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Richard Werly
Ils sont là, côte à côte. Deux uniformes galonnés : l’un gris, l’autre bleu marine. À l’heure où les divi- sions de toutes sortes scandent le débat politique américain, la reconstitution de la reddition sudiste du 9 avril 1865 pourrait en théorie tourner au pugilat.
Erreur. Sous le soleil printanier de Virginie, ni les sosies des généraux Robert E. Lee et Ulysses S. Grant, ni les quelque 300 spectateurs ne scandent le moindre slogan pro- ou anti-Trump. Place au spectacle, avec force figurants en uniformes et chevaux sellés et harnachés. Les colts dans leurs holsters sont heureusement des répliques. Idem pour les carabines Springfield modèle 1861 qui équipaient alors l'armée nordiste et firent tant de ravages chez les « rebelles ». Appomattox est l’un des lieux de mémoire du carnage que fut la guerre de Sécession entre son déclenchement, le 12 avril 1861 par le bombardement confédéré de Fort Sumter, dans la baie de Charleston, en Caroline du Sud, et son épilogue ici même, quatre années et plus de 600 000 morts plus tard.
Il faut parfois humer l’air du temps autrement. Ce 9 avril 2023 fournit un bon exemple. L’Amérique contemporaine nous semble déchirée. Le 6 janvier 2021, l’assaut des partisans de Donald Trump sur le Capitole est devenu le symbole d’une colère capable de mettre la République à terre. Ces dernières semaines, l’actualité est presque chaque semaine rythmée par les comparutions de l’ancien président devant les tribunaux. À chaque fois, l’idée de sécession remonte à la surface. Comme si deux Amérique irréconciliables se faisaient face, de nouveau prêtes à s’entretuer, au moins sur le plan politique. Comme si la sécession de 1861, déclenchée par le refus aveugle des sudistes esclavagistes de perdre leurs privilèges dans la tourmente de la modernité industrielle, gardait en elle un ferment jamais éteint. Comme si le brasier MAGA (Make America Great Again) risquait, demain, d’enflammer ce pays obsédé par la compétition avec la Chine, la perte potentielle de sa puis- sance, et dévoré de l’intérieur par l’af- frontement entre le petit peuple blanc des villes moyennes et les minorités des métropoles acquises à la cause « woke ».
L’Amérique de 2023 aime l’union plus qu’on ne veut le croire.
Sauf que nos impressions peuvent nous trahir. Appomattox est une localité de Virginie sans autre atout que la courte cérémonie de reddition. À l’écart de la ville, quelques bâtisses typiques de l’architecture locale, avec leurs vérandas ouvertes sur les prairies. C’est ici, dans la demeure d’un juge transformée en tribunal, que Robert E. Lee et son armée de Virginie du Nord capitulèrent. John, sympathique retraité est remonté en voiture de Miami pour devenir, comme chaque année, la réincarnation du commandant en chef sudiste. À ses côtés, quelques amis triés sur le volet composent l’état-major qui déposa les armes devant Ulysses S. Grant, descendu à cheval du front où l’on avait perdu sa trace lors de l’ultime bataille de son armée du Potomac. L’Amérique de 2023 aime l’union plus qu’on ne veut le croire. Elle n’est pas si désunie que ça. Le service des parcs nationaux responsable du site me montre le livre d’or du musée d'Appomattox. Que des « plus jamais ça ». La sécession sanglante est heureusement passée de mode.
Les États-Unis sont sans doute minés par les fractures. L’Amérique industrielle du blue-collar, que Joe Biden promet de réveiller à coups de subventions avec son Inflation Reduction Act adopté en août 2022, a fabriqué une mythologie de puissance qui imprègne tout. Mais il existe aussi une lucidité Made in America. Forgé par la guerre de Sécession qui lui assura, paradoxalement, une supériorité technologique sur une Europe endormie sur les lauriers de sa révolution bourgeoise, le pays sait qu’il est né dans la douleur et qu’il faillit tout perdre. Son dynamisme est à ce prix : « Les Sudistes luttaient contre les évidences », me raconte, en souriant, le sosie du général nordiste William Tecumseh Sherman, présent lors de la reddition de Lee. « Le Nord avait gagné la guerre avant même qu’elle ne démarre. La puissance industrielle était du côté de Washington et de l’Union. Lincoln l’avait compris. » Effet miroir. Le promoteur new-yorkais Donald Trump défend un monde d’hier qui se sait pris dans un engrenage impossible à arrêter. Sa colère est le carburant d’une défaite implacable.
La reconstitution d'Appomattox n’est que l’affaire d’une centaine de figurants. Mais elle dit la mémoire d’un pays qui sait s’être construit à force de tragédies. Guerre de sécession. Guerres indiennes. Guerre du Viêtnam. Guerre en Irak et en Afghanistan. L’Amérique n’a pas besoin d’être pardonnée. Elle ne le demande pas. Elle rejoue son histoire pour convaincre son peuple qu’il surmontera toujours les pires épreuves....
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