-bleue, c’est le père qui cache à sa fille la vérité sur sa mère. Le passé fait mal, chez Cercas, comme s’il avait vocation à n’être que tragique, mais il finit par être dévoilé.
Le passé fait mal, chez Cercas, comme s’il avait vocation à n’être que tragique, mais il finit par être dévoilé.
Des prédateurs sexuels qui opèrent en toute impunité, des chantages, des juges et des policiers achetés, telle est la face cachée de l’Espagne que continue d’explorer l’écrivain, même s’il n’a plus les mains dans le cambouis de la Guerre civile. C’est d’une autre guerre, celle de la lumière contre la part d’ombre de l’Espagne, qu’il est question dans ce roman, pour lequel il s’est abondamment documenté auprès des forces de police et de spécialistes des questions juridiques, médicales. De sorte que chaque mot a été pensé, pesé. Les détails distillés au début de ce Château de Barbe-bleue auront leur importance dans la suite du récit. Cercas ne laisse rien au hasard. Tout comme dans Indépendance, il joue sur la mise en abyme pour créer un effet de réel autour de ses personnages, lesquels commentent l’œuvre : « Ce Cercas invente sans arrêt, mais ses romans sont amusants », dit Rosa Adell, la compagne de Melchor. Ou encore, plus loin : « Plus tard, il parcourt du regard les étagères, où il ne découvre que deux romans : Terra Alta et Indépendance, de Javier Cercas. » L’écrivain a la délicatesse de ne pas abuser du procédé ; c’est que Le Château de Barbe-bleue est avant tout un chef-d’œuvre d’efficacité et de suspense. Le lecteur veut connaître le dénouement au plus vite et la construction est plus linéaire, plus sage que celle d’Indépendance. Le roman enchantera l’habitué des polars, même s’il est dommage que la lecture tourne à la course de vitesse dont la récompense est le dévoilement final. Quelques « aires de repos » dans le texte, des pauses où l’on peut méditer une réflexion ou savourer une fulgurance d’écriture, n’auraient pas nui. Car Cercas peut avoir, quand il veut, la faculté de poser sa loupe sur de courts fragments de l’histoire, jusqu’à dilater le temps à l’infini pour se faire le conteur de l’éphémère, comme dans Anatomie d’un instant, captivant roman-essai sur la tentative de putsch de février 1981. Dans Le Château de Barbe-bleue, point de dilatation temporelle et pas non plus de pauses : pris dans la mécanique parfaitement huilée du livre, le lecteur dévale un toboggan vertigineux de pages jusqu’au point final.
Le Château de Barbe-bleue, de Javier Cercas, traduction d’Aleksandar Grujičić et Karine Louesdon, éd. Actes Sud, 352 p., 23€. Simultanément paraît Terra Alta en poche chez Babel.