Je m’appelle JJS et je suis obsédé depuis l’enfance. Mes initiales sont celles d’un grand écrivain français. Toutefois la comparaison s’arrête, tranchante : je n’ai pas écrit de livre culte et je n’ai pas eu le Goncourt. Même si mon premier et dernier livre mène sa vie avec la fatale distinction du fauve tapi dans l’ombre – qui se sait d’instinct être dans le viseur de l’homme – à l’instant même où l’alarme de ses instincts l’oblige à bondir sur sa proie. Mais, comme JJS premier, j’ai joué au tennis plus jeune et comme lui, devant un miroir, je me méfie des apparences. Mon rapport au réel est de l’ordre du rien. Enfin, pas tout à fait, je viens de me racheter une raquette de tennis pour mon anniversaire. Elle est en son entier d’un noir carbone inquiétant. On dirait une arme. Un prolongement impressionnant de ma main gauche capable de mettre en joue. Seul le w de la marque, coloré rouge sang sur le tamis de la raquette, apporte une humanité à celui qui s’en empare. Cette raquette comble à l’avance, et quelques précieux instants, mes déficiences de jeu aux yeux de l’adversaire. Je me sers pour l’instant peu de cette raquette mais j’y pense beaucoup. J’y pense comme à un stylo si j’écrivais à la main, mais ce n’est pas le cas. Contrairement à JJS le vrai. Si je suis obsédé, c’est que je répète mentalement les choses et les situations jusqu’à la sommation. Jusqu’à ce qu’elles explosent dans une salive d’azur.
J’ai souvent écouté des morceaux de musique ou des albums des milliers de fois de suite, je continue de le faire. J’ai souvent pensé les mêmes choses ou fait les mêmes rêves des milliers de fois de suite. Mon univers est restreint. À bientôt 50 ans, je me demande quelle trace je vais laisser. « Salive d’azur », je l’ai piquée à un écrivain qui a écrit Nœuds de vie. Ceci sciemment. Parce que depuis quelques mois j’ai l'impression qu’une présence invisible resserre, un à un, les nœuds coulissants de mes obsessions pour empêcher ce tic ou ce toc de la répétition que j’aime tant à faire vivre. Cette main, ou cette présence, me pousse à changer mes manières. Comme si elle ne savait pas que les répétitions permanentes, qui œuvrent dans ma tête pendant que je peux tout à fait parler d’autre chose, sont chez moi une source d’équilibre. J’irais même à dire que si je n’avais pas cette angoisse grandissante du manque d’argent, je vivrais en toute conscience paradoxale mon existence comme un imbécile heureux – avec mes marottes orphelines et répétitives, qui font que je n’avance pas.
*
Dans le village de bord de Seine où je vis, la brume rêche du matin est hantée. Elle tapit languissamment le fleuve et met à l’abri les vivants qui s’y trouvent. D’habitude, j’aime la compagnie de ces ombres furtives qu’à peine je devine. Leurs silences dans le brouillard me captent. Mais depuis peu je suis mal à l’aise pour tout vous dire. L’impression, si ce n’est d’être poursuivi, est que l’on m’épie. Une chose en embuscade existe derrière l’invisible animation de la Seine, comme si une sorte d’être ou d’entité allait se mettre enfin à mes trousses. Je le crois d’autant plus que cette impression récente d’une présence mystérieuse me guettant m’arrive aussi quand je suis à Paris la nuit, palabrant mes obsessions dans les gouffres en feu de la ville où je maraude avec mes idées fixes. Elles prennent la plupart du temps l’apparence d’une image. Qu’il s’agisse de la peluche démone de Lunar Park, le roman de Bret Easton Ellis, ou bien de la présence obsédante du bong, ce bruit-détonateur du monde dans le film Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, ou bien encore de la carcasse du chien s’écrasant au fond d’un ravin dans le livre de Malcom Lowry, Au-dessous du volcan. Même si je dois tout de suite préciser que je ne pense plus tout à fait au chien mais plutôt à la fréquence et à la géométrie du vol des mouches survolant le corps sans vie de l'animal. Enfin, tout ça ce sont mes obsessions, elles me pansent et m’accompagnent depuis toujours, mais derrière elles, existe aujourd’hui quelque chose de neuf qui m’exhorte et m’inquiète.
J’ai téléphoné à JJS le vrai. Nous nous connaissons maintenant depuis des années. Sans évoquer ce qui me tracassait, j’espérais à travers notre conversation trouver des pistes d’explication sur cette impression de présence qui me poursuivait. JJS s’y connaissait en apparitions et en fantômes. Je n’étais pas mauvais non plus, mais d’une autre manière. En tout cas pas pareil. Vers 7 ans, c’est vrai, j’apercevais des choses. Je percevais des vérités sous forme de questions, mais je le sais aujourd’hui, c’est là le don de l’enfance. Il suffisait que je me retrouve seul et sous un fort soleil, avec cette impression chaude et prémonitoire du monde s’effondrant dans mon crâne, pour que je m’interroge sur ma propre présence. Pourquoi n’étais-je pas rien ? Pourquoi y avait-il des gens autour et ailleurs ? Pourquoi j’existais ? Pourquoi n’étais-je pas eux ? Ma conscience de petit garçon débordait de toutes ces questions.
J’étais peut-être alors ce qui me poursuit maintenant. Maintenant que je ne tente plus d’ignorer la mort, je doute un peu plus du réel de ma vie. C’est-à-dire que je doute des événements qui se sont déroulés ces quarante dernières années. Si je n’étais pas tenaillé par cette créature, ma vie me semblerait factice. Sous filtre. Mais depuis peu un glitch s’est glissé dans ce que je perçois de mon existence.
Au téléphone, JJS l’exact m’avait demandé de lui décrire un peu mieux ma raquette en carbone profond. Quand j’ai évoqué l’achat réfléchi d’un antivibrateur couleur bleu de Prusse, pour lutter contre les éventuelles tendinites et rendre la frappe de balle moins désagréable à l’oreille, il me répondit qu’annuler les vibrations, c’était tendre vers le toc. Aucun intérêt. Au revoir. Je vous rappelle. À bientôt.
Ma vie ne pouvait pas être factice, j’avais une femme extraordinaire. Un fils adoré. Des amis avec une certaine aristocratie d’être. Je faisais partie des chanceux. Certes, je comprenais que mon goût du luxe et des automobiles rares ne serait jamais sustenté mais je commençais doucement à en faire le deuil. Je venais de nulle part si ce n’est du Lumpenproletariat. Mis à part quelques mois dans ma jeunesse en usine, j’avais fait en sorte de ne jamais me sentir subordonné. J’aimais les livres, la musique, les images hors du réel et leur beauté luxurieuse. J’avais rencontré les artistes que j’admirais. Malgré cette bonne étoile un peu étrange, mon âme a toujours vu les choses en noir : je pense malheur et je pense le pire. Alors je conjure le sort en imaginant les plus terribles catastrophes pour qu’elles n’arrivent pas dans le réel. Ça concerne souvent la mort de mes proches. Si vous saviez ce que mes pensées peuvent parfois être atroces, et c’est bien souvent qu’elles me tordent le ventre et bloquent ma gorge d’anxiété. Mais je n’ai pas le pessimisme puissant. Suis plus Bacri que Cioran. Et mon imagination, malgré les échafaudages mentaux, est à ras de bitume. Je suis un matérialiste sensitif. Je ne crois que ce que je ressens.
Et je ressens la présence.
Le terrain où je joue au tennis se situe entre la forêt et le cimetière du village. Les vingt premières minutes de jeu sont les plus difficiles parce que je réalise que mon corps va vers la fin. Il n’est pas difficile de deviner en moi la myriade de micro-AVC, de cellules en train d’exploser, de fibres tétanisées. Je n’ai pas, je dois le dire, une hygiène de vie tout à fait correcte. Mais mon corps morfle de joie même si foie et cerveau encaissent mon mode de vie toqué et peu recommandable. Heureusement, chaque été, un mois durant, je me baigne quotidiennement dans la mer Égée et ses lumières. C’est une jouvence qui me sauve.
Ma dilection pour les excès n’est pas nouvelle. Alcool en tête. Alors il arrive que je ne raccorde plus. Quand je joue, parfois, je me tutoie pour m’encourager. Je me dis tu. Ton livre par exemple. Ton deuxième livre. Tu as écrit à ton éditrice qu’il commencerait comme du Don DeLillo et finirait comme du Giono. Tu en dis des conneries. Tu es un peu à côté de la plaque. Même si en tant que JJS, tu te sens proche – au-delà de votre amitié – des visions de JJS le vrai, tu admets qu’en ce moment tu ne vois pas grand-chose. Tu privilégies les mots au lieu de la phrase. Tu n’as pas la JJS Vista. Tes jambes sont raides. Fléchis les genoux. Sois plus souple. Tes petits pas d’ajustement, bordel. Frappe. La raquette derrière l’épaule en bout de course.
Je suis de moins en moins soucieux de cette ombre à mes trousses. Elle gaine peu à peu mes pensées. Et je réalise que vieillir c’est aussi songer à s’absenter. À ne plus forcément être tout le temps là. Comme lorsque, derrière un volant, sur une route bordée d’arbres, nous laissons à notre mémoire abandonnée la place prodigieuse du conducteur. Conduire, c’est fuir le monde, comme une course-poursuite à l’envers et à rebours. Je conduis souvent. Trajectoire. Espace-temps. Virages. Dans l’habitacle de la voiture se joue mon désir de ne plus rien dire de concret. Seul le sentiment d’exister m’intéresse. C’est ce que je ressens aussi avec la présence. Je ne veux ni parler de l’enfer de la technique, ni des femmes, ni de ce prochain livre en gestation, à l’envers absolu du feel good totalitaire qui nous asphyxie tous.
À cause de la bête planquée dans les parages, je suis autre part. Je pense à autre chose. Par exemple, j’espère vivre jusqu’à ce que mon fils ait mon âge aujourd’hui. Ensemble nous jouons au tennis, l’un contre l’autre, sa raquette est rouge et bleu de super-héros. Ma condition physique est celle d’un garçon d’à peine 9 ans. Je ne veux pas flancher devant lui. Le monde de mon fils me convient, j’y galope à l’aise. Je m’enthousiasme. Le monde de la littérature dans ses troubles, ses parts sombres et ses sueurs, me sied aussi comme aucun autre. C’est une affaire de superpouvoirs ou de polar. D’enquêtes. C’est la passion des enfants à vouloir croire.
JJS, par exemple, je le vois conduire vite, et la lecture de son dernier livre, Les Apparitions, m’a confirmé cette intuition. Son accident de voiture. La balafre. Son air de Dürer. Marseille. La bagarre de bar. Concaténation mythologique. Oui, j’ose souvent écrire des choses comme concaténation mythologique. Je ne tends pas encore vers l’épure, même si j’avais commencé sobrement cette étrange confession… Chassez au galop l’artifice… Les points de suspension, non plus, ne me font pas peur. Plus rien ne m’inquiète depuis que l’animal, je ne sais comment le nommer, m’accompagne.
Écrire, c’est croire à l’informulé. Et d’une manière qui ne va plus du tout avec l’époque. Dans mon crâne obsédé, je crois et je vois. Je fais des images et des phrases qui possèdent la douceur du crépuscule et la cadence scrollée de nos enfers. En ce moment, la raquette est dans ma tête et je me demande en même temps à quoi peut bien travailler JJS premier. Je me demande aussi si je vais payer pour le mal que j’ai pu faire. S’il y a vraiment une lumière au bout du tunnel. Toutes ces questions qui me traversent malgré moi ont la saveur existentielle de celles qui nous assaillirent enfant. Ce que je veux dire est que je réalise non sans une certaine solennité ma décomposition à venir tandis que mes interrogations possèdent, par trouées, cette substance qui fait la substantifique moelle de la vie. Si j’ose cette expression, c’est par la grâce de cette bête qui plus jamais ne me lâche. Cette chose vivante qui me faisait peur il y a encore peu veut mon bien, c’est une évidence. Elle me désencombre d’une drôle de façon pour que j’avance plus léger. Elle sait que je vais vers la mort le plus lentement possible. Elle le renifle. N’en tire aucune conclusion. Ne me juge pas. Elle me débarrasse plutôt pour que le ciel s’enflamme. Je pense alors à ces mots sécants et frappeurs de mon adolescence que je n’ai jamais pu oublier : « Mardi. Rien. Existé. » Sartre les écrit dans un journal. Ils sont l’essentiel en trop. Mais par-delà leur puissance sèche, ils manquent d’obsessions et de chair ; ces mots sont à l’os. Perforent les poumons de leurs tessitures du rien. Longtemps ils m’ont plu. Mais se dépouiller c’est aller vers d’autres expériences.
*
Maintenant je ne fais plus que du mur. Ma raquette et moi, nous sommes seuls. J’aime l’entendre fendre l’air qui m’entoure. Aucun subterfuge. Ni reflet, ni échappée. Une heure tous les jours. Peu importe le temps, je fais du mur. C’est une autoscopie cohérente de ma solitude et des combats à venir si je veux continuer à écrire. Je ne suis pas très loin dans ces moments-là d’une certaine félicité. J’ai peu de vêtements, il me reste deux costumes et j’en consacre un au tennis.
C’est un Yves Saint Laurent noir de 1999, de l’époque où l’argent ne manquait pas vraiment, même s’il n’a jamais été présent. L’image me plaît faut dire. Un grand échalas en costume de luxe frappant tous les jours la balle sur un terrain en sortie de village. C’est un peu comme avec les mots, j’aime les situations rares. À l’époque où la technique réduit le langage à peau de chagrin, je trouve heureux le mot inusité. Je frappe la balle comme je donnerais des coups de hache. Puis j’imagine la bête m’observer, c’est un peu lui faire signe. Lui dire : je sais ton rôle de phare. Je sais que le coup de hache sans relâche, comme dans un mauvais rêve, ne fait pas de bruit. Je sais les répétitions silencieuses.
Quand j’achève mes séances de mur, j’effectue toujours un léger détour pour passer dans la rue du Coin-Muzard où a vécu Georges Bataille en 1944. Atteint d’une tuberculose, il allait en vélo se faire insuffler dans la ville d’à côté, avant de repartir sur sa bicyclette voir sa maîtresse Diane Kotchoubey de Beauharnais.
De le savoir me dit de lui autant que son œuvre. Le coin où j’habite est peuplé d’écrivains morts. Simenon est passé par là, et puis un peu plus loin Mallarmé. Et tant d’autres. Je sais ma chance d’avoir ces âmes autour de moi.
Souvent, avant de descendre vers le fleuve, je m’offre un crochet vers un coin enchanteur de la forêt, composé uniquement de pins sylvestres et de rochers millénaires. Ils sont majestueux et sauvages dans leur puissance de concrétion. La forêt se teinte alors, si le ciel est bleu, d’un air d’Italie. Elle est à cet endroit à l’opposé de la selva oscura chère à Dante et annoncée dans le premier chant de l’Enfer : « Au milieu du chemin de notre vie je me retrouvai dans une forêt obscure. » J’aime me répéter ces vers que le Consul d’Au-dessous du volcan de Malcom Lowry (une autre de mes obsessions donc) baragouine, seul et saoul. Mais soyons honnête, je ne suis plus tout à fait au mitan de la vie où les choix crépitent d’impatience.
*
Nous sommes maintenant au mois de juin.
Hier, dans ce coin paradisiaque de la forêt, je me suis attardé à contempler un rocher qui ressemble à la fois à un éléphant et un rhinocéros : le rhinoléphant, comme nous l’appelons avec mon fils. C’est là que j’ai enfin vu ses yeux. Deux perles noires aux iris rouge cochenille sont apparues. La bête, la chose, l'animal, était là, comme accroupie sur le dos du rocher mais il m’était impossible de discerner son corps translucide d’Horla. Nous nous sommes épiés jusqu’à l'hypnose. Cela aurait pu s’approcher de la célèbre toile de Füssli, Le Cauchemar, mais l’impression en était tout le contraire.
Son regard avivait une joie de vivre qui prenait en considération à chaque instant la connaissance de la mort et je me mis à penser crûment à la mienne. Je m’avouais que loin des métaphysiques et des religions, mes obsessions, depuis toujours me ramenaient à ce néant qu’il fallait apprivoiser si je voulais que le reste de ma vie ne soit pas vain. Alors un espoir infini me foudroya et la présence, qui ne me quittait plus, cessa d’être en un éclair. Un flash térébrant les airs proclama sa disparition. Je me mis à courir à travers la forêt et ses pierres, raquette en main. J’entamais une course-poursuite, bonds, dérapages, staccato. Une course-poursuite contre moi. Pour moi. Avec, à perte de vue, le reste de ma vie à venir. L’horizon en mille morceaux derrière les arbres. Dans tous les sens. Ritardando. La route au loin, comme une portée. Mécanique des muscles. Do majeur, mort mineure. Discorder. Avant que le jour ne tombe. Reprendre souffle. Contre la montre. Sentir la cinétique et les stridulations de la poursuite. Entrapercevoir la buse au loin et sa beauté impérieuse. Son vol en heure bleue, rase-motte et silencieux, ralenti par l’appétit printanier. S’accaparer ses sensations. L’abordage du corps dans la pensée. Échevelé et heureux. Dans ce bout de forêt, à cet instant, je suis tout ça, droit devant, je vois. Je m’ébroue en costume noir. La solitude avec les autres, dans ma tête, comme depuis toujours. Je voulais être vide, au bord d’un avenir qui résonnait de nouveautés. J’avançais. J’étais heureux.
Vaciller et être solide comme un rocher, c’est ce que je fais, c’est ce que je suis, depuis le fond de mes origines. La présence me l’a fait comprendre, et la mort n’y pourra rien changer.
JJS m’a téléphoné. Il voulait savoir si j’avais eu vent de… La confirmation d’un détail. D’une information souterraine et précieuse, dirais-je. D’une indication banale et magique, me dirait-il. Mais la volonté est la même.
JJS cherche, recoupe, avance.
Sans arrêt....
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