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Jean-Baptiste Soufron
Brutes, les données issues des leaks peuvent être manipulées pour conforter la réalité qu’elles dénoncent.
« L’aura, à ce stade, je n’ai rien d’autre à vous offrir que ma parole. Je suis haut fonctionnaire dans le renseignement. J’espère que vous comprenez que je prends des risques extrêmes en vous contactant et que vous serez prête à accepter les précautions suivantes avant que je ne vous en dise plus. Vous ne perdrez pas votre temps. » En janvier 2013, c’est par ces mots poignants que « Citizen Four », alias Edward Snowden, contactait Laura Poitras, future réalisatrice oscarisée pour le documentaire qu’elle allait réaliser sur lui afin de diffuser ses révélations et rendre publiques les pratiques d’espionnage et de surveillance illégales du gouvernement américain. Au-delà du travail d’Edward Snowden, les leaks, ou « fuite d’informations », sont devenus un élément important en matière de politique étrangère, avec plusieurs méga-révélations ayant eu un impact international. En 2010, Chelsea Manning publiait une série de câbles diplomatiques américains sur le site de WikiLeaks, organisation fondée par Julian Assange. En 2016 et 2017, les outils de piratage de la National Security Agency (NSA) et de la CIA étaient révélés au public.
En 2023 encore, les leaks ont régulièrement fait l’actualité. Le 26 février, une information fuitait selon laquelle le virus SARS-CoV-2 se serait échappé d’un laboratoire chinois. Le 1er mars, plusieurs agences de renseignement publiaient un rap- port sur le syndrome de La Havane - une étrange maladie du cerveau diagnostiquée depuis plusieurs années chez des espions et diplomates américains. Enfin, le 13 avril, suite à une nouvelle fuite massive de données, le FBI venait arrêter Jack Teixeira chez ses parents, dans le Massachusetts, après avoir découvert qu’il diffusait, via un serveur Discord dédié aux jeux vidéo, des documents classés top secret relatifs à la guerre en Ukraine, qu’il avait obtenus alors qu’il n’était pourtant que l’équivalent d’un simple quartier-maître de deuxième classe au sein de la garde nationale.
Les leaks se poursuivent avec constance, jusqu’à devenir une forme d’opposition et d’expression politique
Au cours de la dernière décennie, ces mega leaks ont transformé la culture et la pratique du renseignement. Les outils utilisés pour les fuites des années 2010 ont été analysés et récupérés par les acteurs du privé. Les administrations ont, elles aussi, beaucoup appris de ces premières expériences, notamment à opérer plus furtivement et à démasquer ceux qui le font. Les pratiques indélicates d’agences de renseignement de renommée mondiale, comme la surveillance informatique de gouvernements étrangers, ont été exposées aux yeux de tous. Pour autant, même internalisés avec plus ou moins de succès par les services de renseignement, les leaks se poursuivent avec constance, jusqu’à devenir une forme d’opposition et d’expression politique, presque une manière de contourner l’organisation d’une société qui semble se structurer de plus en plus en communautés hermétiquement closes et où les informations portées à la connaissance du public sont largement quantifiées, sélectionnées et contrôlées.
Si la démarche de Julian Assange, Edward Snowden ou Jack Teixeira est d’évidence une forme d’expression politique, elle reste difficile à qualifier et ne semble pouvoir se limiter ni à la défense de la liberté d’expression tendant à la dictature de la transparence, ni à un militantisme antioccidental et anticapitaliste désireux d’affaiblir l’empire américain.
Les documents n’ont de sens qu’à travers la sincérité de leurs analystes et la capacité d’en discuter à large échelle. On peut tout faire dire à un leak. Cette culture de la fuite de données et d’informations se révèle finalement pervasive jusqu’à être utilisée contre l’idéal démocratique lui-même. Reed Berkowitz, alias Rabbit Rabbit sur la plateforme de blogs Medium, est un designer spécialisé dans les jeux de réalité alternative, les jeux de rôle grandeur nature, la fiction expérientielle, le théâtre interactif et les jeux sérieux. À ses yeux, QAnon est ainsi « un jeu qui se joue des gens », une exploitation de l'apophénie, à savoir la deuxième phase de la schizophrénie dans laquelle les malades souffrent d’une altération de la perception qui les conduit à attribuer un sens particulier à des événements banals en établissant des rapports non motivés entre les choses, tout leur paraissant avoir été préparés directement à leur inten- tion. En diffusant de prétendus leaks comme le Petit Poucet sème des miettes de pain, les acteurs de QAnon ne véhiculent aucune véritable information, mais donnent des occasions aux membres de leur communauté de tirer par eux-mêmes des conclusions et ainsi renforcer leurs propres biais d’interprétation.
En 1962 déjà, l’historien politique Daniel J. Boorstin dénonçait la multiplication des « pseudo-événements ", les artifices de la politique et du monde des médias pour créer des « images » destinées à combler le vide entre les véritables – mais rares – informations. En 2023, QAnon n’est plus cantonné aux recoins obscurs du world wide web, il est présent sur Facebook, TikTok, Instagram et YouTube. L’objectif n’est pas de convaincre les gens, mais de les faire douter ; de fabriquer du réel sur lequel il serait possible d’agir et de faire « comme si », de créer un brouillard de guerre sans guerre, une réalité collectivement partagée qu’il deviendrait possible de mieux contrôler. La confusion étant désormais générale, il est remarquable que les auteurs de ces leaks soient aujourd’hui devenus des héros auprès du grand public, tout en restant victimes d’acharnement à leur encontre, y compris de la part de régimes parfaitement démocratiques. Comme l’expliquait le journaliste Glenn Greenwald, qui a recueilli les confidences d' Edward Snowden devant la caméra de Laura Poitras et les a publiées dans le Guardian, « la diffamation généralisée des lanceurs d’alerte [par les gouvernements et les médias qui les relaient] ne cesse de m’étonner, surtout lorsque tant de spectateurs contemporains s'identifient à des personnages similaires dans des films et des émissions télévisées populaires. » Faut-il donc penser que Julian Assange, Chelsea Manning ou Edward Snowden ne seraient des victimes que parce qu’ils ont manqué de prudence ?
En 1970, Daniel Ellsberg, l’analyste militaire considéré comme le premier lanceur d’alerte, avait pris soin de dissimuler son identité lors de la diffusion des Pentagon Papers, ne se rendant chez le procureur du Massachusetts que deux jours après que le New York Times avait gagné, devant la Cour Suprême, le droit de les publier. De même, en 1971, l’ancien analyste de la NSA Perry Fellwock avait préféré prendre le pseudonyme de Winslow Peck pour dévoiler l’existence du système de surveillance Echelon et du programme Five Eyes, une alliance de plusieurs services de renseignement, dans le magazine Ramparts.
Face à ce qui relève à la fois d’une mission d’information du public et d’une nouvelle forme d’expression politique, il faudrait donc finalement conclure que malgré l’adoption récente de lois prétendument destinées à faciliter les leaks et protéger les lanceurs d’alerte, les gouvernements seraient en train de gagner la partie en faisant le choix de réagir de façon à la fois plus violente et plus partisane. Dans son second e-mail à Laura Poitras, Edward Snowden indiquait : « Vous me demandez pourquoi je vous ai choisie. Je ne l’ai pas fait. C’est vous qui l’avez fait. La surveillance dont vous avez fait l’objet signifie que vous avez été sélectionnée, un terme qui prendra tout son sens au fil de votre lecture […]. À partir de maintenant, sachez que chaque frontière que vous franchissez, chaque achat que vous faites, chaque appel que vous composez, chaque antenne de téléphonie mobile que vous croisez, chaque ami que vous contactez, chaque article que vous écrivez, chaque site que vous visitez, chaque page que vous consultez et chaque paquet que vous acheminez sont entre les mains d’un système dont la portée est illimitée, mais dont les garanties ne le sont pas. Votre sélection par le système de la NSA signifie que vous êtes parfaitement consciente de la menace que ces capacités secrètes et illimitées font peser sur les démocraties. C’est une histoire que peu de gens, à part vous, peuvent raconter. » Avant de conclure : « Si tout se passe bien, peut-être que la démonstration que nos méthodes fonctionnent en encourage d’autres à se manifester. »
Jean-Baptiste Soufron, avocat au barreau de Paris, a été directeur juridique de la Wikimedia Foundation et secrétaire général du Conseil national du numérique.
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