Il y a un siècle, Edward Bernays exposait en détail les ressorts de la propagande.
Edward Bernays est le père de la communication publique moderne et de l’industrie des relations publiques. Soit l’homme qui a su élever au rang de science l’art de vendre au grand public, indifféremment, savonnettes, coups d’État ou conflits. Dans un monde où les médias bruissent de la nécessité de nous préparer à la guerre (mais laquelle ? Contre les Russes ? les Chinois ? les deux ?), un petit détour par la vie de Bernays est utile parce qu’il s’agit d’un de ces personnages qui ont marqué notre histoire sans qu’on le sache et pour comprendre ce qui peut arriver, y compris à des démocraties, dès lors que leurs gouvernants décident, publiquement ou dans leur for intérieur, à juste titre ou non, qu’il n’y a plus d’autre issue que la guerre.
Fils d’immigrants juifs autrichiens aux États-Unis, il est le neveu de Sigmund Freud – le détail a son importance. Il entame sa carrière comme journaliste et publiciste, puis devient professionnel de la communication. Une opération marketing organisée par Bernays est restée très célèbre : la récupération de la demande d’égalité des féministes pour faire des femmes américaines de fidèles consommatrices des produits de l’American Tobacco Company. Non seulement, des photographes célèbres mirent en scène des femmes cigarettes à la main mais, surtout, un groupe d’anonymes (nécessaires pour que l’opération d’identification fonctionne, modèle copié par les influenceurs aujourd’hui) levèrent leur cigarette pendant une manifestation féministe. L’opération « Torches de la liberté » était lancée, modèle de récupération commerciale d’une revendication politique et sociale. Plus et pire : en ne présentant que des images de femmes sveltes et rayonnantes, la campagne suggéra l’idée que fumer faisait maigrir et vous gardait en bonne santé, ce qu’attestaient différents témoignages du corps médical…
Autre opération organisée par Bernays : la diffusion de l’image du petit-déjeuner américain prétendu- ment « traditionnel » à base d’œufs et de bacon – une fable commanditée
L’opération “Torches de la liberté” était lancée, modèle de récupération commerciale, d’une revendication politique et sociale.
par des producteurs de lard fumé, contrariés de voir que la plupart des Américains prenaient alors des toasts et du café. Là encore, notre génial Edward s’est appuyé sur l’argument santé en diffusant aux médecins une enquête réalisée par des diététiciens recrutés par ses soins. Citons enfin la déstabilisation du régime alimen- taire des Japonais, incités, à coups de matraquage marketing et sous prétexte d’American way of life, à consommer du pain blanc pour per- mettre à l’Oncle Sam de liquider ses surplus céréaliers après 1945.
Mais c’est surtout comme organisateur de campagnes de communication politique, comme rénovateur de la bonne vieille propagande, que Bernays a marqué son époque et qu’il nous intéresse ici. C’est pendant la Première Guerre mondiale qu’il affine sa pratique au sein de la Commission Creel. Celle-ci allait rééditer le coup formidable de William Randolph Hearst (qui inspirera le personnage de Citizen Kane), littéralement coproducteur de la guerre hispano-américaine de 1898 : envoyez les images, je fournis la guerre. Créée par le président Wilson pour vendre l’intervention en Europe à un peuple rétif, la Commission Creel réunit journalistes, écrivains, universitaires et des milliers de volontaires. Il faut dire que la tâche est ardue, Wilson a été élu sur la promesse qu’il tiendrait la population éloignée d’un conflit européen ! Pourtant, le groupe Creel fit si bien le job qu’il est considéré aujourd’hui comme étant à l’origine de la première opération systématique des faiseurs d’opinion : I want You for U.S. Army.
Fort de cette expérience exceptionnelle, Bernays va faire du conseil en communication politique son cœur de métier : il eut pour client le trop austère président Coolidge, dont il fit un homme affable, mais aussi Hoover et Eisenhower. Il sera le conseiller d’Eleanor Roosevelt, soutenant les efforts de son mari pour préparer les Américains à la guerre contre les fascismes. Roosevelt et son influente épouse (initialement pacifiste) auraient compris, dès avant Pearl Harbor, que le conflit serait à la fois nécessaire et inévitable.
On a dit que Bernays fut invité à collaborer à des campagnes de communication par Mussolini et Hitler, invitations qu’il déclina. Il aurait été horrifié lorsqu’il apprit que Goebbels lisait ses écrits et qu’il s’en inspirait. Fuites organisées par Bernays lui-même ? Ou était-il un homme de conviction ? Il n’empêche : en 1954, employé par la CIA et la United Fruit Company, il travailla à déconsidérer le président guatémaltèque démocratiquement élu, Árbenz, campagne préalable à un coup d’État entraînant une guerre civile qui fit au bas mot 200 000 morts.
Voilà Edward dans ses œuvres. Bien qu’ayant eu de brillants prédécesseurs (Machiavel !), Bernays finit donc par incarner l’avènement du spin et du storytelling en politique, soit l’art de « raconter des histoires ». C’est une mutation fondamentale du champ politique : son indistinction croissante avec le marketing. Dans son texte-programme, véritable manuel de manipulation - Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928) –, il donne à voir la disparition de toute différence qualitative entre publicité commerciale, propagande et relations publiques, et donc, au fond, la fin de l’idéal du débat d’idées démocratique. Il ne s’agit plus que de gagner les cœurs et les esprits, par n’importe quels moyens, en vue de n’importe quelle fin. Les « Torches de la liberté » annonçaient le déclin des Lumières.
Mais il y a encore plus inquiétant, politiquement parlant. Avec Walter Lippmann, publiciste célèbre à l’époque (l’expression « guerre froide », c’est lui !) et autre grand apôtre de la manipulation de l’opinion, Bernays postule qu’il faut laisser un « gouvernement invisible » d’hommes responsables décider pour l’ensemble de la société. Point de complotisme, les acteurs ont des noms et des visages : ils s’appellent alors Rockefeller, Astor, Vanderbilt, Morgan, puis Ford ou General Electric. Leurs décisions ne souffrent aucune contestation sociale ou légale, car leur manière de régler les différends est souvent far-westienne.
Dans la continuité des idées des pères fondateurs de la démocratie représentative (Locke, Sieyès, Hamilton, dont les discours originaux ne brillent pas par un amour immodéré de la populace) et prolongeant les psychologues des foules Gustave Le Bon et Graham Wallas, Bernays considère que l’élite doit être protégée d’une population irrationnelle – ce que Lippmann appelait « le piétinement et le rugissement du troupeau égaré ». Pour vivre ensemble dans une société démocratique, il serait nécessaire de façonner les pensées et les valeurs, d’organiser le chaos des affects populaires, de discipliner les foules.
Bernays réalisa en pratique - ô combien brillamment – le projet théorique formulé par Lippmann et bien d’autres : cristalliser l’opinion publique et l’orienter en usant des nouvelles techniques scientifiques et des médias de masse. C’est ici que l’on revient à l’oncle Freud. Bernays a initié un recours systématique aux sciences sociales, psychologie et sociologie notamment : « La vapeur qui fait tourner la machine sociale, ce sont les désirs humains. Ce n’est qu’en s'attachant à les sonder que le propagandiste parviendra à contrôler ce vaste mécanisme aux pièces mal emboîtées que forme la société moderne. » La communication publique n’est alors plus laissée au hasard de l’inspiration, elle mimera les sciences exactes et travaillera une autre matière aussi malléable et passive : l’opinion publique.
Fabrication du consentement (engineering of consent) et ingénierie des perceptions ( perception management) gîtent dans ce projet mégalomane : « Si l’on parvenait à comprendre les mécanismes et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte?» Là réside sans doute l’apport principal de Bernays : l’enjeu clé de la communication publique ne serait pas la prise de contrôle des idées, mais l’orientation des affects. Ce qui devient décisif, ce n’est pas la coïncidence d’un discours avec la réalité, mais ce que les gens perçoivent de la réalité – et même ce qu’ils désirent penser, croire… Vendre un produit (incluant une personnalité ou un projet politique), ce n’est donc pas tant vanter les qualités de ce produit, ou ses avantages réels, mais les sentiments qui y sont associés.
Appliqués à un conflit, les principes de Bernays deviennent redoutables. Les raisons d’une guerre et la décision de la déclencher seront soustraites au choix de la majorité. Tromper, manipuler, ruser ne sont plus réservés à l’adversaire : il est légitime de les utiliser sur les populations que l’on gouverne, afin de les discipliner – par la peur, la haine, la colère, ou pire, par l’espérance, la classique promesse de fin de toute guerre, de toute misère et de toute injustice. Bernays permet donc de comprendre qu’une guerre commence toujours bien avant les opérations armées (Sun Zi ne disait pas autre chose.). Toute guerre est d’abord une guerre psychologique, interne et externe. Avec Bernays, le centre de gravité de l’ennemi, concept cher à Clausewitz, ce n’est plus seulement l’armée de l’adversaire, son gouvernement, ou son économie. C’est l’opinion publique en général ! Voulez-vous programmer une guerre ? Voulez-vous comprendre une campagne électorale moderne ? Comment se forme une personnalité politique, comment se forge un personnage politique ? Lisez Bernays ! Il est plus que légitime de le convoquer aux côtés de Tocqueville ou Arendt pour saisir les courants profonds de notre monde. Mais soyez prévenus : Bernays habite du côté obscur de la force.
Thierry Pasquet, philosophe et historien, travaille sur les rapports entre stratégie, cycles de la mondialisation et philosophies de l’histoire....
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