Pourvu que mes mains s’en souviennent est le très joli titre, que j’aurais aimé trouver, du premier roman de Quentin Ebrard. La thématique y est posée d’emblée : la maîtrise des mains, l’exécution du geste – un certain savoir-faire –, dont le sort repose tout entier sur la persévérance de la mémoire. On serait tentés, comme un critique kamikaze ou saboteur, ou plutôt comme un critique honnête, de révéler le cliffhanger final, et surtout son sacré bon dieu de coup de théâtre.
Attention. Le roman d’Ebrard n’est pas un thriller, c’est mieux. C’est un livre à suspense, non « de suspense » – ce qui est bien plus rare. On y suit Louise, narratrice, une ado retenue captive dans une sorte de château, à flanc de montagne, tantôt présenté comme une colonie de vacances, tantôt comme un « trou à rats ». Un lieu assez austère, qui me rappelle un camp scout dans la forêt picarde. De nombreux jeunes gens sont regroupés dans le château. Il y a Simon, le président du club de bricolage, qui aimerait bien troquer ses outils contre les lèvres de Louise. Il y a Juliette, l’amie un peu trouillarde, mais relativement fidèle. Peut-être un peu idiote aussi. Le trio fait face à un environnement hostile. Par exemple Sonia, dont la méchanceté n’a de pareil que ses débordements de cellulite. Parfait type de la connasse, spécialisée dans le colportage de rumeurs. Le héraut infernal. Celle qui ne vous lâche jamais les baskets, toujours prête à rapporter ce qui pourra vous nuire. Collabo par excellence. Combien de fois me suis-je fait pourrir parce que j’avais rapporté du rhum, ou parce que je matais un porno dans ma tente ? Justement, dans ce château, l’autorité est partout présente : « on est parqués et distraits comme des prisonniers qu’on veut empêcher de penser et de réfléchir. » Louise n’a qu’un seul but : quitter cet enfer pour retrouver ses parents. Échapper à la directrice et à Joël, le gardien redouté. Il s’agit évidemment d’un théâtre de dupes.
Le roman d’Ebrard n’est pas un thriller, c’est mieux.
C’est que l’auteur lubrifie le fil de son intrigue à grandes couches d’ambiguïté pour se jouer du lecteur. Ce qui l’intéresse, d’abord, c’est le caractère dual des choses. La façon dont notre regard se pose sur elles, et se laisse contaminer par le manque d’information, par une vision paranoïaque ou par notre empathie. Ebrard choi- sit de nous coincer dans la tête de Louise, dont l’esprit gamin constitue une sorte de « cage » narrative. Un parti pris risqué qui donne à la chute finale sa puissance. Ce qui l’intéresse, également, ce sont les élans qui subvertissent toute résignation. Dans ce château, à la fois prison et orphelinat, certains se sont faits à l’idée d’être seuls, de n’avoir plus de parents, pas d’autre foyer. Eux acceptent de vivre ici. Ils vivent comme des morts. Louise est tout le contraire. Elle incarne successivement tous les élans vitaux qui font de la jeunesse un mouvement continu. Le refus de l’assignation. L’érotisme – petit bonus pour une scène d’amour sur des mottes de terre, parfaitement bataillienne. La rage de l’évasion. La fuite, d’abord à pied, puis en deltaplane. Toujours la fuite, dans cette écriture au présent, dont on comprend vite qu’elle n’a pas de destination. Les parents ? Une totale abstraction. La fuite n’a jamais de destination, seulement une origine. Et cette origine, c’est toujours la vie. La vie qui maintient en vie, et celle qui nous tue, qui nous leste.
« Avoir un rêve change la donne ». Le deltaplane fabriqué par Louise pour « s’évader » en est un parfait symbole. Ne compte que le geste : s’agripper à sa fuite comme on tient la barre de commande pour manœuvrer le deltaplane. Le geste, la répétition du geste, sa circularité. Autrement dit : une certaine obstination de la mémoire. Tout ce qui crève l’horizon mérite d’être, affirme Ebrard.
On se plaira donc à lire ce bon roman d’évasion. Il est écrit avec simplicité et élégance. Ce pourrait être une tare, c’est ici tout un art. Ebrard est un conteur, un écri-conteur, qui tient davantage de Gary que de Dostoïevski. Ce qui l’intéresse, c’est le récit. Un tissu d’images et de sensations. Rien d’autre – c’est déjà énorme. Un romancier populaire. Et il faut le dire sans honte, sans rictus. Car l’effort de dépossession et d’humilité n’est pas à la portée de tous. Quand l’auteur sait s’oublier pour raconter son histoire, c’est qu’il est déjà grand.
Pourvu que mes mains s’en souviennent, de Quentin Ebrard, éd. Belfond, 192 p., 20 €.