Gaubert est situé à environ trente kilomètres de Châteaudun et d’Orléans. Le village a vu sa population baisser inexorablement depuis la fin du xixe siècle. © Photos Philippe Charlier

Chronique d’une mort annoncée

Philippe Charlier

Gaubert est un de ces villages de la Beauce qui n’en finissent pas de mourir. Victime d’un dépeuplement chronique, il offre une déambulation autour de mai- sons abandonnées. Ce désert démo- graphique se révèle à la lecture du bulletin municipal (un seul numéro par an) : la chronique nécrologique s’étale en pleine page (ils nous ont quittés : Gilbert, Jeanine, Catherine, Edgar, Joël, Serge, Maurice...), aucune naissance depuis des années, rien de nouveau sous le soleil beauceron sauf l’entretien du réseau d’eaux usées, la réfection de la palissade du stade de foot et la visite officielle de la sous-préfète pour inaugurer l’ordinateur connecté en mairie.

En cette fin d’après-midi, le ciel s’obscurcit progressivement ; les rues sont vides, l’asphalte se désagrège en gravillons gris-bleu, les rares voitures passent à grande vitesse dans la rue centrale. Si l’on y prête attention, quelques portes entrouvertes laissent apercevoir, derrière les filets antimouches, des intérieurs sombres et décrépis : mobilier vernis, vases à fleurs ébréchés, affiches punaisées en biais, portrait-tapisserie de Johnny Hallyday ou C. Jérôme, poste de télé- vision allumé sur une chaîne d’information, lit aux draps défaits traînant par terre... Et toujours cette noirceur, cette obscurité, ces lumières éteintes et ces fenêtres à demi fermées.

Dans le petit lopin de terre à l’arrière d’une fermette, jouxtant un maigre potager (haricots verts, concombres), s’accumule un amoncellement de ferrailles : vieux lave- linge Vedette des années 1970, vélos rouillés Motobécane et Peugeot, baril éventré d’huile moteur Mobil, quatre cumulus de 80 litres en file indienne, tôle ondulée roulée comme un fagot, carcasse de Méhari dont les pneus ont fondu au soleil, camionnette sans âge à la carrosserie entièrement végétalisée, pyramide de minitels aux écrans crevés... Le café, du commerce bien sûr, a refermé portes depuis une génération : pigeons et herbes folles ont remplacé les buveurs de Jupiler. À travers les vitres cassées, on devine un zinc fossilisé, des étagères au sol, des tables renversées, les miroirs promotionnels Pastis 51 et Cinzano tiennent encore par miracle aux murs entre deux papiers peints gondolés d’humidité. Au sol, le parquet n’est plus qu’un souvenir : c’est la terre crue, comme à Roland-Garros.

La plaque émaillée Michelin indiquant la direction d’Orgères-en-Beauce s’écaille lentement comme une peau grêlée : qui la regarde encore, depuis l’avènement des outils GPS ? Sur le parvis de l’église évangélique libre, on joue aux boules : du colza pousse dans l’embrasure d’un vitrail et le clocher, penché comme la tour de Pise, menace de tomber à la prochaine tempête. Près du parloir chrétien (ouvert une heure chaque semaine), un rebord de fenêtre tient lieu de « boîte à livres » : grignotés par l’humidité, on reconnaît un vieux Marc Levy, l’incontournable Cinquante nuances de Grey, trois antiques SAS, une correspondance d’Anaïs Nin - miracle - et un guide d’horticulture.

À la sortie du village, les pylônes électriques ont remplacé les crucifix. Un chien errant laisse l’empreinte de ses pattes dans la boue séchée d’une ornière de tracteur. En bordure de champ, une remorque rouillée masque un épouvantail de fortune : vieille polaire trouée surmontée d’une casquette du club de football local, fichées sur une bêche vermoulue ; sur un essieu, une vieille radiocassette Panasonic oubliée diffuse en boucle un pasodoble. Les jardins potagers ont laissé place à des cultures extensives : pomme de terre, maïs, blé, seigle. Les enclos à vaches, cochons et moutons sont vides, abandonnés aux herbes folles et aux détritus. Au loin, les éoliennes, qui prennent des allures de monstres orwelliens, tournent à grande vitesse. Le vent s’est levé, l’orage approche, il faut rentrer.

Gaubert est situé à environ trente kilomètres de Châteaudun et d’Orléans. Le village a vu sa population baisser inexorablement depuis la fin du xixe siècle. © Photos Philippe Charlier

Dans le jardin, la nuit est tombée. La fraîcheur du vent du nord s’est abattue brutalement. Le voisin a lâché ses poules dans la ruelle : il n’a pas peur des renards, il n’y en a plus depuis bien longtemps. Au loin, on entend le ronronnement des tracteurs, le souffle rauque des éoliennes et le bourdonnement sourd de l’autoroute. Impassible, dans le ciel étoilé, on regarde passer lentement la Station spatiale internationale ; quand elle disparaît, au loin, derrière la girouette en forme de mouette, elle est juste à la verticale de Naples. « Priez pour lui... » À une poignée de kilomètres de là, le cimetière d’Or- gères se niche au fond d’une petite allée en gravier, à côté des grands hangars à céréales. Difficile à trouver. J’ai tourné deux fois autour avant de l’apercevoir. Sur le parking, les moissonneuses-batteuses ont remplacé les voitures des familles éplorées. La grille est entrouverte, et un vieux vélo blanc rouillé est calé contre un mur, près des arrosoirs et du tuyau d’arrosage. Une femme au dos voûté est là, qui passe de tombe en tombe, en retirant les feuilles mortes et les fleurs fanées. Quand son panier en osier est plein, elle le vide avec raideur derrière le petit mur d’enceinte, reprend son vélo et part en fermant doucement la grille dans un grincement lugubre.

Le carré des vieilles sépultures continue chaque jour à s’effondrer lentement, chaque concession glissant sur sa voisine dans un long mouvement chaotique. On dirait un interminable séisme, qui durerait mille ans. Et c’est en parcourant les épitaphes qu’on voyage dans le temps, de drame en drame, comme un bateau en perdition dans un océan de tristesse : Alphonse Z. tué en Serbie le 17 mai 1917 à 22 ans, Gaston D. tué à Saint-Mars le 20 octobre 1914 à 23 ans, Walter D. tué au Chemin des Dames le 5 mai 1917 à 31 ans, Auguste B. tué à Charleroi (Belgique) le 20 octobre 1914 à 41 ans, Juste B. disparu à Bois de Ville le 28 février 1916 à 21 ans, Ovide R. frappé au champ d’honneur à Compiègne le 13 septembre 1914 à 25 ans, Cyrus K. tué à l’ennemi à Kemmel (Belgique) le 12 novembre 1914 à 21 ans... ; leurs portraits fantomatiques, en costumes militaires – la fière jeunesse insouciante, sourire aux lèvres, fine moustache et képi haut – s’efface entre leurs médailles vert-de-grisées clouées sur le marbre funèbre. Rongés par la corrosion, les crucifix sont tombés les uns après les autres, gisant en tous sens sur les pierres tombales ; on dirait des poupées vaudou... ou des soldats de plomb. Étonnamment intacte, la stèle vengeresse de Théophile Lovensti M. rappelle sa mort « le 10 octobre 1870 à l’âge de 27 ans, victime de la barbarie des soldats allemands » ; ici, « Paul B. décédé le 5 septembre 1879 à l’âge de 24 ans, mort sous les drapeaux du 1er régiment du génie, muni de son brevet d’instituteur », là « Léon P. cavalier colonial tué à Verdun le 18 août 1916 à 23 ans ». Sur la même stèle, Marcel mort à 3 mois, Rémi mort à 5 mois, Jean mort à 3 semaines... et leur sœur, à 40 ans. Une danse macabre qui n’en finit pas. Les plaques funéraires sont en forme de cœur ; certaines ont chuté au pied de la stèle, derrière le marbre, ou sous les graviers. Avec délicatesse, je les ramasse et les remets à la verticale, en les époussetant et disant les noms des morts à voix basse. Ça fait trop longtemps qu’ils n’ont pas été prononcés... Ici, on ne dit pas « veuve », mais « femme ».

Disposés sur le mur d’enceinte et plantés sur les tombes, les Christ des crucifix, tête vers la gauche, tête vers la droite, se jettent des œillades. Les couronnes mortuaires fendillées tombent comme des pétales de porcelaine. De tombe en tombe, la mémoire fuit. On a beau écrire « Je ne t’oublierai jamais », les souvenirs meurent aussi.

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Gaubert est un de ces villages de la Beauce qui n’en finissent pas de mourir. Victime d’un dépeuplement chronique, il offre une déambulation autour de mai- sons abandonnées. Ce désert démo- graphique se révèle à la lecture du bulletin municipal (un seul numéro par an) : la chronique nécrologique s’étale en pleine page (ils nous ont quittés : Gilbert, Jeanine, Catherine, Edgar, Joël, Serge, Maurice...), aucune naissance depuis des années, rien de nouveau sous le soleil beauceron sauf l’entretien du réseau d’eaux usées, la réfection de la palissade du stade de foot et la visite officielle de la sous-préfète pour inaugurer l’ordinateur connecté en mairie. En cette fin d’après-midi, le ciel s’obscurcit progressivement ; les rues sont vides, l’asphalte se désagrège en gravillons gris-bleu, les rares voitures passent à grande vitesse dans la rue centrale. Si l’on y prête attention, quelques portes entrouvertes laissent apercevoir, derrière les filets antimouches, des intérieurs sombres et décrépis : mobilier vernis, vases à fleurs ébréchés, affiches punaisées en biais, portrait-tapisserie de Johnny Hallyday ou C. Jérôme, poste de télé- vision allumé sur une chaîne d’information, lit aux draps défaits traînant par terre... Et toujours cette noirceur, cette obscurité, ces lumières éteintes et ces fenêtres à demi fermées. Dans le petit lopin de terre à l’arrière d’une fermette, jouxtant un maigre potager (haricots verts, concombres), s’accumule un amoncellement de ferrailles : vieux lave- linge Vedette des années 1970, vélos rouillés Motobécane et Peugeot, baril éventré d’huile moteur Mobil, quatre cumulus de 80 litres en file…

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