Les animaux immondes

Victor Dumiot

« Des insectes immondes », les mouches ? Pas sûr, pas plus que les rats… On connaît mon goût immodéré pour toutes ces choses qui traînent, qui ont les pattes dans le sale. Pour les personnages du bas, de l’informe, dirait Bataille. J’aime les personnages qui s’y frottent – et, encore plus, les auteurs qui osent. C’est un peu pour ça que j’ai choisi Déjà les mouches. De Peck et de son « remarquable » Trimus, on m’a dit le plus grand bien. On m’a dit que c’en était, justement, un qui ose se mettre en jeu, qui ose investir la zone à risque, plutôt que de se vautrer dans celle, autosatisfaite, du gribouillis de soi-même qu’on nomme pompeusement « autofiction ». Cette zone bien particulière qui constitue pour tout écrivain la part inquiétante, celle assez peu feel good, carrément à côté de notre époque rieuse, détendue de son string ou de son jockstrap. Bref, la ZONE avec des majuscules, quand l’encre se change en acide.

Déjà les mouches, c’est l’histoire d’une vie qui s’écroule. Une sorte de Jusqu’ici tout va bien inversé, où l’important n’est plus l’atterrissage – on sait dès le départ que Gilles Krafft, businessman qui n’a rêvé que d’argent et qui, grâce à son industrie de boissons aromatisées, s’en fout plein, les poches a déjà chuté. Dès le début du roman, on le retrouve en garde à vue, après une partouze place des Vosges qui a dégénéré, tant qu’une jeune femme a été retrouvée morte sur un canapé, overdosée au GHB. Gilles est de ces personnages qui me rappellent la citation de Péguy : « Je ne suis pas haineux, je suis haïssant. » Un type qui vomit son prochain, et surtout ses semblables. Un type qui a refusé ce suicide à petit feu qu’est l’ennui. Ne pas faire partie des vivants qui sont déjà morts, seul au milieu de semblables qui respirent mais ne vivent pas, rechargeant des trottinettes électriques ou occupant un poste de secrétaire dans une sous-préfecture en sous-effectif, dans l’Ain. Un type qui se place au milieu des hommes comme la tapette au milieu des mouches. Qui n’a pas le fantasme de la célébrité, « pédiluve condamné », uniquement celui du fric. « L’argent. L’argent. L’argent », commente assez pertinemment Luis. Un baudrillardien, qui a aussi l’ivresse de la chute. Qui bosse dans un club à partouze pour éviter de réussir sa vie. Pour que sa vie ressemble à un coup d’éclat permanent. Comme un gang bang sur des canapés fauves. Comme un gouvernement démocratique au Soudan.

Tous les personnages portent dans les tripes l’aigreur. Quel sacré cancer que vivre.

Dans le roman de Peck, quasiment tous les personnages portent dans les tripes l’aigreur. Quel sacré cancer que vivre. William, l’ancien meilleur ami de Gilles, est bouffé par le ressentiment après avoir surpris sa femme, Janice, sur les genoux d’un autre. Lors d’une nuit d’ivresse, il regarde Gilles comme l’être coupable, comme celui qui, par une simple proposition « suis-moi (…) dans la promesse d’une vie qu’elle ne pourrait jamais autrement frôler », a arraché Janice de l’étreinte matrimoniale. Le cœur brûlant de l’humilié bat toujours plein d’orgueil. Et puis il y a Angèle, la fille d’un autre ami de Gilles, la meilleure amie de Luis, qui tombe naturellement sous le charme de l’homme d’affaires.

Déjà les mouches ne raconte pas la « consubstantielle » noirceur des hommes. Ce serait un truisme ! Peck n’a pas cette pudeur, il s’intéresse aux hommes faits de fange, dont le sang est fongeux et l’haleine, un parfait fongicide à toute humanité. C’est la méchanceté de ceux qui sont seuls. Non pas seuls par défaut, mais ontologiquement seuls. Dans leur corps comme une seule île, comme si l’enveloppe charnelle faisait office de monde suffisant. Autolimités. Autonomes. En miroir de ses congénères, on croit un moment que Gilles tient du surhomme nietzschéen, qu’il est plus lucide, plus perspicace. Qu’il est plus vivant.

« Arrive un moment où il faut savoir ce que l’on n’est pas. » Gilles sait. Un peu comme Luis. D’ailleurs, tous deux sont « montés sur les tréteaux du vice », tous deux partagent un goût pour l’immodération. Car c’est bien de cela dont il est question chez ces animaux immondes : l’immodération. La radicalité à tout prix. Tout le contraire de leurs semblables qu’ils méprisent. On croit un moment oui, avant de se raviser… Ce sont des hommes en avance, des hommes qui ont compris. Quoi ? Qu’on existe toujours tout seul. Qu’il faut vivre en parasite. Surtout : qu’il n’y a rien à remonter, puisque le ciel est un égout.

 

Déjà les mouches, de Matthieu Peck, éd. Gallimard, 240 p., 20 €.



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