Enquête chez les missionnaires d’un établissement REP

À rude école

Béatrice Kammerer

À l’école Aristide Briand de Lyon, le dévouement sans faille du personnel permet de maintenir un enseignement de qualité. Mais les missions scolaires et éducatives s’additionnent sans que les moyens humains et financiers soient toujours à la hauteur.

 
 7h 50. Comme tous les jours, Guy Rossignol, directeur de l’école Aristide Briand située à Lyon, dans le quartier de Gerland, accueille les élèves de la garderie du matin. Costume cravate, cheveux grisonnants, sourire aux lèvres, le cinquantenaire a l’allure rassurante de l’instituteur des temps anciens. Malgré les 60 kilomètres qui le séparent de son domicile, il tient à être fidèle au poste pour saluer chaque élève : « Bonjour Ahmed, comment vas-tu ? Quel beau maillot de foot ! » « Bonjour Lys Isaac, comment se passe le conseil municipal d’enfants ? » L’histoire de chacun, il la connaît sur le bout des doigts : « À chaque nouvelle inscription, je prends au moins quarante-cinq minutes pour recevoir les parents, leur faire visiter l’école, et leur montrer que ma porte sera toujours ouverte. Le temps qu’on passe à cultiver cette relation, personne ne l’imagine, personne ne le comptabilise, il est pourtant indispensable. » Et les familles le lui rendent bien : en cette fin d’année scolaire, les parents se pressent au portail pour adresser un mot de remerciement ou apporter un petit cadeau « Monsieur le directeur, je voulais vous dire qu’on va déménager, on est vraiment tristes de vous quitter, parce que c’est une école super », lance une mère d’élève avant de partir travailler.
La partie était pourtant loin d’être gagnée d’avance. Seule école relevant du réseau d’éducation prioritaire (REP) – qui concerne 20,7 % des élèves français – dans un quartier en pleine gentrification, Aristide Briand a longtemps fait figure de repoussoir. « Tous nos voisins nous conseillaient d’éviter cette école. On a vite compris que cette réputation n’était pas méritée », raconte Sarah, maman de quatre enfants et élue au conseil d’école. Même discours côté enseignants, nombreux à être arrivés là par hasard, faute d’un nombre de points suffisants pour obtenir un établissement mieux côté : « On m’avait prédit le pire, à tort, car j’ai connu des difficultés bien plus importantes dans des écoles des beaux quartiers. Les parents devraient se méfier des rumeurs. » À leur décharge, il faut reconnaître que la sociologie du quartier amène l’école à accueillir une proportion notable d’enfants en grande précarité. « Nous jouxtons les derniers bains-douches de la ville, fréquentés par des familles sans logement qui dorment dans leur voiture, ainsi que la cité--jardin, un ensemble d’immeubles ouvriers du début du XXe siècle, qui attend toujours d’être réhabilitée », explique le directeur. Alors pour favoriser la réussite scolaire de toutes et tous, et porter haut la devise de l’école « Apprentissage, respect, amitié », les enseignants rivalisent de créativité. Sur les murs de la classe de Marjorie Gleyse, maîtresse de CE2, chacun peut lire des phrases d’encouragement : « Nous pouvons tous réussir », « L’erreur est un moyen d’apprendre ». À chaque élève, des activités ajustées à son niveau : « En dictée, ceux qui sont grande difficulté n’auront qu’un texte à trous à compléter, et je proposerai à ceux en difficulté moyenne un texte raccourci. Cela leur permet de se confronter à des défis à leur mesure. »
Dans sa classe de CP, Margaux Veaudor plébiscite quant à elle les activités autocorrectives, inspirées de la pédagogie Montessori à laquelle elle s’est elle-même formée, où les enfants s’exercent, seuls ou à deux : jeu de lotos avec des syllabes, courses de lecture de mots, etc. « Ce sont les moments qu’ils préfèrent, et moi aussi, car je les vois développer leur autonomie et leurs capacités de coopération. » D’autres misent également sur l’émulation du groupe. C’est le cas de Belinda Pugnet, responsable d’un double niveau CM1/CM2, qui a élaboré avec ses élèves un système de récompenses pour gratifier les succès individuels et collectifs : « La quasi-totalité de la classe parvient à accumuler plusieurs centaines de points à la fin de l’année, ça les rend fiers et leur donne envie de faire des efforts. »
 
La sinistrose des enseignants reflèterait donc plutôt leur sentiment d’échec face aux inégalités socioscolaires.
 
Cet enthousiasme en ferait presque oublier les inquiétudes qui s’expriment dès qu’il est question du niveau des élèves. En conseil des maîtres, les témoignages se suivent et se ressemblent : « Je vois bien que je ne peux plus donner les mêmes évaluations qu’il y a quelques années », « On est obligés de revoir à la baisse le niveau des lectures qu’on propose d’expliquer plus souvent, « Ils arrivent en CM1 et ne savent même plus faire leurs lacets » s’alarment tour à tour les enseignants. Chacun y va de son explication : certains évoquent la « génération covid » et le retard accumulé au fil des confinements, d’autres avancent l’hypothèse d’une transformation générationnelle du rapport aux savoirs, moins axés sur les fondamentaux mais plus ouverts à l’esprit critique, d’autres encore incriminent les inégalités sociales. « Quand je compare avec ce que font mes enfants qui ne sont pas scolarisés en REP, il y a une vraie différence de niveau », assure une maîtresse de CE2.
Les comparaisons internationales les plus récentes ne confirment pourtant que partiellement ce pessimisme. Si les dernières évaluations PIRLS – centrée sur la lecture – et TIMSS – dédiée aux mathématiques – confirment que le niveau des élèves français en CM1 reste en deçà de la moyenne européenne, avec notamment un taux important d’élèves de faible et très faible niveau en français, la tendance globale est plutôt à la stabilisation des performances depuis le milieu des années 2010.
Pour la sociologue de l’éducation Sandrine Garcia, qui a enquêté sur la crise de vocations dans l’Éducation nationale, la sinistrose des enseignants refléterait donc plutôt leur sentiment d’échec face aux inégalités socioscolaires : « Leur formation leur martèle que l’hétérogénéité est une chance et qu’il suffit de différencier les exercices et les évaluations pour la gérer. En réalité, cela pose des problèmes inextricables et accroît les écarts car en facilitant la tâche des élèves les plus faibles, on leur donne une illusion de réussite au lieu d’allouer des moyens humains supplémentaires pour que tous progressent, sans renoncer à l’exigence. » Ce qui explique sans doute l’intensité des espoirs que fondent les enseignants dans les derniers dispositifs mis en œuvre par les pouvoirs publics pour réduire les inégalités, tels que l’obligation de scolarisation dès 3 ans instaurée en 2019, ou encore le dédoublement des classes de CP et CE1 dont bénéficient les établissements de REP comme Aristide Briand depuis 2017. Hélas, avec une mise en œuvre pratique très variable selon les territoires, rappelle Benjamin Grandener, directeur d’école et cosecrétaire départemental du syndicat SNUIPP-FSU : « Dans les grandes agglomérations, les écoles sont souvent sous-dimensionnées par rapport aux effectifs. Il arrive donc régulièrement qu’il n’y ait pas assez de salles disponibles pour dédoubler les classes dans de bonnes conditions. »
L’abolition des inégalités scolaires n’est pas la seule mission colossale assignée aux enseignants. L’accueil des élèves en situation de handicap en est une autre. Introduite en 2005 par la loi sur l’égalité des droits et des chances, l’inclusion reconnaît le droit de tout enfant, quelles que soient ses spécificités, à bénéficier d’une scolarisation en classe ordinaire. En 2020, l’Éducation nationale comptabilisait ainsi quelque 409 000 élèves handicapés accueillis à l’école, soit plus de trois fois plus qu’en 2004. Cette évolution se traduit dans la plupart des classes par la présence d’accompagnants scolaires (AESH), des personnels non enseignants, recrutés au niveau baccalauréat, pour soutenir plusieurs heures par semaine ces élèves. À l’école Aristide Briand, l’ambition va encore plus loin grâce à la présence d’une Unité localisée pour l’inclusion scolaire (ULIS), un dispositif réservé aux enfants handicapés les plus en difficulté, qui alterne accueil en classe ordinaire et en classe spécialisée. Cette diversité, inscrite dans l’ADN de l’établissement qui héberge également un dispositif UPE2A, ouvert aux enfants nouvellement arrivés sur le territoire français, et EFIV, de scolarisation des enfants issus de la communauté des gens du voyage, fait la fierté des enseignants mais aussi des parents. « La diversité est la richesse de cette école, mais aussi celle de l’enseignement public », souligne Nadia, maman d’une petite fille de CE2. Côté enseignant aussi, on reconnaît sans peine les apports de l’inclusion. « Les enfants ont une ouverture d’esprit qui n’existait pas il y a dix ou quinze ans, témoigne Margaux Veaudor. En arrivant à Briand, je pensais que l’apprentissage de la différence serait difficile, alors que ça se fait naturellement. Les enfants disposent de capacités d’entraide qu’il faut juste encourager. »
En coulisses pourtant, les discours sont bien moins idylliques et révèlent des enseignants écartelés entre un attachement à l’idéal inclusif et une mise en œuvre parfois impossible. « Il faut arrêter avec l’inclusion à tout prix, on en devient maltraitants avec les enfants et les adultes », martèle une enseignante à la pause déjeuner. D’autres remarques fusent en conseil des maîtres : « Non, tout ne va pas bien avec l’inclusion, et ce n’est pas la faute des enseignants. » Une troisième tente de nuancer : « C’est tout à fait normal que les élèves en situation de handicap nous demandent des efforts d’adaptation, mais pour certains, l’école n’est rien d’autre qu’un pansement sur une jambe de bois. » Il faut dire que cette année, deux situations douloureuses ont marqué l’équipe éducative. Fatima, AESH dans l’école, ne cache pas son désarroi : « En ce moment, nous avons un enfant autiste qui passe beaucoup de temps hors du groupe classe. Il est non verbal et porte encore des couches, alors on se relaye entre AESH pour rester avec lui, lui proposer des jeux de manipulation ou des activités sur tablette. Impossible de le faire entrer en classe : il se jette par terre et il faut se mettre à deux pour l’empêcher de se blesser. Ça nous déchire le cœur de le voir végéter sans rien pouvoir faire. »
À cela s’ajoute le cas d’une enseignante, en arrêt depuis plusieurs mois en raison d’un burn-out, précipité par l’inclusion difficile d’un élève avec de gros troubles du comportement. Cris en classe, gestes déplacés, et même insultes quotidiennes envers sa maîtresse. Une collègue, Belinda Pugnet, raconte : « Ne pas réussir à se faire respecter a été terriblement blessant pour son estime de soi. » Depuis, l’enfant bénéficie d’une enseignante à domicile quelques heures par semaine mais le problème reste entier, estime Belinda Pugnet : « On se retrouve avec un enfant et une famille livrés à eux-mêmes et une enseignante durablement marquée. » Pour la chercheuse Sandrine Garcia, ces situations n’ont hélas rien d’anecdotique, bien au contraire. « C’est actuellement l’une des principales causes de démission chez les enseignants. La loi les oblige à accueillir des enfants violents ou très fortement perturbateurs, ce qui est matériellement impossible dans le contexte français où les classes restent chargées et où l’austérité budgétaire prévaut. »
Car il faut bien reconnaître que l’ambition humaniste de l’inclusion scolaire a aussi servi de prétexte pour désinvestir le secteur de l’éducation spécialisée, considéré comme plus coûteux. Il en résulte un fort manque de place en structures médico-éducatives, telles que les IME et les ITEP, un problème à propos duquel les sénateurs ont interpellé le gouvernement à plusieurs reprises depuis 2021. De même, les heures de présence des accompagnants scolaires semblent en diminution, alerte Benjamin Grandener : « Le nombre d’AESH augmente mais il ne suit pas l’évolution du nombre d’enfants reconnus comme handicapés, induisant une baisse des moyens, notamment pour ceux bénéficiant d’une aide collective. Quand le système a été mis en place, c’était dix heures hebdomadaires garanties, aujourd’hui, quand on a quatre heures, le rectorat considère que c’est correct. »
Le manque de moyens ne concerne pas que l’inclusion scolaire, la dépense annuelle moyenne allouée par l’État aux élèves d’élémentaire – 6 920 euros en 2020 – restant en deçà de la moyenne des pays de l’OCDE. Une baisse de 240 euros en prix constant par rapport à l’année précédente, qui s’explique notamment par la crise sanitaire et la fermeture régulière des écoles. Selon les géographes Rémi Rouault et Patrice Caro, auteurs de l’ouvrage Éducation et fractures scolaires (2022), entre 2009 et 2019, l’école élémentaire a toutefois vu ses moyens augmenter de façon régulière.
Si l’Académie de Lyon est loin de connaître une pénurie de personnels d’ampleur comparable à celle qui a conduit Créteil et Versailles à mettre en place des « job datings », le problème des remplacements demeure. « Demain, j’ai trois collègues qui partent en formation et ne seront pas remplacées. Je vais devoir demander aux familles qui le peuvent de garder leurs enfants à la maison et répartir les autres dans les classes », s’inquiète Guy Rossignol, qui s’estime pourtant privilégié. « En REP, l’inspecteur essaie autant que possible de nous prioriser, mais il reste que trop peu de remplacements nous sont accordés. » Le directeur se souvient aussi des personnels enseignants non formés, recrutés à la hâte : « J’ai dû rester pendant trois jours dans la classe de l’un d’eux, pour l’aider à prendre ses marques, alors que mon statut ne m’y autorise pas. » En découle une sensation de devoir sans cesse être sur le pont et assumer toutes les casquettes. « Je suis payé à être gardien, surveillant, gestionnaire : moins de 10 % de mon temps est consacré au travail avec les enfants qui est pourtant mon cœur de métier. Même si, avec 330 élèves, cette école est l’équivalent d’un petit collège, je n’ai ici ni adjoint, ni secrétaire, ni conseiller d’éducation. » À l’échelle nationale, cette année encore, malgré une légère amélioration, le nombre d’admis au concours de professeurs des écoles est toujours en deçà des besoins. Avec 8 955 candidats acceptés pour 10 270 places offertes, le taux de postes pourvus est de 84 %, contre 78,2 % l’an passé.
Sur le plan matériel aussi, les enseignants d’Aristide Briand doivent sans cesse faire au plus juste. Marion Rozand, maîtresse de CM2 et responsable de l’association scolaire explique : « Le budget alloué par la mairie pour acheter le matériel scolaire s’élève à 26 euros par élève et par an. Il n’a pas varié depuis vingt ans, ce qui, du fait de l’inflation, représente une baisse de moyens. Quand on voit de surcroît les tarifs exorbitants que pratique la centrale d’achat qui nous est imposée, on se dit qu’on ferait mieux d’aller nous-mêmes au supermarché du coin. » Seul point positif, la gratuité des transports en commun accordée par la mairie de Lyon aux écoles depuis 2021. « On n’arrête plus de sortir, ça a vraiment changé la vie scolaire ! », s’enthousiasme Marion Rozand. L’enseignante souligne également les fortes inégalités territoriales.
En 2020, selon Rémi Rouault et Patrice Caro, les communes ont participé au financement de l’enseignement élémentaire à hauteur de 32 % (65,2 % venant de l’État et le reste des familles, des organismes sociaux, des agences nationales et des entreprises). Outre la grande disparité des ressources communales – financières mais aussi infrastructurelles – les budgets de chaque école dépendent aussi des moyens des parents. « À Briand, plusieurs familles ne peuvent pas payer la coopérative scolaire, et comme on se refuse formellement à exclure des sorties les enfants concernés, le déficit se répercute sur tout le monde. » Alors, pour améliorer le quotidien de leurs classes, les enseignants finissent par mettre la main à la poche : acheter des maillots de bain et des pique-niques pour pallier les oublis, piocher dans sa propre bibliothèque pour enrichir celle de la classe. Margaux Veaudor est allée jusqu’à solliciter un financement participatif auprès de son entourage : « J’ai pu récolter 2 500 euros pour acheter des meubles, du matériel éducatif, des jeux, des livres. Je voulais pouvoir être autonome et me dire que même si je changeais d’école, je n’aurais pas tout à reconstruire. » Une tendance qui préoccupe Benjamin Grandener : « On en arrive au point où l’Éducation nationale a elle-même créé sa propre plateforme de crowdfunding, et encourage les enseignants à y recourir. À quel employé demanderait-on de financer lui-même ses projets ? »
Toutes et tous restent profondément attachés à leurs élèves, qui, affirment-ils, « sont la raison pour laquelle ils se lèvent chaque matin », beaucoup ne parviennent plus à taire le manque de reconnaissance dont ils souffrent de la part de leur institution. La dernière enquête de climat scolaire a confirmé que seuls 52 % des enseignants du premier degré estimaient recevoir le respect mérité de la part de leur hiérarchie. Une réalité avec laquelle Belinda Pugnet tente de composer : « Mes gratifications, je les trouve dans les progrès des enfants et les remerciements des parents. Les inspecteurs, on ne les voit que trois fois dans notre carrière, le temps d’une séance que chacun d’entre nous préparera fébrilement tant les enjeux sont élevés et l’évaluation arbitraire. » Plus difficiles à accepter sont les injonctions institutionnelles à en faire toujours plus. « On charge l’école de résoudre tous les maux de la société : lutter contre le sexisme, endiguer le terrorisme, éduquer à l’écologie, prévenir les violences routières. C’est irréaliste et porte préjudice aux apprentissages », s’agace Sandrine Garcia.
Dernière innovation en date du ministère, le « pacte enseignant », qui promet des augmentations de salaire à ceux qui accepteront des missions supplémentaires, cristallise l’agacement : « Je passe mes pauses déjeuner à gérer des problèmes entre élèves, mes week-ends à élaborer des outils pour les faire progresser, mes soirées à préparer mes cours et on me suggère d’aller faire de l’aide aux devoirs en collège ? Ceux qui ont eu cette idée n’ont vraisemblablement jamais mis les pieds dans une classe ! » lâche une enseignante à la récréation. Une récente étude du ministère de l’Éducation nationale a pourtant montré que la moitié des professeurs des écoles estime travailler au moins 43 heures par semaine. Mais ce que tous regrettent amèrement, c’est encore la dégradation de l’image publique du métier d’enseignant : « On nous accuse d’être toujours en vacances, mais personne ne réalise que la première semaine on est si épuisés qu’on ne tient pas debout, et la seconde, il faut préparer la rentrée », témoigne Marie-Pier Jabre, maîtresse en grande section de maternelle.
Pour Sandrine Garcia, cette évolution remonte à la fin des années 1990. « C’est Claude Allègre qui, pour la première fois, s’est permis publiquement d’insulter le corps enseignant, en disant qu’ils étaient toujours en retard, que c’était des mammouths [alors ministre du gouvernement de Lionel Jospin, il avait parlé de “dégraisser le mammouth”]. » Depuis, les attaques médiatiques se sont multipliées : on se souvient en 2008 de la sortie du ministre Xavier Darcos sur les enseignantes de maternelle « diplômées à bac+5 pour changer des couches », ou encore de celle de la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye qui avait suggéré durant les fermetures d’école de mars 2020 que les enseignants pourraient prêter main-forte aux maraîchers pour le ramassage de fraises. « Si un ministre socialiste pouvait se permettre de tels propos, pourquoi les autres se seraient-ils ensuite modérés ? » analyse la chercheuse.
Difficile donc de nier l’accumulation des signes de mal-être dans la profession. Selon le baromètre international réalisé en novembre 2021 par la Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN), pas moins de 58 % des enseignants français regrettent leur choix de métier. Les chiffres officiels montrent également une explosion des départs volontaires, avec 1 499 enseignants du premier degré démissionnaires en 2020-2021, contre 220 dix ans auparavant. À l’école Aristide Briand, ils sont au moins 3 sur une équipe de 26 à envisager leur reconversion, et bien plus nombreux encore à admettre qu’ils « ne se voient pas faire ce métier toute leur vie ».
Benjamin Grandener déplore une réponse institutionnelle inadaptée : « Il y a quinze ans, quand un enseignant voulait démissionner, il était systématiquement reçu à l’inspection académique pour en discuter. Aujourd’hui, l’institution se borne à nous empêcher de partir – les demandes de mise en disponibilité, de détachement ou de rupture conventionnelle sont systématiquement rejetées. Mais rien n’est entrepris pour nous donner envie de rester. » À cela s’ajoutent des pressions pour taire les problèmes et donner le change coûte que coûte : « L’institution prend systématiquement le parti des parents. Au moindre conflit, on nous intime de ne pas faire de vagues », déplore une enseignante de Briand. L’équipe garde d’ailleurs un souvenir amer du manque de soutien institutionnel dont a souffert leur collègue arrêtée pour épuisement. « L’inspectrice et moi avions alerté très rapidement en haut lieu sur ce dysfonctionnement qui a mis à mal toute l’école. Si on nous avait écoutés, la situation aurait pu être évitée », regrette Guy Rossignol. Belinda Pugnet pointe du doigt aussi la lourdeur administrative : « Toutes les démarches sont très longues, même quand on veut signaler un danger grave, parce que l’Éducation nationale est une immense pyramide où chaque maillon hiérarchique est pris en étau entre ses subordonnés et ses donneurs d’ordre. »
Tout cela conjugué à une forte volonté institutionnelle de contrôle de la parole médiatique. En effet, toute demande de reportage doit faire l’objet d’une validation en amont par le rectorat, qui se réserve souvent le droit de désigner lui-même les établissements qui recevront les journalistes. Sandrine Garcia y voit l’héritage de l’institution ferryste où « l’école devait faire figure de rempart ». Côté enseignant, la crainte d’outrepasser leur devoir de réserve est ainsi devenue omniprésente, non sans une certaine confusion. « À la moindre expression de désaccord, on peut être convoqué au rectorat pour un rappel à l’ordre, souligne Benjamin Grandener. Cela ne donne jamais lieu à des poursuites car ces agissements ne sont en réalité pas constitutifs d’une faute professionnelle, mais ça suffit à terroriser les enseignants. » Dès lors, qu’est-ce qui permet aux enseignants de tenir face à l’adversité ? « On a l’immense chance d’avoir une équipe très soudée, où on se soutient énormément, et un directeur toujours à l’écoute, qui travaille quatre-vingts heures par semaine », répondent, unanimes, les enseignants de Briand. Mais pour combien de temps encore ? Les parents en tout cas ne sont plus dupes. « Les professeurs, on les voit toujours sourire, ils nous communiquent beaucoup d’énergie positive, affirme Sarah. Mais on voit bien qu’ils portent l’école à bout de bras et de souffle. »
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À l’école Aristide Briand de Lyon, le dévouement sans faille du personnel permet de maintenir un enseignement de qualité. Mais les missions scolaires et éducatives s’additionnent sans que les moyens humains et financiers soient toujours à la hauteur.    7h 50. Comme tous les jours, Guy Rossignol, directeur de l’école Aristide Briand située à Lyon, dans le quartier de Gerland, accueille les élèves de la garderie du matin. Costume cravate, cheveux grisonnants, sourire aux lèvres, le cinquantenaire a l’allure rassurante de l’instituteur des temps anciens. Malgré les 60 kilomètres qui le séparent de son domicile, il tient à être fidèle au poste pour saluer chaque élève : « Bonjour Ahmed, comment vas-tu ? Quel beau maillot de foot ! » « Bonjour Lys Isaac, comment se passe le conseil municipal d’enfants ? » L’histoire de chacun, il la connaît sur le bout des doigts : « À chaque nouvelle inscription, je prends au moins quarante-cinq minutes pour recevoir les parents, leur faire visiter l’école, et leur montrer que ma porte sera toujours ouverte. Le temps qu’on passe à cultiver cette relation, personne ne l’imagine, personne ne le comptabilise, il est pourtant indispensable. » Et les familles le lui rendent bien : en cette fin d’année scolaire, les parents se pressent au portail pour adresser un mot de remerciement ou apporter un petit cadeau « Monsieur le directeur, je voulais vous dire qu’on va déménager, on est vraiment tristes de vous quitter, parce que c’est une école super », lance une mère d’élève avant de partir travailler. La partie était pourtant loin d’être gagnée d’avance. Seule école…

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