Requiem pour le XXe siècle

Éric Faye

Bobby Western est plongeur en eaux profondes, aux États-Unis, dans les années 1980. Plongeur de récupération, mandaté pour explorer des épaves et retrouver des objets, voire des corps, comme ceux bloqués dans un jet privé qui s’est abîmé dans le golfe du Mexique. À l’intérieur, les occupants, morts noyés, sont toujours attachés à leur siège. Il a fallu desceller la porte de l’appareil au chalumeau pour y pénétrer ; et pourtant, mystérieusement, manque la boîte noire qui aiderait à comprendre ce qui s’est produit. Et ce n’est pas tout : manque aussi un corps, et ce corps, absent bien que personne n’ait pu pénétrer dans l’épave, donne son titre – Le Passager – au roman par lequel Cormac McCarthy signe son grand retour, une quinzaine d’années après La Route. Le Passager n’arrive pas seul en librairie, accompagné qu’il est par Stella Maris. Ces deux opus forment un diptyque dont se détachent deux personnages : Bobby Western, donc, et sa sœur Alicia. Dans Stella Maris, préquel situé une dizaine d’années avant Le Passager, la sœur, schizophrène et sujette à des hallucinations, par ailleurs passionnée de mathématiques et très (trop ?) intelligente, prend la parole dans l’établissement du Wisconsin, Stella Maris, où elle est internée, et retrace son itinéraire pour le moins cabossé… En lisant les deux livres, on se prend au jeu qui consiste à compléter les blancs et à rapprocher les éléments épars, pour faire apparaître un tableau d’en- semble. On découvre quel amour réciproque et long rapprocha le frère et la sœur avant que celle-ci ne meure. Ce jeu façon puzzle est semé d’embûches et peut-être de fausses pistes ; tout ne coïncide d’ailleurs pas absolument.

On progresse parmi des pages hallucinées comme dans les grands fonds.

Revenons-en au premier livre, Le Passager, et à Bobby Western qui ne se console pas de la mort de sa sœur. La plongée vers l’épave de l’avion joue tout au long du roman le rôle d’une malédiction. Nulle trace de cet accident dans la presse, ce qui intrigue Western. Sans doute à cause de ce qu’il a vu ou sait de l’avion submergé, le voilà surveillé, interrogé, puis pour- chassé. Le fisc s’en prend soudain à lui. Son collègue qui était entré dans l’épave et avait vu l’intérieur de l’appareil meurt au cours d’une mission… Bobby Western, dont l’appartement a été visité, décide de fuir. Entre thriller et road movie, Le Passager déroule le parcours de cet Américain promis à un brillant avenir (dans le domaine de la physique des particules, comme son père), mais dont la vie a pris de curieuses voies. « Drôle d’endroit, le monde » : tout le roman s’articule autour de ce constat. Les personnages du Passager sont des perdants magnifiques, quelque peu faulknériens, dont le destin a déraillé à un moment ou un autre, et point de remède à leurs blessures… La catastrophe mystérieuse qui, dans La Route, affecte toute notre civilisation, a épargné cette fois-ci la civilisation, mais c’est pour mieux s’attaquer à l’esprit des personnages, à commencer par Alicia, qui a travaillé en France à l’IHÉS (Institut des hautes études scientifiques) avec Alexandre Grothendieck, génie des mathématiques, avant de perdre pied dans sa vie.

De la même façon que Bobby Western plonge pour des missions de récupération, Cormac McCarthy, qui fêtera ses 90 ans en juillet, convie ses lecteurs à une descente dans les abysses du XXe siècle. On progresse parmi des pages hallucinées comme dans les grands fonds : la profondeur de champ est réduite, la lampe n’éclaire que faiblement les contours des épaves ; petit à petit, pourtant, le siècle dernier sur- git : voici des pages fulgurantes sur Hiroshima (le père de Western avait pris part au projet Manhattan, avec Robert Oppenheimer, et s’était rendu au Japon pour constater les ravages de la bombe), sur la guerre du Viêtnam, ou encore sur le clan Kennedy et sa part d’ombre ; sur la mécanique quantique, l’évolution des mathématiques, les grands débats philosophiques des dernières décennies… Western (Occidental, en français) est « pleine- ment conscient qu’il devait son existence à Adolf Hitler. Que les forces historiques qui avaient intégré à la grande tapisserie sa vie tourmentée étaient celles d’Auschwitz et d’Hiroshima, les deux catastrophes jumelles qui avaient scellé à jamais le destin de l’Occident ». Sous cette lumière crépusculaire, Cormac McCarthy remonte les méandres de ces deux âmes en peine, Bobby et son étrange sœur. C’est que l’écrivain, né en 1933, n’a plus rien à perdre ; il use de son entière liberté et s’affranchit des normes littéraires traditionnelles. Le succès, il l’a déjà connu, il en a même été rassasié – avec De si jolis chevaux, en 1992, avec l’adaptation cinématographique de No Country for Old Men, qui rafla quatre Oscars en 2008, et avec la parution de La Route. Il vient d’accomplir désormais le tour de force d’écrire, octogénaire, un double roman-monde souvent baroque, parfois déroutant, toujours brillant. Peut-être a-t-il voulu se renouveler, étonner et s’étonner – comme on tire un bouquet final aux motifs audacieux, avant que ne viennent les ténèbres. Il utilise toutes les nuances qu’il a appris à maîtriser depuis qu’il a entrepris d’écrire au début des années 1960. Et cela donne des dialogues nerveux, savoureux, parties de ping- pong verbales où fusent les réparties décapantes. Cela donne aussi des sentences aux allures d’aphorismes cioranesques (« Je crois que beaucoup de gens feraient le choix d’être morts s’ils n’avaient pas à mourir. »), et engendre une foule de marginaux lucides, tel l’ivrogne qui se définit comme « un salopard plaqué or, avec certificat d’authenticité ».

La fuite de Western n’a pas de fin. Mais s’échapper a-t-il un sens, et à quoi échappe-t-on ? McCarthy porte un regard acéré sur notre société de surveillance, qui rappelle parfois le sort de Joseph K., dans Le Procès : « La vérité c’est que tout le monde est en état d’arrestation. Ou ne tardera pas à l’être. Ils n’ont pas besoin de restreindre notre liberté de mouvement. Il leur suffit de savoir où vous êtes. » Ils… Car Western ignore qui le pourchasse. Peut-être son « péché originel » à lui n’a-t-il rien à voir avec l’épave, mais a partie liée avec l’amour singulier et coupable qu’il voue à sa sœur désormais dis- parue – amour non consommé qui se perpétue par un deuil sans fin réactivé, dans Le Passager, par les inter- mèdes grotesques où Alicia est en proie à ses hallucinations. Celles-ci vont jusqu’à contaminer ponctuelle- ment Western, et Thalidomide Kid créature récurrente de ces délires carnavalesques, dialogue alors avec lui. Où prend fin le réel, où naît la fiction ?

Le mal n’est donc pas un “intermittent du spectacle”, mais bien un résident permanent de notre monde.

Tout est matériau pour l’écrivain, et certains liront ce diptyque comme le testament philosophique de Cormac McCarthy – une somme prolixe de réflexions sur la finitude de l’homme et quantités d’autres thèmes, où sont régulièrement convoqués Wittgenstein ou Schopenhauer. C’est perceptible dans Le Passager et plus évident encore dans Stella Maris, organisé comme un long échange entre Alicia et son thérapeute, qui rappelle certains dialogues de Platon comme le Timée. On découvre en Alicia une synesthète, dotée d’une sensibilité suraigüe, une touche-à- tout de génie mais intérieurement brisée, peut-être depuis qu’elle a vu dans une manière de rêve éveillé la figure de l’Archatron, une présence sinistre qui la terrorisa et qui n’est peut-être autre que l’incarnation du mal. Elle a découvert qu’il « y avait une horreur à peine contenue sous la surface du monde et qu’elle avait toujours existé. Qu’au cœur de la réalité se tapit un éternel pandémonium (…). Et je savais qu’imaginer que les sinistres éruptions de notre siècle étaient exceptionnelles ou exhaustives était pure sottise. » Voilà pourquoi il est dit ailleurs qu’Auschwitz et Hiroshima ont scellé le destin de l’Occident. En cela, Le Passager et Stella Maris complètent ou sous-tendent La Route : le mal n’est donc pas un « intermit- tent du spectacle », mais bien un résident permanent de notre monde. Pour transcender ce sombre constat, Alicia et Bobby ont cherché la clé de l’explication un peu partout : dans la physique de l’infiniment petit, dans les mathématiques et l’infini des nombres, ou encore dans la philosophie. En vain. Les mathématiciens, comme le dit Alicia au docteur Cohen, ne parviennent plus, depuis le début du XXe siècle, à avoir une vue d’ensemble de leur propre science. Les humains dans leur ensemble échouent dans leurs tentatives de décrypter le monde. Comme dans le petit avion qui s’est abîmé en mer, la boîte noire est introuvable. Voilà pourquoi il aurait été crucial de retrouver le passager manquant, auquel chacun est libre d’attribuer l’identité ou la fonction qu’il veut, divine ou non. Mais voilà, notre monde semble bien avoir été conçu sans boîte noire, avec un siège vide qui nous laisse, et nous laissera peut- être toujours, orphelins du sens.

Le Passager, de Cormac McCarthy, traduction de Serge Chauvin, éd. de l’Olivier, 544 p., 24,50 €. Stella Maris, de Cormac McCarthy, traduction de Paule Guivarch, éd. de l’Olivier, 256 p., 21,50 €.



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews