Roman Wunderkammer

Claudio Morandini

Aujourd’hui – vous vous en êtes sans doute aperçu –, on demande aux romanciers des personnages forts, entiers, au caractère qui s’impose, remplit les pages. Moi, je n’aime pas ces figures encombrantes ; elles me semblent découler d’une conception culinaire de la fiction (mais une cuisine à la bonne franquette). Je préfère les personnages fuyants, qui se dérobent, inventent des excuses pour se défiler, ne révèlent une part de leur intimité qu’à contrecœur. Les personnages faibles : ils ne sont pas déterminants, ils n’infléchissent pas les événements comme bon leur semble, ils ne construisent pas de mondes, n’y tracent pas de routes ; parfois, ils semblent à peine ébauchés, comme des esquisses abandonnées. À mon sens, leur faiblesse est plus intéressante parce qu’elle laisse de la place pour tout le reste, et aussi parce qu’elle est plus proche de la vie – c’est quand même important, non ? Ces personnages pourraient tout aussi bien ne pas exister, voilà : ce sont des témoins pensifs et un peu rêveurs, des observateurs tatillons, caractérisés par une retenue pleine de décence, par la crainte et la pudeur. Nous voyons les choses à travers leurs yeux, ou plutôt nous les saisissons à travers leurs mots. En cela, ils savent se montrer fourbes : et donc plus intéressants, en tout cas pour moi. On ignore si leur faiblesse est une stratégie ou un défaut dont ils ont secrètement honte : ils en font un moyen de se faufiler dans le monde en toute discrétion. Parfois, leur esprit manque de vivacité. Ils ont des accès d’impatience soudains, des inquiétudes inattendues, qu’ils semblent aussitôt regretter. Non seulement ils ne sont pas portés à l’action, mais leur intériorité reste elle aussi cachée, au point de sembler statique, inerte – on ne peut cependant pas se défaire du doute qu’ils la gardent pour eux, tout comme de nombreux autres éléments étonnants.
Le roman est formé de cet inventaire d'objets et de fragments, de merveilles et de petits riens, sur lesquels le regard curieux de l'auteur s'est posé. 
Parfois, c’est vrai, plus qu’aux personnages, je m’intéresse aux espaces, aux objets. Voilà : je pourrais définir ma conception du roman en recourant à l’image d’une Wunderkammer (quelqu’un a déjà dit ça, non ?) où l’auteur a rassemblé toutes sortes de choses issues de ses explorations. Le roman est formé de cet inventaire d’objets et de fragments, de merveilles et de petits riens, sur lesquels le regard curieux de l’auteur s’est posé. C’est un petit monde fermé, à l’agencement précaire, où les personnages sont dispensables. La déambulation dans cette Wunderkammer présuppose l’existence d’un parcours qui ait un sens ou, du moins, fasse semblant d’en avoir un – et cela me suffit, au diable le plot. Le lecteur, curieux à son tour, n’y trouvera pas de témoignages directs de l’auteur, sinon dans le choix de l’assemblage et dans les circonstances ayant présidé à la collecte de ces objets-là plutôt que d’autres, dans certains endroits plutôt que d’autres : en revanche, il y trouvera des exemples significatifs de ses tentatives de se mesurer à l’altérité, à l’inconnu, à l’insolite, à l’étrange, de prêter son oreille et son attention à ce qui ne lui appartient pas, ne lui appartiendra peut-être jamais, et ne lui révélera jamais tout à fait ses secrets.

Le lecteur (ou le visiteur) particulièrement zélé remarquera les traces laissées à son insu par l’auteur, lesquelles l’horrifieraient sans doute, ou à tout le moins le plongeraient dans l’embarras : de la poussière, des traces de doigt sur les vitrines, des tableaux accrochés de travers, des cheveux et des poils jonchant le sol, des papiers roulés en boule tombés de sa poche, des concepts erronés ou des erreurs de grammaire oubliées, des irrégularités sur le pavé, une odeur de transpiration, des taches d’humidité sur un mur ou du plâtre écaillé au plafond. S’il y tient vraiment, l’auteur désireux d’être reconnu et étudié laissera ces traces à dessein, simulant l’étourderie ou la négligence.

Dans ma conception du roman, c’est seulement là qu’on pourra entrevoir quelque chose de l’auteur : dans ces distractions, dans ces imperfections. La Wunderkammer n’est pas centrée sur sa personne mais sur ce qu’il n’est pas et n’a pas été.

Je voudrais m’écarter du sujet pour parler de mon ami Ridolfi, qui partage avec moi un goût pour le bizarre et l’étrange. Je m’inquiète un peu pour lui : dernièrement, il est réticent, fuyant, il esquive les rendez-vous. Ce n’est pas une nouveauté : quand il écrit un nouveau roman – et les siens ont un certain succès, à la différence des miens, peu lus, et, je le crains, jamais jusqu’au bout –, il se barricade chez lui et devient une parodie d’ermite acariâtre. Il n’existe alors que pour l’écriture et, dans une moindre mesure, pour sa vieille mère malade, qui habite dans un appartement attenant. 

Mais aujourd’hui, c’est lui qui m’a téléphoné.

« La démence de ma mère me rend malade, attaque-t-il.

— Je comprends, je suis désolé.

— Non, tu ne comprends pas. Ma mère confond les rêves et la réalité, elle croit que des voleurs et des assassins, des monstres et des spectres se promènent dans son appartement. Dans son délire, elle s’imagine au centre d’intrigues surréalistes. Le soir, notamment, son imagination se déchaîne, c’est pathologique. Ma mère se met à parler au vide, elle donne des cours au néant, elle harangue les objets, elle assiste à des combats sanglants…

— Tu pourrais t’inspirer de ses hallucinations, dis-je.

— C’est déjà fait, tu crois quoi ? Mais ce n’est pas ça la question… »

Au fil des ans, mon ami Ridolfi s’est construit une réputation d’écrivain visionnaire, avec un penchant pour le gothique. Ses lecteurs apprécient ses inventions alambiquées, son opacité angoissante, ses tics de poseur inquiétant, ses éclats de cruauté soudaine, déclinés dans un style intemporel, oscillant entre une froideur qui confine à l’indifférence et une chaleur extrême, que je lui envie un peu.

« Ce n’est pas ça la question, répète-t-il. Ça fait au moins deux livres que je puise dans les cauchemars de ma mère, même si je ne m’en vante pas.

— Ah, voilà pourquoi ta Wunderkammer est plus remplie que la mienne.

— Hein ?

— Non, rien. En tout cas, je comprends mieux pourquoi tu remercies toujours ta mère en exergue. 

— Je n’en peux plus. À quoi sert la littérature fantastique, je veux dire la mienne, si les cauchemars de ma mère sont toujours mieux que ceux que je décris ? À quoi bon inventer à froid des monstres et des horreurs, si n’importe quelle vieille démente réussit à créer des monstres plus effrayants, des horreurs plus baroques ? En plus, ma mère n’a jamais été une reine de l’imagination : jeune, c’était quelqu’un de conventionnel, qui craignait de commettre des impairs, conditionné par l’opinion des gens ; elle savait juste débiter des banalités rassurantes ; quand j’étais petit, même ses réprimandes me paraissaient insignifiantes, aussi fades que ses plats. Elle n’a jamais manifesté le moindre intérêt pour le fantastique, pour le mystère. Et si tu voyais, maintenant… »
Il ne nous reste plus qu'à attendre de vieillir, et même qu'à espérer mal vieillir, afin de générer sans effort des visions inaccessibles par la littérature. 
Je comprends le désarroi de Ridolfi. Si une vieille femme à l’imagination médiocre réussit à donner vie à de meilleurs, ou pires, cauchemars, en tout cas plus intenses et plus oppressants, que ceux d’un écrivain aux excellentes lectures, toute la littérature fantastique, avec ses rituels, ses ombres, ses frémissements, perd irrémédiablement toute consistance, toute raison d’être : il ne nous reste plus qu’à attendre de vieillir, et même qu’à espérer mal vieillir, sombrer dans un déclin cognitif qui perturbe et déforme notre perception du monde, afin de générer sans effort des visions inaccessibles par la littérature.

« Tu vas faire quoi, du coup ? Tout laisser tomber et te consacrer au réalisme, au journalisme, au naturalisme ?

— J’en suis incapable, tu le sais bien. Et puis je serais noyé dans la masse. »

Il a raison. Les librairies sont pleines d’ouvrages écrits par les rassurants aèdes du quotidien, qui tantôt se gargarisent, nostalgiques, du bon vieux temps, tantôt se font tribuns pour condamner les fautes et les injustices. Non, mon ami nerveux et indécis n’aurait pas sa place dans cette mêlée. 

« Ridolfi, je sais pourquoi ton imagination et celle de ta mère se ressemblent. Vous menez des vies trop semblables. Vous vivez reclus dans des appartements exigus, dans des pièces sombres. La journée, vous faites des trajets similaires, toi du lit au bureau, elle du lit au fauteuil. Vous ne regardez même pas par la fenêtre, d’ailleurs vous ne l’ouvrez jamais. Il te suffirait de sortir de temps en temps, pour regarder ce qui se passe autour de toi. Ça fait des années que je te le conseille.

— Je sais, souffle-t-il, abattu. Mais là j’ai un livre à rendre à la fin du mois, et je me sens vidé…

— Alors, continue à exploiter la prodigieuse machine à cauchemars qu’est ta mère. Ajoutes-y les bons mots, les plus denses, cisèle tout ça, donne de la forme à l’informe. Il se peut que tout le monde ait toujours fait ça. Va savoir si derrière chaque chantre du sinistre et de l’effroyable ne se cache pas un vieux parent reclus dans une chambre, longuement étudié et sournoisement écouté. » 

Et, en lui parlant, je me demande si quelqu’un a déjà dit ça. ...

Aujourd’hui – vous vous en êtes sans doute aperçu –, on demande aux romanciers des personnages forts, entiers, au caractère qui s’impose, remplit les pages. Moi, je n’aime pas ces figures encombrantes ; elles me semblent découler d’une conception culinaire de la fiction (mais une cuisine à la bonne franquette). Je préfère les personnages fuyants, qui se dérobent, inventent des excuses pour se défiler, ne révèlent une part de leur intimité qu’à contrecœur. Les personnages faibles : ils ne sont pas déterminants, ils n’infléchissent pas les événements comme bon leur semble, ils ne construisent pas de mondes, n’y tracent pas de routes ; parfois, ils semblent à peine ébauchés, comme des esquisses abandonnées. À mon sens, leur faiblesse est plus intéressante parce qu’elle laisse de la place pour tout le reste, et aussi parce qu’elle est plus proche de la vie – c’est quand même important, non ? Ces personnages pourraient tout aussi bien ne pas exister, voilà : ce sont des témoins pensifs et un peu rêveurs, des observateurs tatillons, caractérisés par une retenue pleine de décence, par la crainte et la pudeur. Nous voyons les choses à travers leurs yeux, ou plutôt nous les saisissons à travers leurs mots. En cela, ils savent se montrer fourbes : et donc plus intéressants, en tout cas pour moi. On ignore si leur faiblesse est une stratégie ou un défaut dont ils ont secrètement honte : ils en font un moyen de se faufiler dans le monde en toute discrétion. Parfois, leur esprit manque de vivacité. Ils ont…

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