Polyamorie

Jules Matton

Franck et Layla s’étaient-ils jamais aimés ? Au regard des derniers temps de leur vie commune, la question est légitime. Les mois de la fin furent amers, d’une amertume chargée non seulement d’espoirs déçus, mais aussi d’idéaux effondrés, de tout un ensemble de croyances construites à la sueur de leurs fronts audacieux et qui, confrontées à l’inamovible réel, s’étaient peu à peu transformées en pures formes, en grimaces. Rien de très original, me direz-vous : toute chose, dans sa sclérose, échoue en pur discours, en pur geste ; les histoires d’amour n’échappent pas à la règle. Mais ne prenons pas d’avance. Déroulons ce que nous savons, simplement, chronologiquement. Franck et Layla s’étaient rencontrés en première année d’architecture. Lui descendait de la moyenne bourgeoisie amiénoise. Elle, moins avantagée par la loterie sociale, était la fille d’une aide-soignante et d’un constructeur en bâtiment. Bien décidée à ne pas s’en laisser conter par la vie, Layla était fière. Non pas fière de telle ou telle caractéristique, son origine modeste par exemple, ou le joli grain de beauté qu’elle avait au-dessus de la lèvre, non, elle était fière tout court. Elle avait de l’existence une approche combative et elle compensait une inculture presque totale par une vision acérée des rapports humains. Par ailleurs, elle avait une excentricité qui impressionnait Franck, qui était plus renfermé, plus calme, moins ostensiblement joyeux. Il allait aux fêtes auxquelles on l’invitait, mais toujours en se forçant un peu et, s’il pouvait y prendre du plaisir, ce n’était jamais très durable. Ses joies à lui étaient plus intérieures, plus intellectuelles. Layla, quant à elle, sortait tous les soirs. Elle était une habituée des flirts des trois heures du matin, de la cocaïne des quatre heures, de l’alcool mélancolique des cinq, des conversations d’où, au lever du jour, à peine voilées, transpiraient la crainte de la solitude et l’évidence que si l’on restait là, dans cet appartement inconnu, cette chambre de hasard, à fumer fenêtre ouverte avec les trois ou quatre irréductibles qui, eux aussi, étaient figés dans leurs habitudes de langage, de regard, c’était pour échapper au vide qui grimpait avec le siècle et, avant ce siècle, avec le siècle précédent, et avant celui-là, etc. – jusqu’où fallait-il remonter pour échapper à l’effondrement ? Face à ces disparités, le lecteur peut se demander ce qui, en propre, fut le ferment de la relation de Franck et de Layla. Qui est ce simplet – je parle du narrateur – qui ignore les fondamentaux de la sociologie au point de croire à l’acoquinage durable d’un garçon de la moyenne bourgeoisie amiénoise et d’une pauvresse inculte, quand bien même celle-ci serait jolie et audacieuse ? Nous y reviendrons. Précisons pour l’instant le petit écart d’âge qui caractérisait l’adorable binôme. Né en 1998, Franck était plus jeune que Layla qui, elle, vint au monde en 1994. Aussi avait-elle vécu avant de rencontrer Franck. Lui, à 18 ans, avait ici et là embrassé quelques bouches. Il avait même mis un ou deux doigts dans des vagins qui, au préalable, avaient donné leur accord. Mais rien de plus. Il était très sage, nous l’évoquions. Il ne manquait pas de confiance en lui, avait une conscience solide de sa propre valeur et de son intelligence supérieure à la moyenne de son milieu, mais il ne forçait rien, ne voulait rien forcer. Cette attitude s’étendait d’ailleurs à son existence tout entière et plus d’une fois Layla lui reprocha sa passivité vis-à-vis du destin, son absence de hargne, d’esprit de conquête. Elle, à 22 ans, avait une expérience sexuelle avancée, que d’aucuns jugeraient, par-delà leurs discours libertaires, excessive. Elle avait eu au moins une soixantaine d’amants, ce qui, en perdant sa virginité à 16 ans, la dotait d’un honorable tableau de dix hommes par an, c’est-à-dire un peu moins d’un par mois. Après un bac littéraire obtenu de justesse, elle avait fait la serveuse dans un café huppé d’Amiens. Ayant eu la chance de naître jolie, elle avait, grâce aux pourboires, mis assez d’argent de côté pour entamer, quatre ans plus tard, des études d’architecture auxquelles elle décida de se consacrer pleinement. Elle n’était pas exagérément dépensière – elle s’arrangeait toujours pour qu’on l’invitât –, si bien qu’en travaillant à tiers-temps, elle pouvait désormais, en vivant dans un petit studio de la banlieue sud d’Amiens, être tranquille les trois années suivantes. Franck, de son côté, était installé dans le quartier d’Henriville, un petit appartement dans lequel ses parents avaient investi au début des années 2000. Depuis qu’elle avait rencontré Franck, Layla y passait le plus clair de ses nuits. Elle aimait chez Franck la tranquillité, l’équilibre. Il avait vis-à-vis de ses émotions une distance que Layla admirait, elle qui était collée à son monde intérieur. Elle admettait parfois que cette glu qui la collait à elle-même pouvait mener à tout un tas de situations désagréables ou de malentendus, mais rapidement reprise par son esprit de lutteuse, elle se défaussait en proclamant fièrement son « entièreté ». « Je suis une fille entière » était une rengaine à laquelle Franck répondait invariablement que l’autoréflexion n’étaient aucunement un gage de scission de la personne – peut-être même était-ce le contraire. Le soir où ils se rencontrèrent, elle le traîna dans la cage d’escalier. Quand il sentit qu’il allait jouir dans sa bouche, il se releva d’un bond, il l’attrapa par le poignet, qu’elle avait doux, et l’emmena chez lui. Pendant deux ans, ils furent fidèles l’un à l’autre. Ce furent deux années de découverte, d’influences mutuelles, d’une sorte de stabilité. Layla n’avait jamais eu d’histoire de plus d’une semaine ou deux. Le plus souvent, c’étaient ce que les applications de rencontre nomment « coups d’un soir », des garçons trouvés au hasard des bars et des soirées, un peu plus jolis, un peu plus drôles que les autres, et elle les ramenait chez elle ou allait chez eux, partait au petit matin. Elle mettait un point d’honneur à suivre toutes ses envies. Elle ne voulait pas vivre dans le mensonge, ni vis-à-vis d’elle-même, ni vis-à-vis des autres. Elle était entière. C’est pourquoi, ces deux premières années, elle fut parfaitement fidèle à Franck. Puis Paul arriva. Paul n’était pas spécialement beau : Franck le surpassait en charme et, sans doute, en intelligence. Mais Paul avait, selon Layla, un « grain de folie » qui faisait défaut à Franck. Le regard de Paul dégageait un feu qui, dès les premières secondes, séduisit Layla. Il avait une gestuelle ample et un visage un peu anguleux. En fin de nuit, elle lui avait caressé la mâchoire, dont elle aimait la finesse, puis, craignant le dérapage, elle avait fui, non sans prendre son numéro de téléphone. En arrivant chez Franck, à cinq heures du matin, elle le réveilla. Ils firent l’amour avec une fougue décuplée. Imagina-t-elle, cette nuit-là, Paul à la place de Franck, sentit-elle, autour d’elle, les bras de Paul et, contre son visage, sa fine mâchoire ? Nous ne le saurons jamais. Le principal est qu’elle n’avait pas trompé Franck. Elle était entière. Cependant, dès le lendemain, la danse des textos commença. Tout en s’abandonnant aux délices de la séduction et du jeu, du corps palpitant face à la nouveauté, du rythme battant de la promesse interdite, Layla se jura de ne pas revoir Paul. Elle le lui dit avec fermeté, et lui en expliqua les raisons. Mais Paul se montra si persuasif que Layla commença à se demander si, après tout, il était si mauvais de ressentir ce qu’on ressent et de vivre ce qu’on vit quand les lois de l’attraction s’expriment avec tant d’insistance. Le tout était d’être honnête. Elle décida donc de s’ouvrir à Franck, qui accueillit la chose comme à son habitude, calmement. C’est du moins ce qu’il laissa transparaître. Elle le rassura en lui disant qu’elle était toujours amoureuse de lui et quand il lui demanda si elle était aussi amoureuse de l’autre – il n’avait jamais, jusque-là, envisagé qu’on pût être amoureux de deux personnes à la fois –, elle répondit qu’elle ne savait pas, qu’elle n’était sûre de rien. Quand ce jour-là, après cette conversation, elle alla en cours, Franck s’effondra sur le tapis au centre du salon. Son ventre brûlait d’un feu ignoble. Il avait l’impression qu’on lui enfonçait mille petites lames dans l’estomac. Au bout de quelques minutes, il se releva et alla se regarder dans la glace de la salle de bain. Son visage était le même que dans son souvenir, et pourtant un voile d’étrangeté semblait s’être déposé sur le grain de sa peau, sur son front, son menton. La réalité s’était déplacée. Elle était devenue molle, incertaine, instable. Pour se fortifier, et sentant bien que Layla s’éloignerait de lui s’il lui interdisait d’échanger avec Paul, il se convainquit qu’il était apte à supporter ce coup du sort. Qui était-il, lui, après tout, pour posséder qui que ce soit ? Pour imposer, comme on le faisait dans les temps anciens, sa mainmise physique et sentimentale sur un autre individu ? Et de surcroît un individu aussi admirable que Layla ? Car oui : il fallait l’admirer. Il fallait admirer le courage qu’il lui avait fallu pour qu’elle se décidât à s’ouvrir à lui, à mettre cœur sur table. Lui qui venait d’une bourgeoisie étriquée et, jugeait-il aujourd’hui, grandement hypocrite, se jugea chanceux de connaître et de vivre avec cette fille si vraie, si honnête. Refoulant sa douleur, il éprouva pour finir un sentiment de reconnaissance puissant vis-à-vis du destin qui lui offrait là une chance d’évoluer vers une meilleure version de lui-même. Ils décidèrent donc d’un commun accord de transitionner vers ce qu’on appelle une relation polyamoureuse. Quand Layla lui dit, quelques semaines plus tard, qu’elle partait en voyage avec Paul, il prit la chose avec philosophie. Cette semaine-là, il s’organisa de manière à sortir tous les soirs. Il dîna avec sa famille, il vit des amis. Il raconta au meilleur d’entre eux la nouvelle modalité de sa relation. Que Layla pût vivre d’autres histoires que la leur n’est-il pas justement l’occasion de travailler sur sa jalousie, sur sa confiance en lui ? Après tout, le sentiment de possessivité n’est-il pas qu’un construit social imposé par des normes aujourd’hui désuètes ? Le nez dans sa bière, le meilleur ami confirmait. À une soirée, Franck rencontra Augusta, une étudiante en troisième année de journalisme. Son physique lui plut. Il la séduisit, et elle tomba. N’osant pas la ramener chez lui où il y avait toutes les affaires de Layla, il alla chez elle. Ils firent l’amour d’une manière laborieuse, forcée. Franck reproduisaient les gestes qu’il avait toujours faits avec Layla. Il calquait son maigre savoir. Pour la première fois, il découvrait une nouvelle odeur, une nouvelle peau, mais pétrifié, rongé par la situation, repoussant l’obsession, il ne profitait de rien. Il se laissa retomber sur le dos, fixa le plafond. Les formes entremêlées de Paul et de Layla clignotèrent sous ses yeux secs. Il s’était toujours refusé à la visualisation de l’acte, mais l’épuisement qui, ce soir, était le sien, l’abandonna face à ces images horribles, ces cris, ces jouissances à la fois si lointaines et si proches. Il se lova contre Augusta dont les gestes furent gauches et froids. Il rentra chez lui. Quand elle revint de vacances, Layla sentit que Franck avait souffert. Elle redoubla de tendresse, se fit douce, presque pudique. Un jour, cependant, une phrase lui échappa, qui fit souffrir Franck au-delà de toute comparaison connue. Elle argua que l’amour n’était pas, comme la tradition le prétendait, une forme absolue, mais qu’il était additionnel. C’est-à-dire quantifiable. Elle aimait Paul différemment de lui, soit, mais moins ou plus, Franck n’aurait su le dire, vu qu’elle pouvait additionner l’amour qu’elle ressentait et pour l’un, et pour l’autre. Jusque-là, Franck était resté sans se l’avouer sur le modèle du mari aimé et de l’amant transitoire. Cette conversation lui fit réaliser que la réalité était tout autre. Il en fut transpercé. Cependant, il constatait aussi qu’à chaque fois que Layla le retrouvait après avoir passé la nuit chez Paul, son amour pour lui en était comme rajeuni. Elle le remarqua aussi et commença à théoriser, pensant découvrir l’Amérique, sur l’idée que le polyamour bien vécu – en transparence et respect – relance, ou du moins redonne des couleurs à l’amour. Franck faisait semblant de partager son enthousiasme. Quelques semaines plus tard, Layla se lassa de Paul dont la jalousie, expliqua-t-elle à Franck, était devenue insupportable. Car si Paul avait cru pouvoir s’accommoder de l’existence de Franck, rapidement, il demanda à Layla des comptes sur des riens, devint tyrannique, et finalement la pria de quitter Franck, ce qu’elle lui refusa. Désespéré, Paul cria, trépigna, tomba au sol. Elle le quitta. Ce soir-là, Franck emmena dîner Layla. Il était partagé entre des sentiments contradictoires. Il ressentait une joie enfantine à la pensée que Paul fût en train de souffrir, lui qui l’avait fait tant souffrir. Il refusa cependant de s’abandonner à ce plaisir pervers. Heureux que leur histoire se fût terminée, il en voulait à Layla de ce qu’elle lui avait fait subir. Au cours de la promenade digestive, il eut quelques visions violentes, incontrôlées. Il se vit l’attraper par les cheveux, la jeter dans le canal, lui maintenir la tête sous l’eau grumeleuse, jouir de sentir son corps, sous ses mains de fer, gigoter comme un poulpe. Mais en même temps, il l’aimait comme, peut-être, il ne l’avait jamais aimée, en tout cas jamais avec cette puissance passionnelle. Enfin la tristesse qu’elle ressentait le faisait souffrir, et il compatissait sincèrement à ses douleurs. Bref, il ne savait plus où donner de la tête. Il réfléchit un peu, puis il lui demanda de ne plus lui parler de ses aventures, si aventures il devait y avoir. Il pensait que l’ignorance était encore préférable à l’atrocité des dernières semaines. Layla protesta, arguant que la vérité et la transparence étaient nécessaires à la durabilité d’un couple polyamoureux. Franck lui avoua alors la nuit qu’il avait passée avec Augusta. Elle s’écroula devant la cathédrale. Il la releva. Son visage était rouge de tristesse. Prise à son propre jeu, elle ne pouvait rien dire. Mais elle dit quand même, bafouilla des paroles indistinctes, trouva quelque chose, lui reprocha de lui avoir caché cette nuit avec Augusta alors qu’elle, de son côté, lui disait tout. Ils n’avaient à ce propos établi aucune règle claire. Le ton monta, elle se mit à crier, puis éclata en sanglots. Les gargouilles de Notre-Dame s’élançaient vers leurs tristes et jeunes carcasses avec une drôle et incrédule bienveillance. Ils restèrent là quelques minutes, dans les bras l’un de l’autre. Franck fut effleuré par l’idée de revenir à leur relation d’antan, sans Paul, sans Augusta, sans toutes ces souffrances. Mais il savait d’instinct que le ver, désormais, était dans le fruit, et qu’un retour à la normale était impossible. Alors, Layla lui demanda : « Et si un matin, je rentre de chez un autre et que tu me demandes chez qui j’étais, je te dis la vérité ou tu veux que je te mente ? – Je veux que tu me mentes. » Une année passa encore. Une grande partie de leurs conversations tournait désormais autour des modalités de leur couple, certains points de détails, certains ajustements. Le maître mot était le respect. Parfois, sentant dans le regard de Layla une lueur inhabituelle, il lui demandait d’où elle venait, qui elle avait vu, et par amour elle lui mentait, et il savait qu’elle lui mentait, et elle savait qu’il savait, et pourtant il finissait par se persuader qu’elle ne mentait pas. Ces acrobaties étaient épuisantes. Durant cette année, Franck flirta avec deux filles et fit l’amour à l’une d’elles. L’expérience fut plus concluante qu’avec Augusta, mais il s’aperçut quand même que son désir, à 21 ans, s’était nettement émoussé. Il surfa sur des sites pornographiques, tenta de se donner des émotions, en vain. Il questionna même son orientation sexuelle, et après quelques visionnages de scènes gays, il referma son ordinateur, définitivement dégoûté. Le corps même de Layla, qu’il avait jadis adoré, le laissait désormais presque indifférent. Mesure de protection, sans doute. Comment aimer un corps dont on sait, dont on sent qu’il se laisse toucher, pétrir, pénétrer par tant et tant d’autres corps ? Peu à peu, il se retirait en lui-même. Layla, de son côté, n’allait pas mieux. Elle sentait que l’amour de Franck s’amenuisait, et cela la rongeait. En l’espace d’un an ou deux, elle se fana et, à 25 ans, elle en paraissait 30. Par ailleurs, elle buvait beaucoup trop et cachait avec un maquillage de plus en plus voyant son teint terne, abîmé. Un jour que Franck était revenu sans faire de bruit, il surprit une conversation téléphonique de Layla avec l’une de ses amies. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais il ne put s’empêcher de se cacher pour écouter. Layla pleurait d’amères larmes sur son iPhone. Son amie – qui était en haut-parleur – la consolait. Puis Layla lui dit : « Tu sais, j’y crois toujours, au polyamour. Et je crois même que c’est l’avenir de la société. Mais il faut voir les conditions. Au bout d’un moment, comment te dire, tu as l’impression de ne plus appartenir à personne en appartenant à tout le monde… – Tu te sens épuisée ? », demanda l’amie. Layla marqua une pause, et d’une voix vaste et profonde, lâcha comme à elle-même : « Oui. Et d’ailleurs peut-être que quand j’ai rencontré Franck, je l’étais déjà. – Comment ça ? – Peut-être que si j’ai eu besoin de voir d’autres gens à un moment, à commencer par Paul, puis tous les autres ensuite, c’est que mon expérience passée ne pouvait pas me laisser tranquille. Je ne pouvais pas durablement me cantonner à une seule personne. » Franck n’avait jamais pensé que la sexualité libre de Layla pût l’avoir, comme elle venait de le dire, épuisée. Quand ils s’étaient mis ensemble, elle l’avait initié aux sens sauvages et techniques, mais maintenant la question douloureuse venait de lui tomber dessus : lui avait-elle déjà fait l’amour ? N’avait-ce pas toujours été une pure répétition, une pure comparaison ? Tous ces hommes avant lui… Ils eurent bien des moments de communion vraie, c’est certain, mais enfin… Il ne savait pas. Il ne savait plus. Accrochée à son téléphone, elle pleura encore, et Franck ressortit discrètement. Il marcha un peu dans Amiens. C’était le mois de mai, le renouveau bruissait sur les visages, les marronniers et les vaguelettes de la Somme. Il se promena dans le parc de La Hotoie. Il revint chez lui, cette fois en claquant la porte. Layla s’était séché les yeux. Il l’embrassa avec une tendresse triste, pleine de nostalgie. Puis il la quitta. Deux ans plus tard, Franck apprit par un ami commun que Paul, quelques jours après que Layla l’eut quitté, s’était jeté du quatrième étage de son immeuble. Il avait survécu et vivait désormais dans un fauteuil roulant, en banlieue ouest d’Amiens. Un jour, il l’aperçut au loin, sur la place qui s’étend devant le Palais de Justice. Il était comme Layla le lui avait décrit, avec son visage anguleux, désormais rafistolé. Accompagné d’un couple plus âgé, sans doute ses parents, il achetait une glace. Franck bloqua quelques secondes sur cette vision lunaire, apocalyptique. Puis il détourna le regard, et s’enfuit par les rues.
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Franck et Layla s’étaient-ils jamais aimés ? Au regard des derniers temps de leur vie commune, la question est légitime. Les mois de la fin furent amers, d’une amertume chargée non seulement d’espoirs déçus, mais aussi d’idéaux effondrés, de tout un ensemble de croyances construites à la sueur de leurs fronts audacieux et qui, confrontées à l’inamovible réel, s’étaient peu à peu transformées en pures formes, en grimaces. Rien de très original, me direz-vous : toute chose, dans sa sclérose, échoue en pur discours, en pur geste ; les histoires d’amour n’échappent pas à la règle. Mais ne prenons pas d’avance. Déroulons ce que nous savons, simplement, chronologiquement. Franck et Layla s’étaient rencontrés en première année d’architecture. Lui descendait de la moyenne bourgeoisie amiénoise. Elle, moins avantagée par la loterie sociale, était la fille d’une aide-soignante et d’un constructeur en bâtiment. Bien décidée à ne pas s’en laisser conter par la vie, Layla était fière. Non pas fière de telle ou telle caractéristique, son origine modeste par exemple, ou le joli grain de beauté qu’elle avait au-dessus de la lèvre, non, elle était fière tout court. Elle avait de l’existence une approche combative et elle compensait une inculture presque totale par une vision acérée des rapports humains. Par ailleurs, elle avait une excentricité qui impressionnait Franck, qui était plus renfermé, plus calme, moins ostensiblement joyeux. Il allait aux fêtes auxquelles on l’invitait, mais toujours en se forçant un peu et, s’il pouvait y prendre du plaisir, ce n’était jamais très durable. Ses joies…

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