La série poursuit sa réflexion sur les inégalités dans la répartition des richesses et des patrimoines.
La question qui surgit avec la contestation de la réforme des retraites n’est nullement d’origine technique. Elle est de nature sociétale. Elle relève d’un imaginaire politique qui dépasse largement les problématiques comptables ou économiques qui sous-tendent le projet. Comme à la Belle Époque – de l’exposition universelle de Paris de 1889 au début de la Première Guerre mondiale en 1914 – la vision d’abondance véhiculée par les médias et le récit dominant se trouvent aujourd’hui contredits par la réalité d’une forte croissance des inégalités. Si le numérique et le luxe ont remplacé les chemins de fer et la métallurgie dans l’aristocratie industrielle, la parenthèse « démocratico- mérito-égalitaire » semble bel et bien refermée.
Depuis le milieu des années 1970, comme l’ont montré Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Camille Landais, les inégalités de revenus sont reparties à la hausse. Les taux d’imposition des tranches maximum du travail et du capital ont été drastiquement réduits par les offensives néolibérales et la mondialisation. Aux États-Unis, 1 % de la population s’arroge 20 % de l’ensemble des revenus annuels de leur pays. Le premier décile – 10 % – en capte la moitié. In fine, 90 % des travailleurs américains ne peuvent se partager que 50 % des revenus du pays. L’accumulation aidant, le capital est encore plus concentré que les revenus : les « super riches », les 1 %, possèdent à eux seuls 35 % du patrimoine américain.
Avec un peu de retard, la même tendance se constate partout ailleurs en Occident. Les inégalités devraient continuer à croître tant que le système sera laissé à lui-même, au risque de revenir rapidement à la situation antérieure à 1914, avec notamment l’apparition d’une classe d’héritiers immensément riches qui posséderont une grande partie du patrimoine de leurs pays. C’est en fait la question centrale posée par la réforme des retraites.
Au XIXème siècle, l’imaginaire politique de la richesse, de l’héritage et des inégalités se développe, infuse l’ensemble de la littérature.
Celle dont personne ne semble vouloir parler, faute de pou- voir seulement l’imaginer. Celle qui n’apparaît ni dans les manifs ni sur les plateaux télés. L’une des grandes intuitions de Thomas Piketty dans Le Capital aux XIe siècle et dans Capital et Idéologie, a consisté à l’aborder par la lecture croisée d’œuvres littéraires, d’Honoré de Balzac et de Jane Austen. Au XIXe siècle, la question sociale émerge, l’imaginaire politique de la richesse, de l’héritage et des inégalités se développe, infuse l’ensemble de la littérature. Ainsi Balzac construit dès 1834 un personnage d’une grande modernité, le jeune Eugène de Rastignac, appelé à traverser son grand œuvre, La Comédie humaine, et démarrant sa carrière en concurrence avec quelque 50 000 autres jeunes gens qui cherchent également à faire fortune. Sachant que « l’honnêteté ne sert à rien » comme le lui explique son copensionnaire Vautrin, il doit donc dévorer ses adversaires... « comme des araignées dans un pot ». Plutôt que de passer son diplôme ou de faire carrière, le plus simple reste finalement d’épouser une riche héritière.
Jusqu’en 1914, l’imaginaire occidental du capitalisme va ainsi se développer à travers les romans balzaciens pour le monde francophone, austeniens pour le monde anglo-saxon. Ailleurs aussi, la question de l’héritage et des inégalités apparaît dans la littérature. En Russie par exemple, paraît en 1863 l’extraordinaire Que faire ?, le roman de Nikolaï Tchernychevski écrit en réponse à Tourgueniev depuis sa prison de Saint-Pétersbourg. Dans cette utopie littéraire d’une immense influence – pour Dostoïevski, qui écrira Les Démons, mais aussi pour Lénine qui en reprendra le titre in extenso pour l’un de ses textes les plus célèbres – des jeunes gens prônent la création de petites coopératives basées sur la commune paysanne russe. L’éducation des masses labo- rieuses sur la voie d’un socialisme qui contournerait le capitalisme y est présenté comme une ardente obligation pour les intellectuels. À son stade ultime, la société garantirait l’égalité des droits entre toutes les femmes et tous les hommes.
Après 1914, les chocs d’inflation provoqués par les deux guerres mondiales réduisent brièvement les inégalités en provoquant une dévaluation du capital. Dès lors, la question de l’injuste répartition des richesses perd une grande partie de son sens. Comme l’évoque Piketty, l’argent disparaît alors presque de la littérature, emportant la critique du capitalisme et de l’héritage. L’impossibilité à exprimer ce sujet explique par exemple l’échec initial Gatsby le Magnifique, publié en 1925 mais qui ne connaîtra le succès qu’après la guerre. On comprend d’ailleurs d’autant mieux Gatsby, sa part autobiographique et son analyse acerbe de la machine capitaliste américaine, que l’on a lu Paris est une fête, le récit d’Ernest Hemingway où il relate ses aventures avec F. Scott Fitzgerald. Ensemble, les deux auteurs américains, lecteurs assidus de Tourgueniev, doivent palier l’in- compréhension quasi-psychiatrique que provoque chez eux l’échec des pro- messes de la méritocratie occidentale. Se jetant à corps perdus dans la fuite et dans la fête, ils réagissent ainsi au fait qu’ils se heurtent, malgré leur succès, au même manque permanent d’argent et de moyens, contraste exaspérant avec le spectacle de la vie facile des héritiers qu’ils fréquentent. Aujourd’hui, c’est la grande réussite de Succession, la série de Jesse Armstrong qui a entamé sa quatrième et dernière saison au mois de mars, que d’avoir réussi à reprendre le flam- beau de la construction de l’imaginaire du capitalisme, de la question sociale et des inégalités, et de l’avoir fait en repartant de la problématique de l’héritage et de la vie des héritiers. Comme George Orwell avant lui, Jesse Armstrong a fait la plonge dans des restaurants de Londres avant de réus- sir à vivre de sa plume. Longtemps, il a essayé d’écrire une série télévisée autour de la famille Murdoch, se heur- tant à une opposition extrêmement dure du clan. Il faut avouer que son pitch de départ proposait une vision du capitalisme très éloignée du mythe de la juste transmission de l’héritage, du moins celle véhiculée par l’imaginaire occidental depuis 1914, à travers des films comme L’Héritier sorti en 1973 et écrit par Philippe Labro et Jacques Lanzmann – pourtant lui- même ancien ouvrier et mineur au Chili. Qu’à cela ne tienne. Profitant de plusieurs succès commerciaux dans les années 2010, Jesse Armstrong a réussi à déplacer le sujet aux États- Unis, à le transcender autour d’une famille fictionnelle, les Roy, et à le travailler au plus près par une réalisation portée caméra au poing façon souvenirs de vacances ou documentaire amateur.
Décrivant l’extrême puissance liée à l’extrême richesse, Jesse Armstrong s’emballe à raconter les drames qui déchirent cet univers où les hélicoptères n’ont pas besoin d’être commandés pour apparaître quasi magiquement, où des dizaines de serviteurs pourvoient aux besoins les plus fous et les moins urgents de leurs maîtres avec un empressement qui n’a d’égal que leur invisibilité et où les décisions industrielles les plus lourdes se prennent autour du lac de Côme au terme de joutes verbales aussi cryptiques que pleines d’esprit. Le propos n’est pas de susciter la compassion ou l’admiration du spectateur envers les ultra-riches. La série ne se prive pas de rappeler qu’être sous-payé, exploité, maltraité, restera encore longtemps une expérience beaucoup plus courante et bien plus susceptible de provoquer l’empathie. Le soutien aux adversaires de la réforme des retraites le rappelle d’ailleurs chaque jour.
En abordant le sujet par la bande, Succession aspire et réussit à décrire la façon dont la société se retrouve bloquée dans une série de cycles où s’organise et se maintient le contrôle par les mêmes groupes sociaux, notamment à travers l’institution de l’héritage capitaliste. En contrepoint, les différents employés ou serviteurs de la famille Roy, pour la plupart anonymes, apparaissent pillés, exploités et rejetés sans autre forme de procès. Il s’agit généralement de la classe ouvrière la plus basique – serveurs, nettoyeurs, chauffeurs, les mêmes qui apparaissent déjà en toile de fonds des manœuvres tortueuses agitant déjà les « heureux du monde » chers à Edith Wharton. Ainsi, un scandale d’agression sexuelle ou le meurtre de travailleurs étrangers secouent à peine les inamovibles héri- tiers Roy, les conduisant seulement à rechercher lequel de leurs employés serait éventuellement susceptible de porter le chapeau. L’un des fils de la famille Roy humilie l’enfant d’un jar- dinier en lui offrant un chèque d’un million de dollars avant de le déchirer devant lui. L’état d’ébriété de Kendall Roy entraîne la mort d’un serveur, mais l’incident est froidement rejeté par son père qui n’hésite pas à utiliser un sigle qui fait froid dans le dos : « NRPI » pour « No real person involved » (aucune personne réelle n’est impliquée). Les « gens qui ne sont rien » ne sont pas loin.
Comédie, satire ou mockumentaire, servie par les performances hors-sol de Jeremy Strong, Brian Cox – tous deux s’étant d’abord fait connaître au théâtre – ou de Kieran Culkin – le frère de Macaulay Culkin –, Succession va sans doute terminer sa quatrième et dernière saison en réussissant enfin à lancer le signal de la reconstruction l’imaginaire politique du capitalisme en Occident. Pour y parvenir, il aura fallu que Jesse Armstrong digère l’erreur paradoxale de Gordon Gekko, le personnage créé par Oliver Stone et son scénariste Stanley Weiser pour leur film Wall Street en 1987. Revenant sur leur intention initiale, les auteurs ont finalement échoué à s’inspirer simultanément de Crimes et Châtiments et de Gatsby le Magnifique, renonçant à marier les récits contraires de l’abondance et de l’inégalité. Michael Douglas était ressorti sublimé de ce rôle de trader maléfique, dessinant une icône admirée dans toutes les écoles de commerce pour sa force, sa virilité ainsi que son aisance patrimoniale – manifestée notamment par son usage irrépressible, comme dans Miami Vice, de l’énorme DynaTac 8000X, le tout premier cellulaire de Motorola.
Aujourd’hui, il y a fort à parier que c’est grâce au travail fondateur de Succession que d’autres créations comme The White Lotus parviennent à travailler le narcissisme et le besoin de légitimité qui sont le propre des héritiers capitalistes, jusqu’à faire passer l’idée que les inégalités de classe ne se mesurent plus en termes d’argent, mais de degrés de liberté. Hors des États-Unis, d’autres esprits créatifs ont également investi le sujet, notamment en Corée du Sud. C’est le cas notamment de l’exceptionnel Parasite de Bong Joon-ho, Palme d’or 2019 et Oscar du meilleur film 2020. Là encore, le personnel, les serviteurs, les pauvres ne sont présentés ni comme de bonnes victimes, ni non plus comme bons parce que vic- times.
Pendant ce temps, la frustration se fait grande en Occident.
Passant comme Succession de la comédie au thriller, Parasite est contraint de jouer sur les paradoxes pour réapprendre les réalités de la conscience de classe à un public qui n’en a plus entendu parler depuis longtemps. S’il a été le premier film non-anglophone à obtenir la récompense suprême aux États-Unis, c’est probablement en raison de la manière dont il a réussi à construire ce mes- sage de déconstruction jusque dans l’inconscient du spectateur, par la mise en scène plus que par le propos directement sociologique. Reste que cela fait déjà longtemps que Bong Joon-ho travaille l’imaginaire politique. En 2006, dans le déjà fantastique The Host, il n’avait pas hésité à représenter l’hydre capitaliste sous la forme d’un monstre géant qui attaquait Séoul et ses habitants.
Ainsi, depuis des années, la Corée du Sud a su développer une vision originale et pertinente de ce capitalisme nouveau pour elle, sans admiration excessive, et sans tomber dans l’anathème et le rejet – à l’inverse peut- être des Français comme peuvent en témoigner le malgré tout excellent Week-end de Jean-Luc Godard en 1967, ou le non moins remarquable Le Charme discret de la bourgeoisie de Buñuel en 1972. En Corée, en 2020, une série comme Into the Ring aborde frontalement la question de l’héritage, vue comme une forme de corruption sociale. Plus ancienne puisque sortie en 2015, Heard It Through the Grapevine juxtapose le destin des élites rentières et celui des personnes normales qui doivent les servir au quotidien. Sans parler de Little Women sortie en 2022, librement inspiré de Louisa May Alcott, dans laquelle une famille tout entière joue les Rastignac, chacun faisant des choix différents.
Pendant ce temps, la frustration se fait grande en Occident. C’est peut- être aussi ce qui explique le récent succès mondial de ce grand bazar audiovisuel qu’est Squid Game, là encore une fiction à mi-chemin entre la parodie et le drame, entre l’action et le drama, maniant les paradoxes pour mieux faire fermenter l’imaginaire. Bret Easton Ellis parle avec franchise de cette frustration en publiant Les Éclats, un récit magistral dans lequel il recycle ses obsessions sur la réalité des héritiers et la fiction méritocratique. Et ce d’au- tant plus que son retour à la fiction intervient après White, dans lequel il affirmait que l’industrie culturelle américaine et occidentale, dominée par la gauche politiquement correcte et relayée par la presse, ne produisait désormais plus que des œuvres fades et consensuelles. White étant paru en 2019, il y a fort à parier que Bret Easton Ellis n’avait encore pas vu Succession qui était sorti discrète- ment sur HBO en 2018.
Jean-Baptiste Soufron, avocat au barreau de Paris, a été directeur juridique de la Wikimedia Foundation et secrétaire général du Conseil national du numérique
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