Adieu l’Europe, que les diables d’Asie t’emportent

Richard Werly

Comme la Corse, la Savoie, la Bretagne ou la Dordogne, Hong Kong possède son « rocher des amoureux », niché sur une colline surplombant le quartier de Wan Chai. On y accède par un sentier taillé dans la roche, presque invisible. Une piste de béton au détour d’un virage, dans cette partie de l’île où la végétation n’a pas encore été inexorablement éradiquée. En contrebas, on reconnaît la tour du Hopewell Centre, couronnée du seul restaurant panoramique tournant de l’ex-colonie. Le rocher des amoureux, dit la légende, est l’endroit où se rendre pour trouver l’âme sœur, si possible les 6, 16 et 26 du mois. J’y suis arrivé, à la mi-mars, sous un crachin typique de ces parages marécageux de la Rivière des Perles que des Européens, à l’is- sue des guerres de l’Opium (1839 et 1856), transformèrent en citadelle commerciale et en verrou de l’accès à l’Empire du milieu. Il paraît que John Bowring, nommé gouverneur de HongKong en 1854 par la reine Victoria, fut le premier à repérer les vertus sentimentales de ce rocher dressé droit vers le ciel. Je me courbe pour passer sous la petite arche de pierre, couverte d’idéogrammes sup- posés apporter bonheur et fécondité aux couples de passage. Qui rêve encore, à Hong Kong, d’un avenir conjugal radieux ?

J’ai renoncé à poser la question à mes voisins de promenade. En contre- bas, un rideau de pluie fine recouvrait cette baie emblématique de la conquête européenne et de la mondialisation exacerbée. Hong Kong n’est plus. C’est aussi simple que cela. Le Hong Kong d’aujourd’hui n’est plus que la façade du Hong Kong d’hier. Je l’ai compris, avant de grimper le sen- tier de Wan Chai, en feuilletant les pages locales de ce journal qui, autre- fois, nous renseignait sur les rites et les coulisses de Zhongnanhai, la Cité interdite des dirigeants du Parti communiste chinois, à Pékin. Le South China Morning Post, puisqu’il s’agit de lui, était une référence pour nous tous, journalistes, banquiers, activistes, diplomates. Il traînait systématiquement dans les salles de rédaction de cette cité, bruissant de débats, d’envies, d’idées et d’ambitions. Rien de tel désormais. Plus bas, visible depuis les contreforts de Wan Chai, la garnison de l’Armée populaire installée dans le bâtiment de l’Amirauté (Admiralty) a mis le désordre créatif et capitaliste au pas. J’ai longé, en soirée, le commissariat central de Hong Kong qui jouxte son palais des congrès en forme de Bauhinia, l’orchidée emblème de la « Région administrative spéciale ». Ceux qui ont osé défier Pékin depuis les premières manifestations anti- chinoises du 15 mars 2019 y ont tous été traînés de force, interrogés, molestés, humiliés, avant d’être conduits dans les cellules où ils se trouvent toujours en attente de jugements. Je me souviens de Jimmy Lai, le magnat du textile et de la presse, colosse constamment énervé. Son quotidien, Apple Daily, avait su concilier, dans les années 1990, les ragots de la presse populaire avec les ana- lyses incisives sur les combines de la Chine communiste. Le tycoon Jimmy Lai, les journalistes Claudia Mo et Emily Lau, l’avocat Martin Lee, le syndicaliste Leung Kwokhung... Ces noms-là ne vous disent sans doute rien. Logique. Leur Hong Kong est une ruine. La Chine communiste les a mis à genoux.

Un journaliste français fut jadis conspué pour avoir, dans Le Monde écrit, le jour de l’arrivée des Khmers rouges, le 17 avril 1975, Phnom Penh « est libérée ». Expression funeste. Terrible reflet de l’époque dominée, en Europe, par les vociférations intellectuelles de la gauche maoïste. Je pourrai l’écrire, en 2023, à propos de Hong Kong. La ville est « libérée » d’elle-même. Son âme polyglotte et multiculturelle est en cours d’asphyxie. Son autocritique s’étale chaque jour à la une de la presse désormais aux ordres de Pékin. Son volontarisme exacerbé, fruit des mil- lions de réfugiés chinois qui transitèrent par ses immeubles tassés les uns sur les autres, a laissé place à l’indolence coupable d’une classe moyenne désabusée.

Et pourtant... Savez-vous ce que les riches Chinois en visite à Hong Kong disent à leurs avocats ou à leurs banquiers locaux ? Qu’ils ne réalisent pas leur degré de liberté ! Stella H... fait partie de ces juristes, interpellés par leurs clients du continent. Nous avions battu le pavé ensemble, au printemps 1997, alors que s’approchait le 30 juin, date de la rétrocession de l’ex-colonie à la Chine par le Royaume-Uni. Stella venait, en ces semaines d’attente teintées d’espoir démocratique, de faire son premier geste de défiance envers Pékin. Son passeport britannique tout neuf, disait-elle, serait sa « garantie ultime » si le fameux « Un pays, deux systèmes », également pro- mis à Taïwan était, un jour, foulé aux pieds par ceux qui l’avaient imposé à Margaret Thatcher, trop contente d’accepter leurs conditions. Stella est restée. De la fenêtre de son bureau, sur Austin Road, du côté Kowloon, un drapeau rouge chinois à étoile jaune est bien visible. Chaque bâti- ment officiel du territoire doit désormais le hisser dès l’aube. « Mes clients venus de Shenzhen, de Canton ou de Shanghai, ne me demandent même pas comment j’ai vécu les manifestations de 2019-2020, et la répression féroce qui s’est abattue sur la jeunesse. Ils me disent juste : vous êtes bien plus libres que nous, alors profitez-en ! » Stella a trouvé un terme pour désigner ce précipice : la mentalité de la brèche. Une brèche s’ouvre dans laquelle vous tombez. Mais pour d’autres, cette brèche est une ouverture inespérée. Hong Kong est une brèche qui engloutit les uns et qui aimante les autres.
L’Asie du Sud-Est d’aujourd’hui est une sorte d’éponge géopolitique. Elle digère les guerres, les idées, les révolutions et la démocratie.

Le vieux Boeing de Hong Kong Airlines a décollé pour Bangkok, tard, un peu après minuit. La Thaïlande, et sa démocratie sous surveillance de l’armée et du roi, reste l’échappatoire de la région. Elle l’était avant la pandémie de covid. Elle l’est redevenue après deux ans d’immobilisme touristique. Les révolutions ne se lisent pas toujours sur les visages. Elles se regardent au ras du sol, dans les poussettes laissées à l’entrée de la cabine. Ils étaient, dans cet avion, à peu près une dizaine. Dix jeunes couples. Tous russes. Enfin, je le présume à les entendre. Transit à Hong Kong, m’expliquent-ils, avant de repartir plus loin, vers les plages thaïlandaises. J’aurai pu les croiser sur le sentier pentu de Wan Chai, ou au détour du rocher des amoureux. Ce monde-là est le leur. Ces Russes sont silencieux. Ils parlent bas, entre eux. Ils ont moins de 40 ans. La guerre en Ukraine, les folies meurtrières de leur tsar Vladimir n’ont pu les convaincre de renoncer à leurs vacances. Comment sont-ils arrivés là ? Ils sont comme les Chinois dont m’a parlé Stella, la juriste hongkongaise. Ils profitent du moment et du lieu. Pas de sanctions antirusses en Thaïlande, comme dans tout le reste de l’Asie. Ils profitent de la brèche.

Je ne leur ai pas demandé s’ils auraient préféré Paris, ou bien la Côte d’Azur. Je les revois, à l’aéroport de Suvarnabhumi de Bangkok, cher- cher au milieu de la nuit leur guide et sa pancarte en cyrillique. Direction Jomtien, la première plage disponible sur le golfe de Siam, à environ une heure de route. Cette jeunesse-là n’a rien d’inhumain. Pas poutinienne. Presque ukrainienne. C’est son indifférence qui frappe. La guerre est lointaine, absente, dissoute dans la nuit tropicale. Les publicités en langue russe scandent le bord de mer siamois. La provenance des avions brosse le portrait de la Russie globalisée des métropoles. Irkoutsk, Moscou, Saint- Pétersbourg, Vladivostok... L’Asie du Sud-Est d’aujourd’hui est une sorte d’éponge géopolitique. Elle digère les guerres, les idées, les révolutions et la démocratie. Elle ne garde de l’Eu- rope d’hier qu’une nostalgie sans illusion. Puisque les Russes sont de bons clients, puisqu’ils ne transporteront a priori jamais dans ces parages leur guerre, pourquoi ne pas leur facturer les sourires, le soleil et les plaisirs...

J’ai poursuivi mon exploration de l’Europe d’hier. Ou plutôt de l’Asie d’hier. Car ce ne sont pas les Européens qui ont changé. Ce sont les Asiatiques qui s’en sont éloignés. A Singapour, le campus de l’université est un peu le baromètre de ces intempéries nouvelles. Hier, avant le covid et la guerre en Ukraine, l’Institut des Études de l’Asie du Sud-Est (Institute for Southeast Asian Studies ou ISEAS) grouillait d’experts et de diplomates prêts à débattre des « valeurs ». Logique. C’est à Singapour, dans ces bâtiments de Heng Mui Keng Terrace, que l’ex-diplomate et essayiste Kishore Mahbubani, avait giflé l’Europe à coups de « valeurs asiatiques ». Can Asians Think? (les Asiatiques peuvent-ils penser ?), interrogeait-il en 1998, dans l’un de ses premiers essais. La réponse ne devait pas tarder, orgueilleusement proclamée par les titres de ses ouvrages suivants : The New Asian Hemisphere (2008) ou Has the West Lost It? (2018) : Demain, l’Asie vous oubliera. Parce qu’elle n’aura simple- ment plus besoin de vous.

Lee Kuan Yew, le père de l’indépendance de l’île-État (décédé en mars 2015), avait, il est vrai, préparé le terrain. On vous résume : famille, travail, fierté, discipline et respect des anciens. Confucius promu arbitre dans l’univers impitoyable des fonds de pension et de la finance, un monde avide sur lesquels Singapour, émule tropical de la Suisse, a construit son succès. L’embuscade intellectuelle était rondement menée. « Asian values » : le mot sonnait bien. La preuve : Gideon Rachman, éditorialiste du Financial Times, en avait fait un livre, Easternisation, ou la planète transformée par l’appétit des « tigres » de l’Extrême-Orient. Greg Sheridan, un essayiste australien avait enfoncé le clou dans Asian Values, Western Dreams. Les universités occidentales croyaient à une crise d’adolescence. Mais l’Asie, sans crier gare, est depuis lors devenue adulte.

Les étudiants singapouriens ont ceci de formidable qu’ils donnent toujours l’impression de bosser. Impossible, sauf à traquer les applications sur leurs téléphones portables, de les prendre en flagrant délit d’abandon de leur cursus, d’absentéisme ou de boycott des auditoriums. Sauf qu’en 2023, le choc des valeurs ne retentit plus. Ils s’en foutent. L’Asie n’a pas gagné en influence morale. Elle n’a pas démontré son appétit démocratique. Cette Asie-là, par 30° C à l’ombre, se complaît dans la ploutocratie. Et alors ? Lee Kuan Yew avait sans doute vu juste. Patriarche éduqué dans une famille chinoise de Malaisie, ce visionnaire autoritaire, vénéré des cohortes d’habitués au Forum de Davos, aimait recadrer ses interlocuteurs sur ce « miracle asiatique » incarné par son pays. Pour le chairman Lee, la révolution qui transforma cette partie de la planète ne s’est pas jouée dans les urnes, mais sur les murs. Il s’agissait de l’air conditionné ! L’Asie du Sud- Est ne pouvait pas produire tant qu’elle suffoquait dans la chaleur et l’humidité. À partir des années 1960, le froid électrique a radicalement changé la donne.

Bien vu. À Singapour, le campus de la NUS, la prestigieuse université nationale, tout en parterres soignés de bougainvilliers, est aujourd’hui un frigidaire artificiel de la pensée. On n’y débat pas. On raisonne. On transcrit. On organise. On ambitionne. Tout est cadré pour le succès.

Figé. « Vous, les Européens, savez- vous que le monde vous échappe ? » m’a demandé Peter, un doctorant de l’ISEAS. Inscrit au petit centre d’études européennes financé par la Commission de Bruxelles au sein de l’université, Peter m’a confié n’avoir même pas lu les livres de Mahbubani. À quoi bon ? L’Asie se croit prospère et l’Europe se pense pauvre. Cela suffit. L’essentiel n’est-il pas de croire à son destin et à sa force ?

Il paraît qu’en 1954 à Diên Biên Phu, au fond de la cuvette pilonnée par l’artillerie que les Viêts avaient convoyée sur des vélos tandis que le haut-commandement français clamait sa supériorité, les légionnaires chantaient « Adieu l’Europe, que le diable t’emporte ! ». Ils avaient tort. Les diables n’ont pas emporté l’Eu- rope. Celle-ci s’est juste fourvoyée en croyant que les autoroutes de la mon- dialisation la feraient converger vers cette Asie immémoriale dont le grand journaliste Robert Guillain, affirmait à juste titre, dans son récit biogra- phique Orient Extrême, qu’elle signera toujours « la fin de nos illusions ».

...

Comme la Corse, la Savoie, la Bretagne ou la Dordogne, Hong Kong possède son « rocher des amoureux », niché sur une colline surplombant le quartier de Wan Chai. On y accède par un sentier taillé dans la roche, presque invisible. Une piste de béton au détour d’un virage, dans cette partie de l’île où la végétation n’a pas encore été inexorablement éradiquée. En contrebas, on reconnaît la tour du Hopewell Centre, couronnée du seul restaurant panoramique tournant de l’ex-colonie. Le rocher des amoureux, dit la légende, est l’endroit où se rendre pour trouver l’âme sœur, si possible les 6, 16 et 26 du mois. J’y suis arrivé, à la mi-mars, sous un crachin typique de ces parages marécageux de la Rivière des Perles que des Européens, à l’is- sue des guerres de l’Opium (1839 et 1856), transformèrent en citadelle commerciale et en verrou de l’accès à l’Empire du milieu. Il paraît que John Bowring, nommé gouverneur de HongKong en 1854 par la reine Victoria, fut le premier à repérer les vertus sentimentales de ce rocher dressé droit vers le ciel. Je me courbe pour passer sous la petite arche de pierre, couverte d’idéogrammes sup- posés apporter bonheur et fécondité aux couples de passage. Qui rêve encore, à Hong Kong, d’un avenir conjugal radieux ? J’ai renoncé à poser la question à mes voisins de promenade. En contre- bas, un rideau de pluie fine recouvrait cette baie emblématique de la conquête européenne et de la mondialisation exacerbée. Hong Kong n’est…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews