Sous le soleil

Sophie-Catherine Gallet

Stars at Noon, de Claire Denis, est le fruit acide d’une production  complexe.  Initialement,c’était Robert Pattinson qui devait endosser le rôle principal. La cinéaste française l’avait déjà dirigé dans High Life, son très beau film parmi d’autres étoiles, celles du cosmos, mais, retenu par Batman et dans le chaos des post-productions pendant la pandémie, l’acteur a dû renoncer au rôle. Pourtant, malgré tout l’intérêt que nous portons à Pattinson, le choix final de Joe Alwyn est si juste qu’il paraîtrait presque incongru d’avoir imaginé un autre acteur. Adapté du roman éponyme de Denis Johnson, le film semble d’abord se dérouler dans un non-pays, une contrée imaginaire qui n’aurait pour caractéristiques qu’une météo tropicale, alternant chaleur intense, humide, et pluies diluviennes, et une politique sous influence nord-américaine ; un non-lieu, hors du temps, hors du réel, décor d’un conte où se démènerait une jeune femme, enfermée, courant après sa liberté, avant que ne soit mentionné le Nicaragua.

L’un des premiers plans du film, Grand Prix à Cannes l’an passé, convoque une grammaire stylistique, une palette colorimétrique qui guidera ensuite le récit. Dans une lumière orangée, quelques palmiers s’agitent paresseusement en arrière- plan, sous un vent presque inexistant, un ciel comme traversé par les orages et dans lequel, malgré tout, le soleil point à travers quelques nuages ; au premier plan, de dos, l’héroïne relève ses cheveux et regarde le paysage, témoin de la lente destruction d’un endroit qui semblerait s’agiter dans les limbes – prémisses de l’enfer qu’est ce pays, comme elle le dira plus loin. La musique, créée pour le film par les Tindersticks, fidèles compagnons de route de Claire Denis, contribue à confirmer cette première impression d’un renoncement à toute notion de réalisme ; une partition de jazz aux accents épurés, doux, qui se transforme en un thème récurrent,

Deux partitions subtiles, sur le rasoir, jouées finement par des acteurs à l’alchimie évidente.

piqué de quelques variations, jusqu’à devenir la très belle chanson Stars at Noon dont la mélancolie exprime le sous-texte du récit ; une forme de fatalisme accepté, un sentiment de destin. Cette apparente mise hors du temps est cependant rapidement corrigée par quelques détails qui ancrent le récit dans notre présent et l’éloignent quelque peu du conte, par l’effet de réel du Covid, la présence des masques et des tests PCR à présenter. Mais ce qui happe d’abord, et aussitôt, le spectateur, c’est l’ambiance. Poisseuse, l’image d’Éric Gautier parvient à capter dans une symbiose paradoxale la beauté du paysage urbain, les couleurs ocres et douces, l’agitation de ses rues, la dureté du soleil, intransigeant, qui fait briller les peaux et les regards traduisant très justement, entre fascination et danger constant, l’incapacité d’avancer, de se mouvoir, comme englué dans la chaleur omniprésente, dans le bitume. Elle – Trish, miss Johnson, brillamment interprétée par Margaret Qualley, qu’on a déjà aperçue dans Once Upon a Time… in Hollywood de Tarantino –, est une jeune femme en perdition dans ce Nicaragua hanté par les ingérences, piégée par elle-même et par les dignitaires qu’elle côtoie. Une Américaine, ancienne journaliste dépouillée de sa carte de presse et de son passeport, tout à la fois vive, indépendante, parfois irritante, toujours entière, qui se jette à son cou à lui. Lui – Daniel, jeune Anglais interprété par Joe Alwyn, qu’on a déjà pu voir dans la série mésestimée Conversations with Friends – est venu au Nicaragua pour quelques jours dans le cadre d’une « mission charitable » d’apparence anodine, une façade, on le comprendra rapidement, pour un autre travail bien plus secret.

Elle se jette à son cou dans une démarche d’abord pécuniaire : contrainte de jongler entre la monnaie locale dévaluée et le dieu dollar, elle a appris à vendre son corps afin d’obtenir suffisamment d’argent pour survivre à ses journées d’errance alcoolisée. C’est donc, d’abord, une rencontre intéressée entre deux individus au charme évident, bien qu’aux antipodes : l’une sans but, rageuse et colérique, animée par un feu destructeur, l’autre, intrigué mais tout en retenue, consumé par un agenda secret, faisant de ce mystère le cœur de la fascination qu’il exerce tant sur le spectateur que sur Trish. Deux partitions subtiles, sur le rasoir, jouées finement par des acteurs à l’alchimie évidente, et ce dès leur première rencontre sexuelle qui scelle leurs destins.

Ces scènes de sexe, crues et chastes à la fois, filmées dans la semi-obscurité ou dans la douceur d’une lumière tamisée, sont rares au cinéma. Un savant cadrage, guidé par une intelligence de l’érotisme – montrer sans dévoiler, jouer avec les sons, dans le champ ou hors-champ, jouer avec les souffles et les respirations, avec les bruits des corps qui se percutent, claquent l’un contre l’autre – donne l’impression d’une sexualité réaliste. Claire Denis réussit avec brio ce tour de force : rendre tangible, par ce qui semblerait anecdotique dans l’acte sexuel, le lieu où se forme l’amour. Ces scènes permettent de saisir l’instantanéité du sentiment amoureux, de comprendre, sans explication verbeuse, que l’obsession, la passion, peuvent naître de quelque chose d’insaisissable, dans la rencontre chimique entre deux corps qui se touchent sans se parler.

Alors que les protagonistes sont guidés par cet amour improbable dans un pays de plus en plus dangereux pour eux deux à mesure que  se révèle le double-jeu de Daniel, la dimension de conte finit par s’estomper presque entièrement pour se transformer en un récit de fuite sur fond d’espionnage ou en un conte moderne sur les cendres des références ultra-masculines qui peuplent les films d’espionnage et nos inconscients. Ici, si la femme essaie de s’enfuir, elle ne cherche pas à être sauvée, mais à se créer son propre chemin pour sortir de l’enfer dans lequel elle s’est elle-même enfermée. Le personnage de Trish a le mérite de ne pas être uniquement sympathique, beau, agréable. Écrit avec toutes les nuances qui caractérisent un être humain – parfois incohérent, bête, méchant, souvent imprévisible – ce personnage mène la danse face à un partenaire masculin tout aussi particulier qui, face à l’apparente clarté de Trish et grâce à l’inquiétante gravité du jeu d’Alwyn, parvient à insuffler dans tout le film un écho tout en nuances, où sous ses dehors lisses se greffent peu à peu le danger et la douceur – deux armes ô combien inquiétantes, quand elles sont conjuguées.

Claire Denis réussit avec brio ce tour de force : rendre tangible, par ce qui semblerait anecdotique dans l’acte sexuel, le lieu où se forme l’amour.

En proie à un désespoir qu’ils crient et portent fièrement, le couple prend donc la fuite – deux hors-la-loi qui traversent un pays aussi dévasté qu’eux- mêmes. Un cadre tragique accentué par une attitude néocoloniale qui illustre, aussi, l’égoïsme d’un amour aussi fulgurant que le leur – de nombreux corps tombent pendant que les leurs s’enlacent, indifférents aux conséquences sur la population locale. Cette insuciance brutale qui les habite – elle, du haut de ce qu’elle considère comme son statut d’Américaine, même déchue, même sans passeport, qui ne se prive pas dans un moment de colère d’insul- ter les Nicaraguayens en leur souhaitant que l’armée américaine vienne enfin rétablir pour de bon l’ordre dans ce pays, et lui, venu pour jouer des méandres politiques de ce pays, qui parcourt le film, la boue de la jungle et les étreintes dans un costume blanc qui ne peut que rappeler l’habit colonial – participe à la complexité de leurs personnages, empêtrés dans leurs inquiétudes et leurs jeux, leurs vies et leur monde. Un monde qui restera toujours, malgré tout, différent de celui qu’ils explorent : l’Amérique centrale, réduite à un terrain de jeu idéal pour parieurs comme l’explicitera un agent de la CIA, résumant dès lors tout le cynisme des personnages.

Et pourtant, de cet enfer, de ces limbes dans lesquelles tous les personnages pas toujours aimables se sont plongés volontairement, émerge une promesse, celle d’une rencontre impossible entre la nuit et le soleil, d’étoiles à midi, d’un amour intenable, comme une clarté dans les ténèbres, avant que leur réel ne les rattrape, transformant ce conte déguisé en une fable à la morale amère.

 

Stars at Noon, de Claire Denis, 2h17. En salles le 14 juin.



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