Une “inquiétante étrangeté”

Eric Faye

Le Trou, L’Usine : deux titres sobres, aussi sobres que l’écriture de ces courts romans signés Hiroko Oyamada. Cette Japonaise de 39 ans déploie un univers singulier qui rappelle l’atmosphère des fictions de sa compatriote Yōko Ogawa et a valu au Trou, en 2013, une des récompenses littéraires majeures au Japon, le prix Akutagawa, qui distingue des romans courts ou des nouvelles. Bien des correspondances relient au demeurant Le Trou à L’Usine, qui reparaît dans la collection de poche du même éditeur, Christian Bourgois.

Le Trou : Une jeune femme, Asahi, emménage à la campagne avec son mari, Munéaki Matsuura, qui vient d’être muté dans une agence en province. Le couple, qui n’a pas d’enfant, s’installe dans une maison appartenant aux parents de Munéaki, lesquels vivent dans le voisinage. À près de 30 ans, Asahi a quitté son emploi pour se consacrer à cette nouvelle vie. Elle explore son nouveau biotope, observe le grand-père de son mari, très âgé, qui passe le plus clair de son temps à arroser le jardin. L’endroit a tout d’idyllique et pourtant l’ennui suinte de partout. Jusqu’au jour où Asahi tombe dans un trou, qui semble avoir été creusé par un mammifère étrange, ni chien ni tanuki – une « créature noire ». Et jusqu’au jour où, incidemment, Asahi exhume un secret de famille.

La jeune femme ne regrette pas d’avoir quitté le monde du travail : les CDD comme elle, mal payés, passaient pour une caste inférieure. « Des esclaves d’entreprise, voilà ce qu’on est, des esclaves ! » s’emportait une de ses collègues. Des esclaves qui devaient aussi assurer le fonctionnement de leur foyer, faire la cuisine, servir leur mari sans jamais oser remettre en question la répartition des rôles : « J’ai envie de lui dire : Fais donc la cuisine. Au moins les jours où tu rentres plus tôt que moi. Mais je n’y arrive pas, je sais pas pourquoi. » Sans doute parce que dans la société japonaise machiste, la femme a vocation à servir son époux. Toujours est-il que,lorsqu’Asahi annonce à sa collègue qu’elle quitte son emploi, elle en reste comme deux ronds de flan : femme au foyer ? Le rêve ! Se faire entretenir et rester chez soi !

Colère et révolte irriguent parfois le roman en dépit de son décor virgilien.

Est-ce bien un rêve, ou un cauchemar ? Femme au foyer, Asahi se sent redevable. Elle n’ose pas dépenser. Sa vie de couple se réduit à trois fois rien car son mari ne rentre que tard le soir. Et lorsqu’il est là, il est constamment rivé à son téléphone. Comme il utilise la voiture pour se rendre au bureau, Asahi est abandonnée à elle-même, sans moyen de locomotion. Et puis il y a la belle-mère, une droguée de travail qui régente la nouvelle vie du couple jusqu’à diriger son emménagement. La famille, comme institution, pèse lourd dans le Japon d’Oyamada, avec sa hiérarchie propre, des épouses qui, lorsqu’elles ne sont pas des « esclaves d’entreprise », deviennent celles de leur mari et de leurs beaux-parents… En 150 pages, Le Trou en dit long sur l’état de la société japonaise. Colère et révolte irriguent parfois le roman en dépit de son décor virgilien : une campagne estivale, une végétation profuse, le chant continuel des cigales… Mais il est un personnage pour qui la colère n’a plus lieu d’être. Il est parvenu au-delà : en rupture complète avec le monde tel qu’il va, il vit retiré dans une cabane, sans véritable lien avec le monde. Il refuse de perpétuer « cette espèce de vie sans fin » – la vie normée, le conformisme – et néanmoins il a du mal à assumer son attitude, au point de se dire « en tort ». En tort à quel propos ? Est-il un hikikomori, terme qui, littéralement, signifie « se replier » et qu’on utilise au Japon pour désigner les per- sonnes – environ un million – qui autre lien avec la société que leurs écrans ? Ils restent cloîtrés des mois, voire des années dans leur chambre, chez leurs parents le plus souvent. Le phénomène touche surtout les hommes – initialement des adolescents mais aussi, désormais, des adultes.

L’air de rien, au sein d’un petit écosystème campagnard, Hiroko Oyamada fait surgir les maux dont souffre la société nipponne. Vieillissement de la population, dénatalité, marginalisation de certaines franges de la société, machisme, soumission des femmes, qui éprouvent un sentiment de giri – devoir, obligation morale – envers leur mari. Peut-être est-ce sa capacité de condenser dans une bulle rurale autant de thématiques aussi actuelles que dérangeantes qui a valu au roman un prix prestigieux. Avec son style épuré et de faux airs de naturalisme, Hiroko Oyamada s’inscrit dans la lignée d’écrivaines comme Banana Yoshimoto, Hiromi Kawakami ou Sayaka Murata, mais, contrairement à celles-ci, elle tire aussi la littérature japonaise vers un certain réalisme magique et vers l’univers de Kafka, dont elle se réclame.

C’est tout particulièrement patent avec L’Usine, ses étranges métiers et son curieux bestiaire. On suit trois narrateurs, qui viennent d’être engagés dans différents services de « l’Usine », dont on se demande au demeurant ce qu’elle produit. On sait seulement qu’elle s’étend sur une zone plus vaste qu’une ville moyenne et qu’elle est traversée par des routes, elles-mêmes empruntées par des bus, et que l’on y trouve des restaurants, des logements, des blanchisseries…

Parmi ces narrateurs, une jeune femme, Yoshiko Ushiyama, est affectée au service reprographie, où elle passe ses journées à broyer des monceaux de documents dont elle a interdiction de parler à l’extérieur. Un autre narrateur, Furufué, est chargé de végétaliser les toits de l’Usine. Ce bryologiste se retrouve seul dans son service, totalement démuni ; sa seule tâche consiste à organiser des « sorties d’observation des mousses » destinées aux enfants dont les parents travaillent à l’Usine. Quant au troisième narrateur, il corrige au stylo rouge des textes dénués d’intérêt.

Les voilà tous trois abrutis d’ennui, affectés à des bullshit jobs, des emplois sans utilité réelle qui les plongent dans un certain malaise. Yoshiko Ushiyama l’exprime ainsi : « Je travaille, mais j’ai l’impression de ne pas mériter l’argent que je gagne et grâce auquel on me permet de vivre. » Et celle-ci de déplorer : « Je n’ai pas à utiliser mon cerveau. » Un autre personnage se lamente : « On se demande à quoi on sert. » Ceux qui occupent des bullshit jobs ont rapidement un sentiment de vacuité. Comment peuvent-ils s’identifier à leur emploi ? Pareils à des cobayes, ils font tourner leur roue, jour après jour, sans avancer d’un millimètre. Hiroko Oyamada excelle à décrire l’ennui dans une société japonaise conformiste, dans le milieu familial « carcéral » du Trou ou dans L’Usine. Celui qui corrige des textes au stylo rouge s’endort sur ses documents. Celui qui doit végétaliser les toits mais ne dispose d’aucun moyen concret pour le faire se voit proposer d’effectuer la cartographie des mousses dans le périmètre de l’Usine… On ne demande pas aux individus de penser mais seulement de faire le dos rond, quitte à tourner à vide, en attendant le versement du salaire. Tout est codifié.

Les livres d’Oyamada sont plus subversifs qu’il n’y paraît de prime abord. Ils osent remettre en cause.

On pense à Toyota City et aux règles fixées par cette grande entreprise à ses salariés. De sorte que les livres d’Oyamada sont plus subversifs qu’il n’y paraît de prime abord. Ils osent remettre en cause. De même que la collègue d’Asahi dans Le Trou, Ushiyama finit par s’insurger dans l’Usine contre la valeur travail. « (…) moi, je n’ai pas envie de travailler. Car, en vérité, ce qui fait la valeur de la vie, ce qui lui donne un sens, n’a rien à voir avec le travail. » Dans la société nipponne, ce genre de phrase a un petit parfum de scandale. Mais Ushiyama est prise au piège d’une société où l’identité d’un individu se confond souvent avec la profession qu’il exerce : « Je ne veux pas travailler. Je ne veux pas, mais qu’ai-je d’autre dans une vie si je ne travaille pas ? »

Le Trou et L’Usine gardent une certaine part de mystère. Le réalisme magique version Oyamada ne livre pas aisément ses clés. Quelle est la symbolique des animaux qui errent parmi les pages, que ce soit la « créature noire », les oiseaux d’un « noir de jais » qui observent l’Usine ou les ragondins énormes qui nagent dans les eaux usées ? Une part de l’imaginaire japonais nous paraît difficile à décrypter. Que représente le « trou » vers lequel la créature noire guide Asahi ? Est-ce l’entrée du yomi, le monde souterrain des morts dans la mythologie shintoïste ? Sans doute Asahi (dont le prénom signifie « Soleil levant ») a-t-elle trouvé dans l’ennui de sa vie le « royaume des ténèbres ». Toujours est-il que certains codes échappent au lecteur occidental, et sans doute est-ce cette frange mystérieuse, qui résiste à toute tentative d’explication, qui nous fascine et nimbe les récits de Hiroko Oyamada d’une « inquiétante étrangeté » envoûtante.

 

Le Trou, de Hiroko Oyamada, traduction de Silvain Chupin, éd. Christian Bourgois, 152 p., 20 €.

L’Usine, de Hiroko Oyamada, traduction de Silvain Chupin, éd. Christian Bourgois, collection « Titres », 216 p., 8 €.



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