Deux poids, deux mesures

Tania Sollogoub

De moins en moins tolérées, les inégalités nourrissent les frustrations et avivent les colères.

Deux poids, deux mesures. C’est l’une des expressions les mieux partagées au monde. On l’entend dans tous les pays du « Grand Sud », comme on dit à présent dans les chancelleries pour désigner la coalition hétéroclite de pays formée autour d’un rejet des modèles tout faits de l’Occident, et surtout, des postures morales toutes faites de l’Occident. On l’entend en Égypte, à propos des quartiers huppés de la périphérie, ces communautés closes de murs où l’on fait du golf, où l’on construit des piscines, tandis qu’au Caire, c’est la poussière, la chaleur, le manque d’eau. Le réchauffement de la planète vu pour de vrai et de très près. Là-bas, le calendrier de la transition, c’est aujourd’hui, pas demain. Si les richesses sont en haut, les risques sont en bas, écrivait Ulrich Beck dans sa Société du risque, prévenant que l’entrée dans le temps des catastrophes climatiques ne ferait que révéler la profondeur des inégalités. Souvenez-vous du covid, moment de repos existentiel pour les uns, de souffrance dans des logements exigus pour les autres.

Deux poids, deux mesures. On l’entend aussi dans les petites agences bancaires de France, où l’on sait bien qu’on prêtera toujours plus et moins cher aux plus riches, car l’argent appelle l’argent. Même logique dans les couloirs des fameuses agences de notation internationales, Moody’s ou Standard & Poor’s, qui font la pluie et le beau temps sur les marchés financiers en notant le risque de défaut de paiement des États : il faut arrêter de mentir, on ne note pas de la même façon la situation politique des États- Unis ou d’un pays que l’on appelle pudiquement « moins avancé » (parce que « sous-développé » n’est plus à la mode). Peu importe qu’un Trump ait été élu (souvenez-vous qu’il y avait eu Bush junior avant lui, l’Amérique sait nous produire des présidents à la hauteur de sa puissance) ; peu importe, donc, que le Capitole ait été attaqué par des citoyens de pays avancés, néanmoins fous furieux et déguisés en ours. Peu importe.

Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

L’estimation du risque politique de ce pays n’a pas bougé, parce que les agences de rating en question sont anglo-saxonnes. Parce qu’elles sont en situation de monopole, c’est-à-dire de toute- puissance. Et parce que le cœur du réacteur économique et politique du monde reste américain. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », écrivait déjà La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste.

Deux poids, deux mesures. On le lit aussi dans le courageux rapport annuel d’Amnesty International, qui dénonce le fait que la légitime indignation occidentale à propos de l’Ukraine souffre de la mollesse des protestations, en regard, face aux violations des droits humains en Arabie saoudite. Dénoncer la guerre en Ukraine, et il faut bien sûr le faire, mais aussi se sou- venir de l’invasion de l’Irak. Dénoncer le mensonge, tous les mensonges, c’est défendre la vérité.

Deux poids, deux mesures. Dans nos rues, nos villes, nos banlieues, riches ou pauvres, on l’entend à tort et à travers qu’il s’agisse de justice, de retraite, d’impôts, de médecine, d’éducation, de vacances, de culture, de nourriture. Cette unanimité dans la colère de classes sociales qui n’ont, en fait, pas grand-chose en commun dans leurs revendications profondes, est un signal très important de déliai- son politique, déjà mis en lumière par Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme (1951) : ainsi, dans une société où les institutions sont encore légitimes, quand le politique est encore fondé sur une forme de confiance, les citoyens votent, même sans en être conscients, pour les partis qui représentent leurs classes sociales. Par là, le jeu démocratique reste plus ou moins organisé. Mais dans une société où les partis ne sont plus représentatifs, l’expression poli- tique des classes sociales disparaît et l’électorat devient alors une masse, facile à manipuler. Apparemment apolitique, elle est captable par tous les partis anti-systèmes, qui essaient de faire basculer les électeurs sur un ou deux sujets, lors d’un vote à enjeu. Cette bascule peut être brutale et va être éphémère : ce sont des phéno- mènes de « solidarité négative » qui agrègent des gens n’ayant en commun que leur désir de rupture. Par ailleurs, cette logique politique de la masse est évidemment travaillée par la grande simplification du bouc émissaire, qui peut être si facilement activée dans une société du spectacle et tellement tentante pour tous les pouvoirs en perte de légitimité... Il faut un bouc émissaire pour faire groupe, mais ce n’est pas une nouveauté : « Haro sur le baudet ! » crient les Animaux malades de la peste, s’unissant contre l’âne qui confesse avoir mangé un brin d’herbe, là où lion et renard ont égorgé gazelles et poules.

On l’entend donc partout, le « deux poids, deux mesures », à propos de tout et de tous. Serait-ce donc qu’elle nous résume, cette expression ? Serait-ce qu’elle nourrit, exprime et cristallise la colère d’un monde à deux vitesses, où le passage à l’acte généralisé est le symptôme ultime de la crise politique de la mondialisation ? Les inégalités ont pourtant toujours existé ! peut-on rétorquer à cela. Pourquoi une telle perception aujourd’hui ? Pourquoi une telle colère ? Est-ce seulement à cause des réseaux sociaux ?
C’est vrai que le monde n’est pas plus inégalitaire qu’il ne le fut dans les siècles précédents. Il l’est même moins, si l’on prend la mesure des inégalités de patrimoine, en accès libre sur le merveilleux joujou de la base de données de l’École d’économie de Paris, où chacun peut regarder en un clic la courbe de la part des 10 % les plus riches dans le patrimoine global du pays depuis 1800. Que montre-t-elle ? Une baisse historique des inégalités à partir de 1950 jusqu’aux années 1980. Puis une remontée rapide. Et même très rapide, si l’on prend la même courbe pour les États-Unis. Et même exceptionnellement rapide si l’on regarde la Chine ou la Russie, car les inégalités n’ont eu cure des différences apparentes de régime : tout cela n’était que du capitalisme financier déguisé, à Pékin comme à Moscou – et le rejet idéologique de l’Occident exprime bien sûr aussi la peur que ces régimes ont de s’effondrer de l’intérieur, face à leur propre oligarchie occidentalisée, face à leur propre population occidentalisée, face à leur propre mur de dette (pour la Chine), face à leur propre dépendance à la rente et au commerce international (pour la Russie).
Quant aux démocraties occidentales, la remontée des inégalités a eu un effet politique particulièrement violent justement parce qu’elle rom- pait avec la promesse d’égalité de l’après-guerre. Ce n’était pas le projet du Conseil national de la résistance. C’est donc la pente de la courbe qui crée la rupture de confiance et du pacte social, pas forcément le niveau où elle se stabilise. Cette pente matérialise tout simplement le décalage entre la promesse et la réalité, source de la colère, d’autant que la visibilité de ces inégalités est devenue plus forte (merci internet et tous ceux qui ont Netflix, jetez donc un coup d’œil à cette série lunaire, L’Agence, qui raconte la vie d’une famille de vendeurs d’immobilier de luxe... Eh oui ! on en est là). Dès lors, quand la colère a pris la main, quand la politique disparaît sous l’émotion, peu importe que l’on distribue, ou non, des subventions ou des repas gratuits. Ce qui compte, c’est ce que l’on voit, ce que l’on ressent, c’est l’injustice, la déception et la trahison. Et c’est sans appel, car nous vivons d’autant plus mal le retour des privilèges que justement, nous sommes des démocrates et que notre seuil de tolérance à l’inégalité est très bas. Tocqueville nous avait pourtant bien prévenu : « La haine que les hommes portent au privilège s’augmente à mesure que les privilèges deviennent plus rares et moins grands (...). Il n’y a pas de si grande inégalité qui blesse le regard lorsque toutes les conditions sont inégales, tandis que la plus petite dissemblance paraît choquante au sein de l’uniformité générale. La vue en devient plus insupportable à mesure que l’uniformité est plus complète. (...) Cette haine immortelle, et de plus en plus allumée, qui anime les peuples démocratiques contre les moindres privilèges favorise singulièrement la concentration graduelle de tous les droits politiques dans les mains du seul représentant de l’État. » Rien de pire que les fausses pro- messes, en amour comme en politique. Il faut ensuite beaucoup de contrition pour les faire oublier, beaucoup d’hu- milité pour espérer être pardonné. Mais ce n’est pas la chose du monde la mieux partagée ces temps-ci.

 

Tania Sollogoub est économiste et romancière. Elle s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie....

De moins en moins tolérées, les inégalités nourrissent les frustrations et avivent les colères. Deux poids, deux mesures. C’est l’une des expressions les mieux partagées au monde. On l’entend dans tous les pays du « Grand Sud », comme on dit à présent dans les chancelleries pour désigner la coalition hétéroclite de pays formée autour d’un rejet des modèles tout faits de l’Occident, et surtout, des postures morales toutes faites de l’Occident. On l’entend en Égypte, à propos des quartiers huppés de la périphérie, ces communautés closes de murs où l’on fait du golf, où l’on construit des piscines, tandis qu’au Caire, c’est la poussière, la chaleur, le manque d’eau. Le réchauffement de la planète vu pour de vrai et de très près. Là-bas, le calendrier de la transition, c’est aujourd’hui, pas demain. Si les richesses sont en haut, les risques sont en bas, écrivait Ulrich Beck dans sa Société du risque, prévenant que l’entrée dans le temps des catastrophes climatiques ne ferait que révéler la profondeur des inégalités. Souvenez-vous du covid, moment de repos existentiel pour les uns, de souffrance dans des logements exigus pour les autres. Deux poids, deux mesures. On l’entend aussi dans les petites agences bancaires de France, où l’on sait bien qu’on prêtera toujours plus et moins cher aux plus riches, car l’argent appelle l’argent. Même logique dans les couloirs des fameuses agences de notation internationales, Moody’s ou Standard & Poor’s, qui font la pluie et le beau temps sur les marchés financiers en notant…

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