Si le nom de Laura Citarella ne dit pas grand-chose encore à la majorité des spectateurs français, certains se souviendront peut-être de La Flor, sorti en 2018, film-fleuve d’une durée totale de presque quatorze heures, considéré comme le plus long film de l’histoire du cinéma argentin. Subdivisé en six épisodes qui exploraient chacun un genre cinématographique, du film fantastique au film muet en passant par le film musical, c’était un tour de force pensé par le réalisateur Mariano Llinás, et produit par… Laura Citarella, tous deux membres du collectif El Pampero Cine, qui a participé de manière décisive au renouveau du cinéma argentin ces dernières années. La Flor était une tentative originale et jouissive d’un cinéma qui aimait autant se perdre que perdre le spectateur. On retrouve dans Trenque Lauquen de Laura Citarella, film double distribué en deux parties distinctes, ce même amour du puzzle, de la création d’un immense labyrinthe cinématographique, où le spectateur doit accepter de se perdre pour trouver, peut-être, au détour d’un plan, une pièce, un mot, un objet, un détail, une lumière qui permettront de résoudre l’énigme plantée dès les premières minutes du film : Laura a disparu. Mais pour aller où ? Pour faire quoi ? Le sait-elle elle-même ?
Deux hommes qui ont connu deux versions différentes de Laura – son compagnon, Rafael, un « connard de Buenos Aires » comme le désigne un des personnages, et Ezequiel, un local et son ami-amant d’un court moment – se mettent à sa recherche à partir de la petite ville de Trenque Lauquen. Car il s’agirait, probablement, de commencer plutôt par là. La ville, peut- être encore plus que Laura, peut-être encore plus que la disparition, est au cœur de cet étrange film aux mille ramifications. La ville, sa géographie intra-muros et les campagnes alentour, ses mystères et ses strates d’histoire, devient très rapidement bien plus qu’une toile de fond, un autre personnage, encore plus mystérieux que la disparition en elle-même. Dans cette bourgade d’apparence simple et tranquille, composée d’une gare, de rues passantes, d’un studio de radio et d’une bibliothèque, chacun des lieux et paysages va devenir une clé du récit, passer du banal à l’étrange en s’épaississant d’un mystère dans une atmosphère qui pourrait évoquer Twin Peaks – le prénom de la protagoniste n’est certainement pas étranger à cette sensation… C’est donc dans la ville, et par le lien qui se crée entre elle et ses habitants, que le mystère naît. Un endroit concret qui se mue peu à peu en une ville invisible, une de ces villes comme celles racontées par Italo Calvino dans son ouvrage du même nom et qui sont « comme les rêves, faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre ».
Désirs, peurs, secrets et chemins trompeurs seront en effet légion dans ce double film tentaculaire, divisé en douze chapitres et tout autant d’axes différents pour raconter le récit, créant une cartographie imaginaire de ce fragment de la pampa. Il y a, d’abord, le point de vue des hommes qui aiment Laura, puis à la toute fin du second film le regard de Laura ; et Laura Citarella, transformée en sa Laura fictionnelle, se plaît à perdre le spectateur en consacrant une grande partie du premier film à nous plonger dans une enquête de son héroïne qui découvre, au détour de recherches pour sa chronique radio, une correspondance amoureuse cachée dans des reliures de livres, entre deux pages collées l’une à l’autre. Cette découverte la fascine au point qu’elle tente de retrouver les deux amants – de retracer leur histoire. Une enquête a priori vaine, a priori inutile, si ce n’est le désir, ô combien essentiel, de redonner vie à des personnes, de faire entendre des voix anodines, anonymes – jusqu’à leur imaginer une destinée, une finalité, quand les lettres ne donneront plus de réponse. Une première piste se dessine : durant cette enquête que Laura mène aux côtés d’Ezequiel, les personnages de Carmen Zuna et de son amant deviennent peu à peu leurs alter ego, ou plutôt ce qu’ils auraient pu être. Autant d’histoires et de récits qui se superposent les uns aux autres, brouillent une lecture claire du mystère originel et servent, plutôt, de prétextes à explorer une campagne argentine magnifiquement éclairée par les couleurs douces d’une matinée dans laquelle se fondre avec les personnages, ou d’une soirée en clair-obscur dans un bar, où la seule source de lumière qui vient éclairer délicatement les visages est celle d’une lampe en arrière-plan, convoquant par la grammaire cinématographique les thématiques de la révélation et de la disparition.
Mais dans la seconde partie, le deuxième film, l’hypothèse d’une fuite de Laura à la recherche des protagonistes de l’échange épistolaire, comme le suppose Ezequiel, s’effondre. Comme la piste imaginée par Rafael, pour qui Laura aurait simplement voulu échapper à une vie trop normée. La première partie, qui était le souvenir de Laura vu par Ezequiel, et la vision qu’en avait Rafael, s’éclipse face à la reprise en main du discours et de sa trajectoire par Laura elle-même, via son propre récit, qu’elle enregistre pour la radio. Elle offre, enfin, sa réponse : un troisième regard encore plus mystérieux que les précédents, avec comme guide sa voix, parfaite présence absente.
En parallèle de cette métamorphose du regard, la ville reprend le dessus et se transforme, elle aussi, devenant le théâtre de phénomènes peut-être surnaturels qui mènent Laura vers une fleur jaune, puis vers une communauté de femmes se mêlant de magie ou d’expériences, ce qui donne à la sensation d’étrangeté, planante depuis le début du film, une réalité soudain tangible. Trenque Lauquen devient alors un épicentre de l’étrange : comme si ses frontières contenaient une force magnétique qui exclut l’ailleurs et change drastiquement toute personne qui s’y aventure, prête à se laisser aller à l’inconnu.
La voix de Laura nous guide vers l’errance, mais aussi vers la communauté, puis vers la solitude ; mais elle nous mène avant tout vers une métamorphose d’elle-même. Plus Laura semble perdre prise avec sa vie habituelle, plus elle fait corps avec la ville et la nature, plus elle devient un trait d’union entre l’imaginaire et le réel, entre les forces de l’occulte et le rationnel, brouillant toutes les pistes des mystères qu’elle crée et rencontre, plus elle se dirige vers le plus grand des mystères : celui d’être au monde.
C’est alors que se comprend l’at- trait pour Trenque Lauquen, film et ville confondus. Par la trajectoire de Laura dans des paysages à la beauté tranquille et hypnotisante, par sa recherche effrénée de quelque chose, sans savoir elle-même ce après quoi elle court, le spectateur est guidé dans le bonheur insensé de vivre, de regarder, de ressentir, de faire corps avec son environnement ; Laura guide le spectateur vers l’émerveillement. Il y a là quelque chose qui rappelle l’œuvre littéraire d’André Dhôtel, dont les personnages, souvent habités par une douce folie, toujours mus par un mystère à élucider par une personne à rechercher, trouvent finalement la beauté immense du présent dans les campagnes françaises ou imaginaires, et se confrontent au bonheur de vivre, par l’attention aux détails, aux moindres changements de lumière, par un rapport païen à la nature.
À force d’avoir le sentiment de se perdre dans un gigantesque labyrinthe d’hypothèses, de discours et de trajectoires qui n’est pas sans évoquer le monument de la littérature argentine qu’est Borges le spectateur porte finalement son attention, dans Trenque Lauquen, sur la construction des plans, sur les sensations qui s’en dégagent, infimes et pleines, qui réus- sissent à toucher le sens même du pré- sent et la beauté tragique, car fugace, à peine perceptible, de cet état insaisissable. On suivra alors avec bonheur Laura traversant la campagne argentine, pour se perdre avec elle dans le présent infini qu’offre le cinéma.
Trenque Lauquen, de Laura Citarella, 2h09 et 2h13. Ensalles le 3 mai.