Un ministre ne devrait pas dire ça

Philippe Zaouati

Loin de disqualifier un opposant, les outrances langagières ne font qu’interdire le débat démocratique.

 

Depuis une trentaine d’années, le concept de « terrorisme intellectuel » revient dans l’actualité tel un marronnier, une figure imposée du débat politique en France. L’accusation prospère dans la bouche d’élus locaux, de parlementaires, de ministres ou de journalistes. On pourrait évidemment ranger cette expression dans la longue liste des formules qui jalonnent notre vie démocratique, aux côtés de concepts plus ou moins flous tels que les « violences policières », le « grand remplacement », la« casse sociale », l’« ultralibéralisme » ou la « bureaucratie bruxelloise ». Ce serait une erreur. Cet anathème possède en effet des caractéristiques qui le rendent beaucoup plus dangereux, plus insidieux, loin des règles traditionnelles du débat d’idées. Cette association de mots sonne comme un oxymore, terrorisme et intellectuel, violence aveugle et royaume des idées. Elle appelle deux séries de questions. D’abord, cette rhétorique est-elle pertinente, est-elle légitime, décrit-elle une réalité objective ? Ensuite, est- elle utile, permet-elle de répondre à une situation politique que tout le monde s’accorde à décrire comme conflictuelle, ouvre-t-elle une perspective positive ?

Pour répondre à la première série de questions, il faut revenir à la genèse de cette idée de terrorisme intellectuel. On voit apparaître cette association de mots pour la première fois à la fin des années 1980. Plusieurs auteurs fortement marqués à droite ou à l’extrême droite, comme le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff, l’essayiste Alain de Benoist ou l’écrivain Jean Sévillia, théorisent ce concept dans des articles publiés dans La Revue des deux mondes ou dans  Causeur.  Ils  y  décrivent  un procédé, supposément utilisé par l’extrême gauche, consistant à délégitimer une opinion en la diabolisant. Selon Jean Sévillia, le « terrorisme intellectuel » serait ainsi une tech- nique « totalitaire » qui viserait à ôter la parole à son contradicteur. En définissant implicitement un « camp du bien », opposé à un « camp du mal », cette dialectique permet de jeter l’opprobre sur toutes les idées qui ne sont pas politiquement correctes. La caricature de cette méthode est le classique reductio ad Hitlerum, expression que l’on doit au philosophe allemand Leo Strauss, qui consiste à rendre inaudible un argument ou une idée au prétexte que les nazis s’en seraient emparé.
Cette association de mots sonne comme un oxymore, terrorisme et intellectuel, violence aveugle et royaume des idées.
Ces dernières années, l’accusa- tion de terrorisme intellectuel a été utilisée pêle-mêle envers le wokisme, l’indigénisme ou encore le néofémi- nisme issu du mouvement MeToo. L’utilisation du mot terrorisme se justifierait par le fait que ces nouvelles théories accaparent le débat public et académique, en installant une vérité indépassable, annihilant par conséquent toute possibilité de discussion libre. « On ne peut plus rien dire », répètent à l’envie humoristes et éditorialistes. Par ailleurs, les promoteurs de ces théories useraient de procès d’intention, d’injures publiques, d’intimidations ou d’amalgames qui empêcheraient purement et simplement certaines personnes de s'exprimer. De même que le terrorisme agit par la violence à des fins idéologiques, politiques ou religieuses, son pendant intellectuel réduirait ainsi ses contradicteurs potentiels au silence en leur interdisant d’introduire leurs idées dans le débat public.

On peut difficilement rejeter en bloc cette analyse. Il est vrai que la pression subie par certaines universités a conduit à empêcher des écrivains et des philosophes de s’y exprimer, que des pièces de théâtre ont été déprogrammées, que des statues sont déboulonnées, que des enseignants ont été injustement ciblés, voire écartés. La censure du « sensitive reading » qui s’abat depuis peu sur le monde de l’édition, y compris en exigeant d’expurger certaines de nos grandes œuvres littéraires des passages qui ne conviennent plus aux idées dominantes du jour, est l’un des exemples les plus visibles, et les plus détestables, de cette tentation totalitaire. Néanmoins, l’idée de terrorisme intellectuel, telle qu’elle s’est dévelop- pée en France ces dernières décen- nies, paraît peu légitime. Disons-le d’emblée, c’est un marqueur politique très nettement polarisé : ceux qui utilisent cette expression sont à droite, voire à l’extrême droite, quand ceux qui sont accusés d’être ces fameux « terroristes intellectuels » sont à gauche, voire à l’extrême gauche.

Le concept de terrorisme intel- lectuel ne permet donc pas de décrire de façon rationnelle, historique ou scientifique les difficultés actuelles du débat public. Il s’agit avant tout de propagande politicienne. Pourtant, l’étude des méthodes de délégitimation serait utile, mais cela exigerait de reconnaître que celles-ci sont aussi nombreuses des deux côtés de l’échiquier politique, et surtout qu’elles proviennent le plus souvent des pouvoirs en place. On retrouve en effet ces mécanismes de diabolisation dès le début du XXe siècle aux États-Unis contre les anarchistes, puis au Pérou, ou aux Philippines dans les années 1930, à travers ce que les historiens américains appellent le « red-baiting », et évidemment pendant les années sombres du maccarthysme contre les communistes. Au reductio ad Hitlerum répond un reductio ad Stalinum. L’accusation de terrorisme intellectuel est par ailleurs un exemple typique de rhétorique boomerang. En accusant ses contradicteurs de terrorisme intel- lectuel, que fait-on sinon disquali- fier leurs arguments et chercher à les réduire au silence ? On leur fait donc subir exactement le sort qu’on leur reproche d’infliger aux autres. Accuser ses opposants de terrorisme intellectuel, c’est par définition faire du terrorisme intellectuel ! Comme le disent les enfants dans les cours de récréation, « c’est celui qui dit qui l’est ». Non seulement, ce concept est contestable, mais surtout il s’avère contre-productif. Force est de constater que chaque apparition de ce sujet dans l’actualité, loin de rétablir la liberté dans l’échange, envenime les débats et dresse un peu plus les uns contre les autres.

La puissance symbolique du mot terrorisme est forte. Évoquer le terrorisme, quel que soit l’adjectif dont on l’affuble, dans un pays qui a payé le prix du sang, celui de sa jeunesse dans une salle de concert, de journalistes dans leur salle de rédaction, d’un prêtre dans son église, d’enfants juifs devant leur école et d’un professeur d’histoire aux abords de son collège, ne peut pas être anodin. Fût-il « intellectuel », le terrorisme fait immé- diatement référence à la violence, à la mort, à l’aveuglement ultime de fanatiques, à la guerre contre notre mode de vie et notre civilisation. Il est impossible de ne pas extrapoler un supposé terrorisme intellectuel, de ne pas y voir la théorie ou les prémisses d’une violence physique, d’un passage à l’acte de barbarie. Il est d’ailleurs frappant que l’usage de cette expression se soit accompagné récemment de la fabrication de néologismes accolant le mot terrorisme à des idées tout à fait respectables, pour ne pas dire à des enjeux essentiels. Ainsi, on a qualifié d' “écoterrorisme » les actions de militants écologistes, certes parfois radicaux. Ces différentes utilisations du mot terrorisme, souvent par les mêmes personnes, créent une confusion délétère. En usant d’un même substantif aussi lourd de sens pour désigner des actes de rébellion, des actes de résistance passive non-violents comme le blocage de routes, l’interruption de la soirée des Césars du cinéma ou la projection de soupe de tomates sur des œuvres d’art, mais aussi les échanges « intellectuels » qui s’y réfèrent, les auteurs de ces propos créent un amalgame dangereux et prennent le risque d’une confrontation avec une partie de la population, notamment avec une majorité de la jeunesse.

Derrière les effets de manche des politiciens, il y a en revanche une réalité que personne ne conteste : le débat public se porte mal dans notre pays. Nous le constatons chaque jour, de la révolte des Gilets jaunes jusqu’au chaos au sein de l’Assemblée nationale, de l’impossible consensus sur la réforme des retraites à la guerre de l’eau qui a éclaté autour des bassines de Sainte-Soline. Les causes en sont multiples : perte de confiance dans la démocratie parlementaire, abstention massive, sécession des élites, montée du ressentiment comme l’a si bien décrit Cynthia Fleury, hystérisation du débat sur les réseaux sociaux, fake news, complotisme, ingérences étrangères, effets de la mondialisation, perte de sens du projet collectif… Plutôt que de répondre sérieusement à ces problèmes, la rhétorique du terrorisme intellectuel s’en sert de marchepied et nous enfonce un peu plus dans la crise. Nous assistons à la victoire posthume des idées du célèbre théoricien politique italien Antonio Gramsci. Chaque camp cherche à s’imposer dans la bataille des idées, et pour y parvenir tous les coups sont permis. Comme le titrait fin 2019 le journaliste Nicolas Truong dans Le Monde, « l’hégémonie culturelle » est devenue la « mère de toutes les batailles politiques ». L’intuition que la conquête du pouvoir passe par la bataille des idées était jadis l’apanage de la gauche, elle est désormais largement partagée et assumée par tous les bords politiques. Dans ce contexte, on attend de ceux qui nous gouvernent de trouver les chemins de l'apaisement et de ne pas mettre de l’huile sur le feu. Certainement pas d’agiter le spectre d’un terrorisme intellectuel. Un ministre ne devrait pas dire ça.

 

Philippe Zaouati est un dirigeant d’entreprise engagé dans la transition écologique depuis plus de dix ans. Il a contribué au développement de la finance durable au sein du groupe d’experts de la Commission européenne. Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont quatre romans....

Loin de disqualifier un opposant, les outrances langagières ne font qu’interdire le débat démocratique.   Depuis une trentaine d’années, le concept de « terrorisme intellectuel » revient dans l’actualité tel un marronnier, une figure imposée du débat politique en France. L’accusation prospère dans la bouche d’élus locaux, de parlementaires, de ministres ou de journalistes. On pourrait évidemment ranger cette expression dans la longue liste des formules qui jalonnent notre vie démocratique, aux côtés de concepts plus ou moins flous tels que les « violences policières », le « grand remplacement », la« casse sociale », l’« ultralibéralisme » ou la « bureaucratie bruxelloise ». Ce serait une erreur. Cet anathème possède en effet des caractéristiques qui le rendent beaucoup plus dangereux, plus insidieux, loin des règles traditionnelles du débat d’idées. Cette association de mots sonne comme un oxymore, terrorisme et intellectuel, violence aveugle et royaume des idées. Elle appelle deux séries de questions. D’abord, cette rhétorique est-elle pertinente, est-elle légitime, décrit-elle une réalité objective ? Ensuite, est- elle utile, permet-elle de répondre à une situation politique que tout le monde s’accorde à décrire comme conflictuelle, ouvre-t-elle une perspective positive ? Pour répondre à la première série de questions, il faut revenir à la genèse de cette idée de terrorisme intellectuel. On voit apparaître cette association de mots pour la première fois à la fin des années 1980. Plusieurs auteurs fortement marqués à droite ou à l’extrême droite, comme le philosophe et politologue Pierre-André Taguieff, l’essayiste Alain de Benoist ou l’écrivain…

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