Quel est le véritable auteur d’un texte, d’une image ou d’un son généré par une intelligence artificielle ? Selon les concepteurs, la réponse diffère, ce qui incite à la prudence dans l’utilisation de ces outils à l’aube d’une nouvelle révolution numérique.
Si les gens « ne savent pas bien penser, d’autres penseront à leur place ». Ce qu’Orwell dit de la pensée vaut-il aussi pour la création ? Si nous ne créons plus, ChatGPT va-t-il créer à notre place ? Sans vouloir faire tourner les tables, on peut tout de même imaginer qu’Orwell serait terrifié par l’avènement de ChatGPT (GPT pour Generative Pre-trained Transformer), algorithme qui, quand on lui demande comment il souhaite être présenté au public, répond qu’il est « un modèle de langage développé par OpenAI basé sur l’architecture GPT-3.5. Mon objectif est d’aider les utilisateurs à générer du texte de manière créative et cohérente pour répondre à leurs questions et les assister dans leurs tâches quotidiennes. »
ChatGPT nous promet donc d’être un « langage », de pouvoir générer une production de « manière créative », d’être à même de « com- prendre » afin de mieux nous « aider ». On croirait entendre une personne réelle en plein entretien d’embauche… Mais, si l’on est un peu curieux, il y a un côté fascinant (et, admettons-le, ludique) à discuter avec lui. Effrayant aussi car s’ouvre un champ de réflexion et de craintes nourries par de nombreux écrits. Le 29 mars dernier, Elon Musk – l’un des cofondateurs d’OpenAI, société ayant développé ChatGPT – ainsi que de nombreux experts mondiaux ont cosigné un appel à faire une pause de six mois dans la recherche sur les intelligences artificielles (IA), évoquant « des risques majeurs pour l’humanité […] l’IA [étant] potentiellement plus dangereuse que les armes nucléaires ». Rien que ça.
Cet appel au statu quo sur la recherche vient alimenter de grandes craintes qui (re)surgissent avec la démocratisation des IA. En schématisant, ces craintes se résument à deux grandes questions : une IA peut-elle à terme prendre le pouvoir (crainte classique d’une « super intelligence» qui finirait par détruire l’humanité) ? ; une IA va-t-elle remplacer nos métiers (crainte classique de la disparition du travail)? Sur la première question, si différents courants de pensée existent, la doctrine majoritaire semble s’accorder sur le fait que nous sommes à dix mille lieues, tant d’un point de vue technique que structurel, de l’avènement d’une super intelligence (impossibilités techniques puisque l’IA n’en est qu’à son balbutiement et qu’à ce jour les meilleurs des chercheurs affirment qu’ils ne savent pas développer un tel algorithme ; impossibilités énergétiques puisque pour se répandre dans tout le réseau et devenir autonome une IA aurait besoin d’une quantité d’énergie qui n’est pas disponible sur Terre, etc.). Sur la question de la disparition du travail, les craintes sont plus ancrées, et chacun est renvoyé à sa propre peur d’être dépassé. Dans la littérature qui fleurit sur le sujet, on voit apparaître un paradoxe assez frappant : si chaque corporation se pose cette même question, la réponse est fonction du métier de l’auteur de l’article. Étant conscient des enjeux de son emploi, l’auteur en déduit rapidement que le sien requiert trop de subtilité, trop de composantes pour qu’il puisse être remplacé par une machine. En revanche, il en déduit tout aussi vite que les autres (qui par essence sont toujours moins complexes et plus automatisables) pourraient eux être remplacés. Et l’on imagine ainsi collectivement que l’IA pourra un jour remplacer les livreurs (voitures autonomes), les comptables (automatisation des systèmes de comptabilité), les journalistes (pro- duction d’un texte objectif à partir de faits), les médecins (automatisation des systèmes de diagnostic), ou les avocats (automatisation de l’étude de la jurisprudence pour prévoir l’issue la plus probable du litige) etc. Mais quid de l’artiste ?
L’artiste n’est-il pas celui qui a une vision originale, différente, unique du monde ? La création n’est-elle pas le lieu où s’exprime le mieux l’humanité ?
L’artiste n’est-il pas celui qui a une vision originale, différente, unique du monde ? La création n’est-elle pas le lieu où s’exprime le mieux l’humanité ? Lorsque l’on connaît bien un artiste, ne peut-on le reconnaître à son trait, son style : « ça lui ressemble tellement, c’est de lui ». L’IA nous prouve que tout cela est en train de changer. Certains compositeurs/ingénieurs ont mis au point des algorithmes permettant la production de musique « à la manière de » Bach ou de tant d’autres, avec des résultats plus que bluffants. « On reconnaît parfaitement son style, ça ne peut être que lui ». Et pourtant non, c’est un algorithme. L’IA bouleverse le rapport à la création. Et c’est tout le droit, et particulièrement le droit de la propriété intellectuelle, qui est frappé par ce chambardement et qui tente d’appréhender ces questions nouvelles en proposant (faute de texte ou de jurisprudence) des pistes de réflexions.
Avec l’émergence des IA, tout juriste a immédiatement des interrogations :qui dit nouvelle production de contenus, dit nécessairement exploitation, et qui dit exploitation dit cadre juridique. Comme toujours, la création précède le droit, raison pour laquelle on se trouve à l’aube de l’utilisation de l’IA et à l’aube d’un cadre normatif spécifique. Le droit va nécessairement se développer dans les prochaines années (parce que des litiges vont naître de ces nouveaux outils et ainsi obliger les tribunaux à donner des réponses). En attendant, en termes de droit d’auteur, on peut commencer par raisonner avec des notions classiques. Les conditions légales pour bénéficier de la protection du droit d’auteur sont d’une part être créateur de l’œuvre et, d’autre part, que celle-ci soit originale.
La question de la titularité (c’est-à-dire de qui détient les droits sur la création) répond à un principe logique, celui qui détient les droits est le créateur de l’œuvre (sauf quelques exceptions pour les œuvres collectives, celles créées sous la direction de quelqu’un, etc.). Or, ici, qui sera considéré comme créateur ? La personne qui a donné l’ordre ? l’IA ? le concepteur de l’IA ? De manière assez rassurante, cette question a – dans une certaine mesure – déjà été posée par le passé. On peut prendre exemple sur le cas de l’émergence de l'appareil photo. Si le débat peut aujourd’hui prêter à sourire, il avait, à l’époque, soulevé de nombreuses interrogations. La principale était de savoir si le photographe, qui ne fait qu’appuyer sur un bouton, fait ou non œuvre de création. Certains ont soutenu que l’appareil faisant tout le travail, il convenait de retenir que l’appareil photo était le véritable créateur, et que le photographe n’avait qu’un rôle accessoire dans le processus.
S’il y a eu de nombreux débats jurisprudentiels, la solution est aujourd’hui constante et il est établi qu’une photographie peut être protégée par le droit d’auteur dans la mesure où le photographe réussit à démontrer l’empreinte de sa personnalité (en faisant état de choix spécifiques et arbitraires, comme le cadrage, une lumière, un sujet particulier). Au contraire, une photographie plus utilitaire, banale, sans choix esthétiques précis, ne sera pas protégée au titre du droit de la propriété intellectuelle. L’appareil photo est considéré comme un simple outil du photographe.
Avec l’IA, même s’il s’agit naturellement d’une technologie différente, la problématique est la même : celui qui commande l’IA fait-il œuvre de création (en faisant des choix dans les ordres : en demandant de produire une histoire intégrant tel et tel personnage, lieux, intrigue, etc.) ? Ou ne fait-il qu’appuyer sur un bouton ? Si l’on raisonne par analogie avec l’appareil photo, celui qui donne l’ordre à l’IA de produire une création devrait être titulaire des droits seulement dans la mesure où il pourra démontrer un effort créatif, des choix établis, l’empreinte de sa personnalité.
Ce n’est pas le choix qu’à retenu ChatGPT, qui a préféré encadrer de manière contractuelle ce point. À la question de la titularité des droits sur les créations qu’il génère ChatGPT nous répond : « En tant que modèle de langage, je ne détiens pas les droits d’auteur sur les textes que je génère, car je ne suis pas capable de créer des œuvres originales. Tout ce que je produis est basé sur les données que j’ai été entraîné à traiter et sur les instructions qui me sont données par les utilisateurs. Les droits d’auteur sur les textes que je génère appartiennent plutôt aux personnes qui ont fourni les données d'entraînement et qui ont fourni les instructions pour produire les textes. » Donc celui qui utilise ChatGPT est titulaire des droits sur le contenu généré par l’IA, et il peut également le commercialiser dans la mesure où il respecte les lois en vigueur (notamment propos haineux, racistes etc.). OpenAI a donc choisi une réponse contractuelle pour pallier l’insécurité juridique actuelle.
D’autres IA permettant la création de contenus choisissent, également de manière contractuelle, des solutions différentes. Ainsi les conditions d’utilisations de Midjourney (IA permettant la création d’images de synthèse) précise que l'utilisation de ses services entraîne la concession par le donneur d’ordre, à l’IA, ses ayants droit et leurs successeurs d’« une licence perpétuelle, mondiale, non exclusive, sous-licenciable, gratuite, libre de redevance et irrévocable de droits d’auteur pour reproduire, préparer des travaux dérivés, afficher publiquement, exécuter publiquement, sous-li- cencier et distribuer le texte et les images que vous entrez dans les services, ou les actifs produits par le service selon vos instructions. Cette licence survit à la résiliation de l’accord par l’une ou l’autre des parties, pour quelque raison que ce soit.” En substance, l’utilisateur de Midjourney concède de facto à l’IA une licence - non exclusive mais extrêmement large - sur l’œuvre créée.
Celui qui commande l’IA fait-il œuvre de création ? Ou ne fait-il qu’appuyer sur un bouton ?
Il n’y a donc aucune harmonisation entre les différentes IA à l’heure actuelle, raison pour laquelle tout utilisateur doit être extrêmement prudent, et extrêmement attentif aux conditions d’utilisation de l’IA qu’il choisit afin de générer une quelconque production, en fonction de l’exploitation qu’il souhaite en faire ensuite.
Outre la question de la titularité vient ensuite celle de l’originalité du contenu généré, condition indispensable à l’octroi de la protection par le droit d’auteur. En droit d’auteur, pour qu’une œuvre soit protégée, celle-ci doit être originale. C’est-à-dire que l’auteur doit démontrer concrètement en quoi son œuvre est originale, en quoi celle-ci se distingue de l’art antérieur, en quoi constitue son effort créatif. Il revient à l’auteur de définir les traits d’originalité de son œuvre. En effet, puisqu’une œuvre est protégée du seul fait de sa création (c’est- à-dire sans avoir besoin de procéder à la moindre formalité, dépôt, enregistrement auprès d’un office), et que le droit d’auteur confère au titulaire un monopole d’exploitation sur son œuvre, il faut que celle-ci soit parfaitement identifiée et parfaitement limitée afin que la création, toute la création mais rien que la création, soit protégée (raison pour laquelle un genre ou une idée ne peuvent pas être protégés au titre du droit d’auteur).
Ainsi, si par principe l’auteur doit pouvoir démontrer l’empreinte de sa personnalité, ni ChatGPT ni le concepteur de l’IA ne semblent à même de pouvoir remplir cette condition pour le contenu généré à la suite d’indication d’un donneur d’ordre. Et, si un genre ou une idée ne peuvent pas être protégés, le donneur d’ordre qui donnerait des consignes imprécises, vagues, ou larges devrait tout autant échouer à se voir reconnaître un droit d’auteur sur le contenu brut généré par ChatGPT.
En revanche, la question reste plus ouverte si le donneur d’ordre ne reprend pas de manière brute la matière produite par l’IA, mais en fait une adaptation/modification. À ce moment-là, il semble que, en nous fondant sur les règles classiques du droit d’auteur que l’on transposerait simplement à cette nouvelle forme de technologie, l’on pourrait prendre le critère du degré de modification, et ainsi du degré d’implication de la personne à l’origine de la modification (c’est- à-dire que, à nouveau, elle devrait démontrer ses choix créatifs et l’empreinte de sa personnalité).
Outre ces deux questions primaires (titularité et originalité), vient immédiatement après celle de l’atteinte aux droits antérieurs de tiers du fait de la nouvelle production de l’IA (question de la contrefaçon). Concrètement, lorsque l’IA génère un nouveau contenu (texte, image, son, etc.), elle fait une sorte de synthèse des millions de données disponibles et propose un contenu à partir de tout ce qui préexiste. Aujourd’hui on mesure mal la part de fichiers/données utilisés par l’IA pour générer le texte/l’image qu’on lui demande de produire, il est donc particulièrement difficile de caractériser réellement une atteinte. Toutefois, certaines personnes (ou leurs ayant droits) pourraient revendiquer différents droits: droits à l’image (s’il était demandé de produire l’image d’une personne célèbre, celle-ci pourrait éventuellement arguer de l’atteinte à son image), et droits d’auteur (par exemple les ayants droits de Chagall pourraient s’opposer si une œuvre nouvelle était créé « à sa manière »).
Ainsi, si le droit va nécessairement s’affiner et lever les ambiguïtés qui existent aujourd’hui, l’intégralité des concepts et principes fondant le droit d’auteur peuvent déjà trouver application, même si les technologies d’IA sont éminemment nouvelles. ChatGPT et les autres IA génératrices de contenus bouleversent avec certitude la création, mais il est un peu tôt pour dire qu’elles seront à l’origine de sa chute, et ce pour plusieurs raisons. La première est que, si une IA peut déjà produire une composition à la manière de Bach et pourra certainement à l’avenir écrire un livre, il n’est pas indifférent au public qui reçoit l’œuvre de savoir que celle-ci résulte d’un algorithme ou, au contraire, est issue d’un processus humain résultant de choix et d’une éventuelle quête de sens. Il convient toutefois d’admettre que cet argument n’est pas irréfutable. La réalité l’a déjà prouvé puisqu’en 2018 Christie’s a proposé pour la première fois sur le marché une œuvre créée par une IA, et le Portrait d’Edmond de Belamy s’est ainsi vendu à 432 500 dollars au marteau…
La deuxième raison repose sur une ambiguïté qu’il convient de lever sur les termes même d’« intelligence artificielle » car le fait de parler d’intelligence a parfois tendance à brouiller les lignes. ChatGPT, comme la plupart des IA actuelles, fonctionne grâce à une base de données géante (Internet) dans laquelle l’algorithme vient puiser des éléments pour proposer une réponse probable ( probable étant le terme important). Par principe, ChatGPT répond donc à des questions de manière autonome en puisant ses réponses sur Internet, et en « apprenant », c’est-à-dire en intégrant à la fois les nouvelles données publiées chaque jour sur le Web, et les réponses de ses interlocuteurs. Ainsi, quand les concepteurs de ChatGPT indiquent que l’IA comprend, ils disent en réalité qu’elle est capable de reconnaître des associations de mots, et de proposer à son tour des réponses probables (fonctionnant comme une sorte de synthèse, une moyenne d’associations de mots qu’elle finit par identifier comme probables après étude de millions de données disponibles). Donc en disposant de l’intégralité du contenu d’Internet, ChatGPT est capable de répondre à une multitude de questions, parfois très précises. L’IA est également capable de proposer des scénarios, des histoires, des producctions « à la manière » d’auteurs, etc. Bien que cela soit pour le moment assez limité, il faut avoir à l’esprit que nous sommes au tout début de l’IA ; la marge de progression est encore grande.
Finalement lorsque l’IA « créé » un nouveau contenu, elle se sert encore de la totalité de la création humaine disponible sur Internet. C’est donc la création humaine qui permet la « création » que propose l’IA. Ainsi, en imaginant une seconde que tous les humains arrêtent aujourd’hui d’écrire la moindre ligne sur internet et cessent toute production, l’IA ne pourrait plus se renouveler. De manière paradoxale une IA qui « créé » quelque chose de nouveau le fait, encore et surtout, grâce à tout ce que les humains ont créé avant elle. ChatCPT va modifier, même bouleverser la création mais ne la tuera pas, au moins pour cette raison : sans création humaine, ChatGPT ne pourra plus créer non plus.
Pierre Hoffman est docteur en droit et avocat, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et du numérique. Il enseigne à l’université Paris-Saclay et est candidat, avec Vanessa Bousardo, aux élections du Bâtonnat de Paris.
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