Sappho : comment ne pas être lesbienne ?

Sophie Antoine Rabau

Monique Wittig est à la mode. On cite beaucoup, ces jours- ci, sa célèbre formule : « les lesbiennes ne sont pas femmes ». L’exemple de Sappho, une lesbienne encore plus célèbre que Monique Wittig, pourrait bien nous apprendre qu’une lesbienne n’est pas beaucoup d’autres choses. Car, depuis l’Antiquité, l’image de la poétesse grecque, loin de représenter simplement l’amour entre femmes, est tiraillée entre deux tendances. C’est en effet le curieux destin de Sappho d’avoir été pendant des siècles et la figure tutélaire des femmes qui en désirent d’autres et l’exemple même de la passion hétérosexuelle. On lui attribue certes un certain nombre de poèmes d’amour adressés à des femmes, mais la tradition veut aussi qu’elle se soit jetée dans la mer, depuis les falaises de Leucade, par amour pour un dénommé Phaon, un homme. Voilà pourquoi, bien souvent, parler de Sappho revient à se demander si elle était, ou non, lesbienne.

On pourrait croire naïvement que, pour répondre à cette question, les spécialistes de la poétesse se sont demandés ce qu’était une lesbienne. Mais ils n’ont pas eu besoin de prendre cette peine : il leur a suffi d’avoir des certitudes sur ce que n’était pas une lesbienne. C’est ainsi qu’à lire les réflexions des commentateurs, éditeurs, traducteurs, écrivains, biographes qui ont écrit à propos de Sappho, on voit se profiler une catégorie bien étrange : le non-lesbien ; et une figure plus étrange encore : la non-lesbienne. Il n’est que de lire les discours sur Sappho, à tra- vers les siècles, pour explorer cet envers de l’homosexualité féminine, tel qu’il se dessine dans un imaginaire quelque peu marqué par une culture que l’on peut, sans trop se tromper, qualifier d’hétéronormée.

 Commençons par rassurer les parents d’élèves qui auraient récemment participé à la manif dite « pour tous » : les lesbiennes ne sont pas professeures, d’où l’on tirera aisément que les professeures ne sont pas lesbiennes. Diane Rayor, une des récentes traductrices de Sappho en anglais, explique que, dès l’Antiquité, on se demandait si Sappho « avait des relations sexuelles avec les femmes qu’elle chante dans ses poèmes, ou si elle était leur professeure ». Tout est dans le « ou » : enseigner à des femmes ou faire l’amour avec elles, il faut choisir. C’est sans doute pourquoi, dans sa préface à l’édition des Belles Lettres de la traduction de Sappho donnée par Théodore Reinach, au début du siècle passé, Aimé Puech insiste sur la relation pédagogique qu’entretenait la poétesse, Socrate au féminin, avec de « beaux objets » : cela suffit à démontrer que Sappho n’était pas lesbienne, puisqu’elle était enseignante.

À lire les réflexions de ceux qui ont écrit à propos de Sappho, on voit se profiler une catégorie bien étrange : le non-lesbien ; et une figure plus étrange encore : la non-lesbienne.

Même s’illes n’ont pas d’enfants (ce qui est rare), les participant·e·s à la manifestation que nous évoquions, sont d’excellente moralité. Illes ont bien raison, car c’est un moyen sûr de ne pas rencontrer de lesbienne. La grande Anne Dacier, savante traductrice des auteurs antiques, à l’époque classique, est formelle sur ce point. Pour démontrer que Sappho n’était pas « de l’humeur dont on a l’a dépeinte » (comprendre d’humeur lesbienne), elle se fonde sur une lettre de la poé- tesse où elle réprouve la vie dissolue de son frère. Puisqu’elle était morale, elle n’était pas lesbienne. Une lesbienne n’a pas de morale. Il s’ensuit logiquement qu’une lesbienne n’est pas de bonne réputation. Le même Aimé Puech écrit d’ailleurs sans équivoque que « loin d’être mal famée », Sappho fut « entourée de réputation et de respect ».

Venons à un dossier qui intéressera certainement ceux et celles qui connaissent, courtisent peut-être, des femmes mariées et bonnes maîtresses de maison. Aucun doute : elles ne peuvent être lesbiennes. David Campbell, un autre traducteur de Sappho en anglais, aux alentours des années 1980, est formel sur ce point, quand il évoque la tradition donnant un époux à Sappho et plus généralement son excellente réputation de « bonne maîtresse de maison », pour démontrer qu’elle n’était (donc) pas lesbienne. Une lesbienne n’est pas mariée et surtout, c’est un signe certain, elle ne sait pas tenir sa maison. Mais qu’en est-il des femmes qui, sans être forcément mariées, sont simplement amoureuses des hommes ? Campbell est tout aussi ferme : entre hommes et femmes, il faut choisir, dit-il en évoquant Phaon, le supposé grand amour de Sappho ; et, puisqu’elle aima un homme, c’est qu’elle n’aimait pas les femmes. Une lesbienne est une femme qui n’aime pas les hommes, ou plutôt, pour être précis, qui ne les aime pas encore, car à peine en a-t-elle connu un, qu’elle n’est plus lesbienne. En 1895, André Lebey, dans la préface à ses Poésies de Sappho traduites en entier pour la première fois, est catégorique : « Dès que Phaon parut, elle les abandonna [ses mœurs]. »

Assez d’amour : parlons sexe. Une certaine représentation des lesbiennes, entretenue de romans doucereux en films vaporeux, tend à en faire des créatures tendres, à peine déniaisées, ignorantes en somme du vrai sexe qui se pratique, c’est bien connu, en présence d’un pénis. Erreur, disent, entre les lignes, les spécialistes de Sappho. Car pour montrer que Sappho n’était pas cette lesbienne que l’on dit, tous et toutes expliquent qu’avec ses amies, elle vivait « le plus tendre amour », « la passion d’une âme élevée et sensible », comme l’écrit en 1838, Ernest Falconnet, un autre traducteur de Sappho. Un siècle plus tard, Aimé Puech évoque la « tendre intimité » qui l’unit à ses amies. De ces remarques, il découle qu’une lesbienne, une vraie, ce que n’était pas Sappho, n’est ni tendre, ni passionnée, ni sensible, qu’elle aime le sexe et c’est tout. Une lesbienne n’est pas sentimentale. Par quoi, une lesbienne, obsédée sexuelle, n’est pas une femme délicate, capable de faire des vers raffinés. Le même A. Puech est clair sur ce point : Sappho n’était pas lesbienne, car son œuvre, sans « grossiereté », offre « des vers exquis ». C.Q.F.D.

Elle n’est pas non plus maternelle. Selon Théodore Reinach, dans un article riche en révélations, intitulé « Pour mieux connaître Sappho », il ne faut pas conclure des poésies parfois un peu enflammées de Sappho qu’il s’agissait d’amour entre elle et ses amies. Tout cela n’était qu’un sentiment maternel. Et d’appeler Madame de Sévigné à la rescousse pour montrer qu’on peut aimer beaucoup (sa fille), sans pour autant aimer d’amour.

On lit couramment, chez les théoriciens des études gays et lesbiennes, que la communauté homosexuelle, longtemps marginalisée, voire bannie, a souvent utilisé des signes indirects et discrets pour permettre à ses membres de se faire connaître et de se reconnaître. Labiles et incertains, ces signes ouvrent à tous les malentendus et obligent souvent à dépenser une importante énergie interprétative pour rencontrer un·e partenaire. Il ne serait donc pas si facile de décider si une femme est ou non lesbienne. C’est pourtant simple ; du moins, quand on a lu les perles de sagesses égrainées par les savants connaisseurs de Sappho. Résumons : si vous rencontrez une enseignante de bonne moralité, mariée ou amou- reuse d’un homme, délicate, pas- sionnée, mère de famille maternelle sur les bords, vous pouvez être sûre qu’elle n’est pas lesbienne. Mais si vous tombez sur une femme de mœurs douteuses et de mauvaise réputation, qui n’est ni enseignante, ni liée à un homme, ni maternelle, ni passionnée ou tendre, alors il est à peu près certain que vous avez en face de vous une lesbienne. Bravo.

Il reste une question que même la grande M. Wittig n’avait pas envisagée. Un homme peut-il être lesbienne ? À la lumière de nos lectures saphiques, nous sommes en mesure de répondre à cette question. Il n’est en effet pas du tout interdit de penser que Sappho était un homme qui prenait dans sa poésie l’ethos d’une femme. Queer et helléniste, Ella Haselswerdt s’est récemment émue de ce que l’un de ses collègues lui soumettait cette hypothèse. C’est qu’E. Haselwerdt en pince pour une Sappho lesbienne, et l’idée que Sappho soit un homme ne cadre pas, semble- t-il, avec sa vision des choses.

La conclusion coule de source : les lesbiennes ne sont pas des femmes, mais elles sont, encore moins, des hommes.



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