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Xavier Couture
Cette citation de Goethe est tirée de son roman Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, publié en 1795. C’était le temps du carpe diem et de l’insouciance, d’un monde ayant réglé ses comptes avec le passé et peu soucieux de sa pérennité, tant la confiance en l’avenir conduisait à se prélasser dans le velours du romantisme et de l’instant.
« Valeur », ce mot donne le vertige. À tenter de le définir, on se heurte à tant de concepts, parfois contradictoires, qu’on aurait presque envie de l’enfouir au fond du dictionnaire, en attendant la retraite. « Retraite », encore un mot qui écrase l’actualité de ces derniers mois. Si on se hasarde à tenter une analyse, à essayer de comprendre la violence qu’il engendre, on se heurte à l'impensable : du reste de vie monnayé. Le mot a charrié un tel fatras de vociférations que cela inciterait même les meilleurs linguistes à éteindre la radio et à chercher une chaîne de télévision consacrée à la vie animale ou au jardinage.
Au centre de nos vies, l’argent dévore tout ce qu’il approche. Simple valeur d’usage des temps héroïques, où la monnaie évitait d’apporter ses chèvres pour s’offrir les poutres d’une charpente, l’argent a acquis un statut de valeur d’échange, désincarnation de sa finalité. Certes, Aristote est bien loin, mais quand même… La téléologie, oui je sais, je fais le cuistre, la téléologie donc nous amenait à envisager la finalité avant de définir les moyens d’y parvenir. Gros avantage, l’argent n’était donc pas la finalité. Dans le passé, les débats sur le sujet animèrent les philosophes, de Platon jusqu’aux visions scientifiques de Démocrite. Goethe nous parle d’aujourd’hui et de sa valeur. Diable, comme dirait Faust, n’aurions-nous pas joué avec le feu ? Car l’argent fabrique l’argent. Quand on reprochait à Aristote une vision trop théologique en faisant de Dieu la finalité des finalités, nous sommes parvenus aujourd’hui dans une cathédrale privée de métaphysique, où l’idéologie cède sa place à l’instinct de survie, où la mesure de toute chose se fait en dollars ou en yuans, parfois en euros. Georg Simmel dénonçait déjà dans sa Philosophie de l’argent, publiée en 1900, la prévalence de l’argent sur le lien social pour nous assujettir au seul lien commercial.
L’argent n’a de valeur que dans sa réalité d’intermédiaire.
Le libéralisme est solide, il est même capable de produire les anticorps pour répondre aux menaces que représenterait la question de sa finalité. « La main invisible du marché ", censée résoudre toutes les difficultés, a su trouver sa traduction philosophique : la téléonomie. Issu de l’analyse biologique, le mot inventé par Colin S. Pittendrigh en 1958 fut largement repris par Jacques Monod dans son ouvrage Le Hasard et la Nécessité publié en 1970. À quoi bon s’interroger sur la finalité quand la téléonomie nous explique que la nature n’a pas besoin de but pour se façonner, se transformer ? Célèbre exemple : l’ichtyosaure, le requin et le dauphin ont acquis la même morphologie hydrodynamique alors qu’ils n’ont rien en commun d’un point de vue zoologique. Ah ! vous voyez bien.
« Le monde va mal » peut-on entendre. L’humanité dans son arrogance se confond avec le monde, on ne la refera pas. Le monde va très bien, merci pour lui, le vivant va très mal, et ça ne s’arrange pas. L’argent est un moyen, une espèce à sauver pour lui rendre sa véritable fonction : servir les hommes dans leurs nécessités d’échange. L’argent n’a de valeur que dans sa réalité d’intermédiaire. Nous enchaînons les COP, les réunions, les sommets et les colloques. L’argent nous dévore parce qu’il est comme la plante carnivore de La Petite Boutique des horreurs répétant « nourris-moi ». Sa pitance est faite de dégradation environnementale, de progrès fictifs pour continuer à servir l’absurdité d’une masse monétaire en croissance continue. Cette course folle a besoin de misère et de guerres. Nous y sommes.
Sortons des visions idéologiques stupides d’un marxisme mal digéré, sortons des affrontements communautaires fondés sur l’idée fixe de se tailler une plus grosse part du gâteau. Retrouvons un peu de téléologie. Et si nous remettions l’humain au centre de nos sociétés ? Si nous descendions les coffres-forts de l’autel dressé par Adam Smith et épousseté par les tenants du libéralisme absolu ? Échanger est une nécessité première, c’est un constat d’évidence. Mais il est urgent de s’interroger et de redéfinir les liens entre progrès et croissance. Le soin, le vivant, l’art, la création, le bonheur sont-ils condamnés à voir passer à grande vitesse les trains du plaisir immédiat, peuplés de hamsters humanoïdes entassant les noisettes qui finiront par éclater sur le mur qui attend. La téléologie a toute sa place si l’humanité a le courage de reconnaître qu’il existe une valeur absolue : l’être humain....
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