Orange, ici Orange

Louise Chennevière

Jamais je n’aurais cru vivre ici. Enfant, c’était un grand jeu ça, s’imaginer où est-ce que l’on vivrait plus tard, quand on serait grand, quand on serait libres et que l’on ferait absolument ce que l’on voudrait, tout le temps. Et puis, subitement on est grand et on se rend compte que ce n’est pas tout à fait aussi facile, qu’on ne décide pas de tout, qu’il y a le monde et qu’il nous faut composer avec. Ce conflit là s’éprouve parfois de manière hyperbolique dans des situations exceptionnelles. La nôtre, encore jeunes mais déjà grands, ce fût ce printemps 2020. Jamais nous n’avions pensé que le monde pourrait nous contraindre tant, modifier à ce point là, et avec tant de violence, les projets et les rêves que nous nous efforçions patiemment de construire. Tout a été nouveau soudain, tout a été à recommencer. A repenser. Ce printemps pourtant ne semble pas tant avoir été un point de rupture, qu’un moment d’accélération de logiques qui étaient déjà à l'œuvre. Un moment de dévoilement. Et certaines choses soudain, ne pouvaient plus être remises à plus tard. Depuis longtemps déjà, autour de moi, on en parlait, de, quitter la ville, cette ville où pour la plupart nous avions grandi mais qui semblait ne plus vouloir de nous, qui était devenue pour nous, trop chère, trop dure, trop éprouvante. Qui s’était révélée, de plus en plus hostile. J’avais grandi à Paris, et cette ville enfant je l’avais adorée, j’avais toujours détestée la quitter, j’attendais chaque fois le retour des vacances avec impatience, mon coeur se soulevait quand nous empruntions le périph, il me semblait reconnaître chaque rue, chaque avenue, chaque parc, c’est là que j’étais le plus heureuse. Mais j’étais grande et vivre à Paris ça voulait désormais dire, se battre pendant des semaines pour parvenir à arracher sa place dans le sauvage marché locatif, ça voulait dire, prendre un job sous-payé qui ne nous laissait le temps de rien d’autre, remettre toujours à plus tard les seules choses que l’on voulait vraiment faire, remettre toujours à plus tard, l’écriture, la vie, ça voulait dire souvent se sentir seul dans ces appartements trop petits, où l’on avait, trop froid l’hiver, et bien trop chaud l’été. Depuis longtemps, oui. Pourtant, nous hésitions. Car nous étions nombreux à ne pas savoir, où aller. Et puis, ce printemps alors. Certains sont restés en ville, prisonniers de leurs treize mètres carrés au rez-de-chaussée sans lumière, pris au piège de la ville qui s’était refermée sur eux. D’autres sont partis, ont rejoint des points refuges aux quatre coins de la France, des coins parfois très reculés, des coins où ils n’auraient jamais imaginé tant aimer être. Après ce printemps-là, ce fût pour moi une certitude qu’il fallait essayer autre chose, que cela relevait désormais d’une nécessité à laquelle il fallait donner droit, au risque de devenir fou. Et désormais j’habite là. Cet endroit où je vis, donc, je l’ai choisi autant que je ne l’ai pas choisi.

  C’est, tout près d’Orange. Orange, c’est une ville dont je ne savais rien, rien d’autre que : l’extrême-droite depuis plus de vingt-cinq ans, un théâtre antique. Cette ville je ne savais pas la situer sur la carte, j’avais cette ignorance géographique de ceux qui ont grandi dans les grandes capitales. Et chaque fois que je dis que je vis ici, mes interlocuteurs ont cet air un peu gêné, un peu désolé pour moi. De ne savoir pas la situer sur la carte, ou bien de ne savoir que cela, plus de vingt-cinq ans d’extrême-droite. C’est long. Il n’y a que les étrangers, les étrangers qui n’en savent eux absolument rien et me disent what a beautiful name for a city, Orange. C’est un nom que j’ai appris à aimer, et je me réjouis toujours chaque fois que le train entre en gare, dans cette implacable lumière du Sud, sous ce soleil qui avait commencé à percer après Valence, tandis qu’avant, avant, l’île-de-France, la Bourgogne, c’était le gris, l’humidité, le brouillard, Orange ici Orange. Et le soleil, toujours presque toujours.

         Cet endroit où j’habite, c’est d’abord cela pour moi je crois, cette lumière, et ces ciels. La plaine est immense, vaste, seul le Mont Ventoux se dresse tout au bout de la rivière qui longe la maison, majestueux, qui dans les couchers de soleil rouges de l’été semble pareil au Mont-Fuji. C’est d’abord le ciel infini au-dessus de cette plaine, un ciel comme on en voit rarement, qu’on voit d’un bout à l’autre, du lever au coucher, un ciel scindé en deux quand la nuit tombe, c’est déjà presque la nuit là-bas sur le Ventoux, quand les nuages s’étirent encore, dorés sur un ciel bleu de l’autre côté. Et puis le vent. On croit qu’on apprend à vivre avec le vent, avec ce mistral fou qui atteint ses vitesses les plus élevées ici sur la plaine, et semble t-il souvent sur la maison elle-même qui tremble parfois pendant de trop longs jours, et la nuit, qui tremble tellement que l’on se croirait quelque fois embarqué dans un bateau, sur une mer déchaînée. On croit s’y habituer mais ça nous surprend toujours, quand pendant trois, six ou neuf jours, car c’est ainsi qu’il souffle dit-on par ici, et chaque fois cela se vérifie, on se retrouve à nouveau pris en otage par le mistral qui glace jusqu’à l’intérieur des maisons aux murs de pierres épais, et les os. Les maisons où l’on reste, cloîtré, attendant que le vent passe. Et puis l’été la chaleur, une chaleur incroyable, qui commence avant même que le jour ne soit levé, et qui dure dans la nuit, une chaleur plombante, épaisse qui vous cloue au sol, au lit, une chaleur sans échappatoire, sans répit, pas même sous ces larges figuiers sous lesquels on s’étend des heures durant, dans une sorte d’ivresse bercée par l’odeur lourde et sucrée des fruits, qui tombent régulièrement sur la terre asséchée. Vivre ici, c’est peut-être d’abord cela, apprendre à vivre avec les saisons qui se font bien plus sentir que dans les capitales, qui modifient radicalement l’existence quotidienne, la manière d’habiter.

       Oui ça a été d’abord cela, parce qu’en arrivant ici, le monde ne s’était pas encore réouvert, parce qu’en arrivant ici, il y avait encore, tant de restrictions, et ces longues semaines de couvre-feu, ces longs mois durant lesquels il fût comme impossible de ne savoir rien de la vie que se menait alentours. De longs mois de promenades entre amis dans la plaine, le long de la rivière, où nous saisissait souvent un sentiment de lointain comme si nous étions dans quelque territoire encore jamais exploré, quelque plaine du fin fond des Etats-Unis. Et les seules sorties étaient dans ces supermarchés, dans ces zones commerciales qui bordent cette ville, comme toutes les villes de France, ces zones qui sont comme des insultes à la beauté du paysage alentours, des ciels, mais auxquelles nous avions trouvé d’abord un charme, le charme qu’ont les choses qui nous sont encore nouvelles nous qui avions grandi dans les centres-villes. Et puis peu à peu. La vie avait repris, les marchés, les bars, les fêtes de villages. Peu à peu nous avons appris à connaître les alentours, il y a, à quelques minutes d’ici, des villages de charme, beaucoup de maisons de vacances, des villages plein de joie l’été, il y a des rivières où l’on vient se baigner, il y a les routes embouteillées jusque devant chez nous, ces week-ends d’été où se croisent les vacanciers, il y a tout ce Sud touristique de carte postale, les touristes qui défilent dans le centre de cette ville où l’on ne s’attarde pas, où l’on passe seulement, où l’on s’arrête un moment parce qu’elle est sur la route d’ailleurs, voir le théâtre antique et puis s’en aller, ce qu’était le Sud pour vous avant que vous ne l’habitiez, toutes ces images, ces clichés, et puis il y a comme une douce tristesse et une langueur qui s’étend sur ces lieux l’hiver, qui persiste parfois malgré la lumière, comme une attente, il y a ce PMU dans lequel nous avons pris nos habitudes, dans lequel on s’est peu à peu fait accepter, malgré les moqueries encore, les parisiens il y a ces discussions auxquelles parfois on se heurte, mais auxquelles désormais, on prend part, il y a le journal de la mairie qui arrive chaque mois dans la boîte aux lettres, dont la rhétorique toujours nous stupéfait, sur la couverture duquel s’étale le visage du maire, souriant malgré la crainte du grand remplacement qui l’habite, promeut et l’ouverture de la saison de la chasse et le spectacle de Clara Morgane qui s’arrête en ville, il y a les coups de fusils qui rythment les week-ends d’hiver, tirés parfois tout près de la maison, il y a cette solitude des lundis matins, bien pire ici que les dimanches, et il y a ce sentiment de n’être plus un touriste, mais de n’être pas non plus d’ici, cette étrangeté dont on ne se déferra peut-être jamais tout à fait, et parfois pourtant, le sentiment d’être ici, à la maison....

Jamais je n’aurais cru vivre ici. Enfant, c’était un grand jeu ça, s’imaginer où est-ce que l’on vivrait plus tard, quand on serait grand, quand on serait libres et que l’on ferait absolument ce que l’on voudrait, tout le temps. Et puis, subitement on est grand et on se rend compte que ce n’est pas tout à fait aussi facile, qu’on ne décide pas de tout, qu’il y a le monde et qu’il nous faut composer avec. Ce conflit là s’éprouve parfois de manière hyperbolique dans des situations exceptionnelles. La nôtre, encore jeunes mais déjà grands, ce fût ce printemps 2020. Jamais nous n’avions pensé que le monde pourrait nous contraindre tant, modifier à ce point là, et avec tant de violence, les projets et les rêves que nous nous efforçions patiemment de construire. Tout a été nouveau soudain, tout a été à recommencer. A repenser. Ce printemps pourtant ne semble pas tant avoir été un point de rupture, qu’un moment d’accélération de logiques qui étaient déjà à l'œuvre. Un moment de dévoilement. Et certaines choses soudain, ne pouvaient plus être remises à plus tard. Depuis longtemps déjà, autour de moi, on en parlait, de, quitter la ville, cette ville où pour la plupart nous avions grandi mais qui semblait ne plus vouloir de nous, qui était devenue pour nous, trop chère, trop dure, trop éprouvante. Qui s’était révélée, de plus en plus hostile. J’avais grandi à Paris, et cette ville enfant je l’avais adorée, j’avais toujours détestée la quitter,…

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