La valeur des éditions princeps

Jean-Philippe Guichon

Au risque de se galvauder, l’ex- pression editio princeps (édition princeps), qui désigne au sens propre la première édition imprimée d’un texte ancien en langue originale, a, depuis le XVIIIe siècle, envahi les catalogues bibliophiliques, pour justifier les prix astronomiques atteints par certaines éditions gréco-latines. Pourtant, la plupart de ces impressions ne présentent intrinsèquement aucun intérêt bibliophilique particulier : leur valeur est ailleurs et ne peut véritablement être estimée que par ceux des philologues qui cultivent l’histoire de leur discipline.

Il n’existe apparemment pas d’étude exhaustive sur l’histoire de l’expression editio princeps, dont les savants ne font pas remonter l’usage au-delà du XVIIIe siècle. On la trouve cependant dès 1523, employée aux côtés des locutions synonymes « prima editio » et « editio primaria », par un imprimeur humaniste, le philologue alsacien Andreas Hartmann [dit Cratander] (vers 1490-1540), pour désigner la première édition jamais imprimée des comédies de Plaute (Venise, 1472) ; et elle est de même utilisée en 1653 par le philologue hollandais Anton Thijs [Antonius Thysius] (1603-1665), aux côtés de l’expression synonyme « editio prisca », pour désigner l’édition analogue de l’Histoire romaine de Velleius Paterculus (Bâle, 1520). À cette époque, la bibliophilie moderne n’était cependant pas encore née : les livres étaient alors destinés aux hommes d’études, qui les annotaient abondamment et les recouvraient généralement d’un simple vélin souple ou cartonné. Mais, pour des raisons assurément mercantiles, les milieux de la librairie et de la bibliophilie ont ensuite dévoyé ce qualificatif, en lui donnant les significations les plus diverses. Ils l’ont employé abusivement à propos d’impressions qui contenaient la première traduction latine des anciens textes grecs : on a ainsi nommé princeps le Platon latin de Marsile Ficin (1433-1499) publié à Florence en 1496, alors que la première édition du texte grec des dialogues de Platon est due à Aldo Manuzio (1449-1515) et a paru à Venise en 1513.

Alors que la grande majorité des éditions sont faites d’après des éditions antérieures, les princeps reposent nécessairement sur un ou plusieurs manuscrits.

Ils ont d’autre part compris sous cette dénomination toutes les publications des auteurs anciens faites au XVe siècle, et, pour les différencier, ont introduit l’usage des expressions secunda princeps, tertia princeps, (seconde princeps, troisième princeps, etc.). Plus grave encore, ils s’en sont servi comme d’un synonyme pompeux de la locution édition originale, dûment employé pour qualifier la première publication d’un ouvrage, en librairie, avec le consentement de l’auteur, et ont ainsi parlé des « Fables de La Fontaine en édition princeps ». Et, naguère, la cuistrerie universi- taire a surpassé l’avidité des libraires en qualifiant d’édition princeps la ver- sion originale en italien, publiée sous un pseudonyme en 2012, d’un ouvrage biographique sur Marcel Proust édité en anglais en 2017, sous le véritable nom de son auteur !

La valeur marchande d’un livre ancien ne dépend pourtant pas tant de son contenu (même si la célébrité de l’écrit ou de son auteur permet d’en faire encore grimper le prix) que de critères bibliophiliques comme sa rareté, son ancienneté, son matériau, sa typographie, son état de conservation ou son histoire (possesseurs, annotations, reliure). Si un exemplaire de l’édition princeps de l’Anthologia Graeca Planudea (Florence, 1494) par le grand philologue byzantin Janos Lascaris (†1535) est en ce moment à vendre pour la somme considérable de 60 000 dollars, cela ne tient assurément pas tant au fait que c’est la première impression d’un important recueil de poésie grecque qu’à l’ancienneté de cette impression (un incunable en même temps que l’un des quinze premiers ouvrages jamais imprimés en grec), aux caractères grecs de forme antique qui ont été dessinés et fondus spécialement pour elle et à la célébrité de son éditeur. De même, un bibliophile bien informé serait sans doute prêt à payer très cher un exemplaire de l’édition princeps du traité aristotélicien Des vertus et des vices, publiée à Paris par Jean Chéradame (†1546) en 1529, car il n’en est plus passé en vente publique depuis plus de deux siècles. Mais la valeur bibliophilique de cette impression ne vient ni de la réputation de l’auteur publié (un anonyme disciple d’Aristote), ni de l’im- portance de son ouvrage (une mince plaquette toute scolaire), ni de sa qua- lité de véritable édition princeps (sa troisième édition, imprimée à Paris en 1538, se présente à tort comme telle), mais de la relative ancienneté de cette impression grecque de Paris (la première est de 1507), de la rareté de son adresse typographique (un seul autre imprimé porte la mention « Chez Jean Chéradame »), de l’unicité du seul exemplaire qui en soit connu (unicum), de son impression sur parchemin, de ses décorations peintes, de son appartenance originelle à François Ier et de sa reliure royale. L’édition princeps du Ne pas se chagriner de Galien (Paris, 2008), qui est un ouvrage très important de l’un des principaux médecins grecs, ne devrait en revanche jamais atteindre un prix très élevé, car elle n’a pour elle ni son ancienneté, ni sa rareté, ni aucune particularité typographique : elle appartient à un volume assez commun des éditions Beauchesne et est encore disponible dans le commerce, quinze ans après sa publication.

Édition princeps du Corpus Hermeticum (Paris, A.Turnèbe, 1554).

Le philologue flamand Jan Bernaerts [Bernartius] (1568-1601), qui a jadis publié le texte du poète latin Stace (Anvers, 1595) à l’aide de six éditions antérieures, a toutefois donné à la plus ancienne d’entre elles le nom d’editio princeps, non pas tant en raison de sa primauté chronologique (Venise, 1490) que « du fait de son mérite », parce qu’« elle rivalisait de bonté avec les manuscrits ». Ce faisant, il a clairement indiqué qu’une édition princeps n’était pas seulement la plus ancienne d’un texte ( prima ou prisca), mais la première d’une série (prima- ria), voire d’une lignée (princeps), et qu’à l’instar d’un manuscrit, ce chef de file avait ainsi une valeur principielle, c’est-à-dire de source. Alors que la grande majorité des éditions sont faites d’après des éditions antérieures, les princeps reposent nécessaire- ment sur un ou plusieurs manuscrits, puisque les écrits qu’elles publient n’ont par définition jamais été imprimés jusque-là ; à ce titre, elles peuvent rivaliser avec les anciens codex. On a même d’abord cru qu’elles reproduisaient scrupuleusement le texte d’un seul témoin et pouvaient ainsi tenir lieu de manuscrits, en particulier quand les codex reproduits avaient depuis été détruits. On a depuis long- temps montré que les anciens éditeurs se contentaient rarement d’un codex pour établir le texte de chacune de leurs éditions princeps et qu’ils ne se dispensaient pour ainsi dire jamais d’en corriger la lettre. Il demeure cependant que nombre d’entre elles nous donnent accès à des sources manuscrites aujourd’hui disparues et qu’à ce titre, elles méritent d’être systématiquement soumises à l’analyse critique des philologues actuels, qui en négligent trop souvent l’examen approfondi. Mais le plus grand inté- rêt qu’elles présentent – et qui leur confère toute leur valeur – est qu’elles résultent toujours de la rencontre entre un manuscrit (ou plusieurs), un philologue et un imprimeur (ou un philologue-imprimeur) et que leur étude offre aux historiens de la philologie un excellent moyen de comprendre comment, depuis le XVe siècle, les philologues ont conformé le texte fautif des manuscrits aux exigences de la librairie, en les corrigeant, en les complétant ou en les annotant.

Il serait donc souhaitable que les bibliophiles se désintéressent définitivement de la plupart des éditions princeps des textes gréco-latins, qui n’ont généralement d’autre intérêt que scientifique ; que les philologues s’en préoccupent d’autre part un peu plus qu’ils ne le font d’ordinaire ; et que soient bientôt formés des historiens de la philologie qui puissent, en connaissance de cause, leur consacrer enfin une étude systématique : Philologie de l’avenir en offre le moyen !



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