Nourrir et protéger

Morgane Pellenec

Les connaissances sur l'impact de l'alimentation sur la santé progressent même si les zones d'ombre persistent. Cette année, Mathilde Touvier, docteure en épidémiologie, occupe la chaire Santé publique du Collège de France, l’occasion d’un état des lieux de la recherche. 

 

Quel est votre objet d’étude ?

Avec l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (CRESS-EREN) de l’Inserm que je dirige, nous nous intéressons aux relations entre nutrition – l’alimentation mais aussi l’activité physique – et santé. L’alimentation comprend les nutriments, vitamines, minéraux, etc. mais aussi les contaminants (pesticides et autres) et d’autres substances comme les additifs alimentaires. Nous étudions les liens entre ces facteurs nutritionnels et le risque de différentes pathologies (l’obésité, les maladies cardiovasculaires, les cancers et certaines pathologies respiratoires, rhumatologiques, dermatologiques, dont les liens avec la nutrition commencent à apparaître) mais aussi les mécanismes biologiques, physiopathologiques qui sous-tendent ces relations. Nous avons également un volet de recherche sur les déterminants des comportements alimentaires. Qu'est-ce qui fait que l’on va manger comme ça ? Que l’on pratique une activité physique plutôt qu’une autre, ou aucune ? Toutes ces recherches visent à orienter les politiques nutritionnelles de santé publique. 

 

Auriez-vous quelques données qui illustrent concrètement ce lien entre alimentation et santé ? 

Selon le réseau de recherche mondial Global Burden of Disease, environ un décès sur cinq dans le monde est lié à des problèmes d’alimentation et/ou de nutrition. En France, près d’un adulte sur deux est en surpoids et 17% des personnes sont en situation d’obésité. Bien sûr, tout n’est pas lié directement au mode de vie – certains paramètres sont génétiques par exemple – mais l’alimentation est l’un des facteurs déterminants majeurs. On sait aussi qu’entre 40 et 50% des cancers en France sont liés à des facteurs de risques modifiables. Le premier d’entre eux est le tabac, mais viennent ensuite l’alcool, l’alimentation déséquilibrée, le manque d'activité physique. Nous pourrions donc éviter plus de 40% des nouveaux cas de cancers déclarés chaque année, soit plus de 140 000. 

 

Comment menez-vous vos recherches ? 

Nous nous intéressons à de grandes populations, allant de plusieurs milliers à plusieurs centaines de milliers de personnes. Par exemple, la cohorte NutriNet-Santé, lancée en 2009 en France, suit aujourd’hui plus de 174 000 participants de 15 ans et plus. Nous leur demandons régulièrement de remplir des « enregistrements alimentaires » de 24 heures, dans lesquels ils notent tout ce qu’ils ingèrent. Ils doivent aussi renseigner d’autres questionnaires sur leur activité physique, le tabagisme, les exposition professionnelles, etc. On regarde qui sont les plus exposés à tel ou tel mélange d'additifs alimentaires, qui consomme plus de sel, moins de fibres, etc., et qui développe le plus ou le moins de maladies au cours du suivi. Nous avons aussi une biobanque au sein de la cohorte NutriNet-Santé avec des échantillons d’urine et de sang d’environ 20 000 participants, sur lesquels nous pouvons doser des biomarqueurs, d'une inflammation chronique, d'un stress oxydant ou d'une perturbation du métabolisme par exemple. 

 

Comment établissez-vous les liens de causalité entre nutrition et pathologies ? 

Au niveau épidémiologique, nous prenons en compte dans nos modèles statistiques le fait qu’un individu qui mange bien fait aussi souvent plus d'exercice physique, fume moins, etc. Nous complétons nos observations par des approches dites mécanistiques : est-ce qu’une personne exposée à un régime alimentaire de type fast-food, ou qui consomme beaucoup d'additifs alimentaires, a dans son sang et ses urines des marqueurs montrant une plus forte oxydation, ou inflammation ? Est-ce que ces perturbations métaboliques sont des médiateurs de l'association que l’on observe entre alimentation déséquilibrée et apparition des maladies ? Cette approche nous donne des informations supplémentaires sur la causalité, que nous complétons avec les travaux d’autres équipes qui travaillent en recherche expérimentale. Cela peut être des toxicologues, des nutritionnistes spécialisés qui travaillent au niveau moléculaire, cellulaire, ou sur des modèles animaux, et qui vont, eux, étudier en conditions expérimentales et très contrôlées, l'impact possible de tel ou tel facteur alimentaire, de tel ou tel mélange d'additifs. Ce qui est étudié sur des souris par exemple n’est pas directement transposable au niveau humain, mais ces recherches-là sont complémentaires. C'est le faisceau constitué par tous ces types d'études et la complémentarité de ces différentes disciplines qui permettent de bâtir des preuves solides. 

 

Quels ont été les principaux apports de ces études épidémiologiques ?

Nos recherches sont à la base du Programme national nutrition santé (PNNS), qui est la politique nutritionnelle de santé publique en France. L’accumulation des connaissances a permis la mise en place de recommandations, dont certains sont aujourd’hui bien connues, comme le fait de manger 5 portions de fruits et légumes par jour, de limiter la viande rouge à 500 grammes par semaine, et la charcuterie à 150 grammes. Nous avons aussi inventé le Nutri-Score, basé sur plus d’une cinquantaine de publications scientifiques qui montraient à la fois la compréhension du logo par les participants et son impact bénéfique sur la qualité de leurs paniers d’achat. Nous avons également pu montrer que les personnes qui mangeaient des aliments mieux classés avaient moins de risques de développer différentes pathologies type cancers, syndrome métabolique, etc..  Plus récemment, dans le cadre de la cohorte NutriNet-Santé que nous coordonnons, portant sur plus de 174 000 participants de 15 ans et plus, nous avons mis en évidence des liens entre la consommation d’édulcorants et des risques accrus de cancers et de maladies cardiovasculaires, ou entre l’exposition aux additifs nitrites et le risque de de cancers, mais aussi d'hypertension et de diabète de type 2.

 

Comment résumeriez-vous l'évolution des comportements alimentaires au cours des dernières décennies ? 

Nous voyons des améliorations, sûrement dues, en partie, au PNNS, comme un ralentissement de l'augmentation de l'obésité. Certains messages ont bien infusé mais cela ne veut pas dire que les recommandations sont toujours bien suivies. Par exemple, 72% des Français mangent moins des cinq portions de fruits et légumes quotidiennes. Ça n’est pas pire qu’avant mais la marge de progression est encore grande. Les comportements sédentaires ont augmenté au cours des dix dernières années et les consommations de sel, de sucre et d’alcool restent beaucoup trop importantes. Quant aux aliments ultra-transformés, après la massification du phénomène dans les années 1980 et l'utilisation extensive d'additifs alimentaires, les consciences évoluent et les consommateurs, plus au fait des dangers (notamment grâce à nos travaux et ceux de la communauté scientifique), ont plus d’exigences de transparence. Ces dernières années, certains industriels font donc du clean labelling et enlèvent quelques additifs cosmétiques. 

 

Sur quoi portent vos recherches récentes ?

Nous avons un pan de recherche sur l’impact de l'alimentation industrielle et des procédés de transformation et de formulation sur la santé. Dans le cadre de NutriNet-Santé, nous avons observé que les personnes dont le régime alimentaire comportait une part d’aliments ultra-transformés plus élevée que la moyenne avaient un risque accru de problèmes de santé, et particulièrement les sept suivants : cancer, maladies cardiovasculaires, surpoids ou obésité, symptôme dépressif, troubles fonctionnels digestifs, diabète de type 2 et mortalité. Depuis trois ans environ, nous essayons notamment de comprendre quels sont les contaminants, formés au cours des procédés de transformation ou provenant des emballages, et/ou les additifs alimentaires, qui pourraient expliquer ces relations. 

 
Certaines entreprises refusent encore d'afficher le Nutri-Score. 

 
Dans quelle mesure les politiques publiques suivent-elles de près vos recherches et recommandations, et quel est le contrepoids des lobbys de l’industrie agroalimentaire ? 

Si l’on regarde le côté positif, toutes nos recherches ont eu des retentissements. Lorsque nous avons publié, en 2018, notre premier article sur le lien entre les aliments ultra-transformés et les cancers, une commission d’enquête parlementaire a été organisée dans les semaines qui ont suivi. D’une manière générale, nous sommes régulièrement auditionnés à l’Assemblée ou au Sénat, et avons des contacts réguliers avec le Ministère de la Santé. Nos connaissances sont transposées en recommandations ou en mesures, comme celle du Nutri-Score, mais cela ne va pas assez loin. Nous n’avons, par exemple, pas le droit de rendre ce logo obligatoire au niveau d’un État membre, c’est une décision qui doit être prise au niveau européen. Aujourd’hui, plus de 875 marques se sont engagées auprès de Santé Publique France pour l’apposer sur leurs packs mais certaines entreprises refusent encore, comme Pepsi, Coca ou Mondelez. Au niveau européen, malgré toutes les preuves scientifiques de ses bienfaits, la Commission recule la date de décision et se montre frileuse, notamment sous la pression de l'extrême-droite et des industries italiennes, comme Ferrero, mais aussi de l'industrie laitière aux Pays-Bas. C'est un véritable combat : intérêts économiques contre santé publique. Nous faisons aussi face à une résistance des fabricants d’aliments ultra-transformés, qui refusent de modifier leurs produits, arguant que le concept d’aliments « ultra-transformés » est flou et que leur impact sur la santé n’est pas démontré. Nous en savons pourtant suffisamment pour agir, ne serait-ce que pas principe de précaution, car une soixantaine d’études internationales corroborent nos résultats NutriNet-Santé sur les liens entre produits ultra-transformés et santé.  

 

Quid des contaminants ? Qu’en savons-nous ? 

Il existe de nombreux types de contaminations. Certaines peuvent résulter des procédés de transformation des produits : hydrogéner des huiles peut créer des acides gras trans, chauffer certains aliments à très haute température peut créer de l'acroléine ou de l'acrylamide, etc. Nous avons quelques pistes sur l’impact de ces contaminants sur la santé, notamment au niveau expérimental. Pour certains nous avons des données épidémiologiques chez l'humain, mais pour beaucoup, pas encore. Nos travaux vont dans ce sens. Des études toxicologiques nous informent désormais sur les risques des différents bisphénols mais certaines expositions, discrètes et régulières, sont sous-étudiées, et on connait encore mal l’impact santé de pratiques pourtant répandues comme le fait de faire chauffer des barquettes en plastique au micro-ondes par exemple. Ce sont des choses que l’on commence à explorer et pour lesquelles nous avons des présomptions de problèmes. Il y a d’autres contaminations, comme celle liées aux pratiques agricoles, notamment les résidus d’intrants que l’on trouve dans l'alimentation. Dans la cohorte NutriNet-Santé, nous avons pu quantifier l'exposition aux pesticides et montrer des liens entre l'exposition à certains mélanges et un risque accru de diabète de type 2 ou de cancer du sein postménopause. Quant aux liens entre aliments issus de l’agriculture biologique et diminution des risques de maladies, ils sont de plus en plus mis en évidence dans les études, qui tiennent compte de la structure de la diète (bien sûr : on sait que les consommateurs de bio mangent aussi plus de fruits et légumes). 

 

Quels sont les principaux enjeux de la recherche actuelle ?

Confirmer certains liens, actuellement présomptifs, entre des facteurs nutritionnels et certaines pathologies ; identifier l'impact de facteurs d'exposition émergents ou peu étudiés, comme les additifs ; comprendre certains mécanismes, comme l’impact sur le microbiote, le déséquilibre de l'écosystème bactérien, etc.  Certaines recherches au croisement entre épidémiologie et sociologie tentent de mieux comprendre les déterminants des comportements individuels ou collectifs et les leviers efficaces que l’on peut activer. En dernier lieu, les enjeux de recherche portent sur les politiques et les outils de santé publique, qui visent, grâce à des essais randomisés et des études d'intervention, à déterminer les mesures qui permettront de réduire au mieux le risque de maladies chroniques grâce à la nutrition. ...

Les connaissances sur l'impact de l'alimentation sur la santé progressent même si les zones d'ombre persistent. Cette année, Mathilde Touvier, docteure en épidémiologie, occupe la chaire Santé publique du Collège de France, l’occasion d’un état des lieux de la recherche.    Quel est votre objet d’étude ? Avec l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (CRESS-EREN) de l’Inserm que je dirige, nous nous intéressons aux relations entre nutrition – l’alimentation mais aussi l’activité physique – et santé. L’alimentation comprend les nutriments, vitamines, minéraux, etc. mais aussi les contaminants (pesticides et autres) et d’autres substances comme les additifs alimentaires. Nous étudions les liens entre ces facteurs nutritionnels et le risque de différentes pathologies (l’obésité, les maladies cardiovasculaires, les cancers et certaines pathologies respiratoires, rhumatologiques, dermatologiques, dont les liens avec la nutrition commencent à apparaître) mais aussi les mécanismes biologiques, physiopathologiques qui sous-tendent ces relations. Nous avons également un volet de recherche sur les déterminants des comportements alimentaires. Qu'est-ce qui fait que l’on va manger comme ça ? Que l’on pratique une activité physique plutôt qu’une autre, ou aucune ? Toutes ces recherches visent à orienter les politiques nutritionnelles de santé publique.    Auriez-vous quelques données qui illustrent concrètement ce lien entre alimentation et santé ?  Selon le réseau de recherche mondial Global Burden of Disease, environ un décès sur cinq dans le monde est lié à des problèmes d’alimentation et/ou de nutrition. En France, près d’un adulte sur deux est en surpoids et 17% des personnes sont en situation d’obésité. Bien sûr, tout n’est…

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