Quand l’État chlordécone

Tropiques du cancer

Marie Baléo

Les autorités ont permis, sous la pression du lobby agricole, l’empoisonnement des citoyens des Antilles pour favoriser les intérêts d’une minorité de planteurs. Retour sur un crime écologique.
 
Hopewell, Virginie, capitale chimique autoproclamée du sud des États-Unis. Été 1975. Le jeune Dale Gilbert, est frappé de vives douleurs thoraciques. En l’auscultant, son cardiologue note des symptômes alarmants : tremblements, mouvements oculaires rapides… Interrogeant Gilbert sur son travail, le médecin apprend qu’il est employé d’une petite entreprise qui fabrique un nouvel insecticide, le Képone, élaboré par un mastodonte de la chimie, Allied Chemical. Une analyse lui révèle que ce produit s’apparente au DDT, un pesticide connu pour causer tremblements et perte de poids chez les rats. Suspectant un empoisonnement, l’expert alerte le Center for Disease Control (CDC), l’agence fédérale américaine de protection de la santé publique. Lorsqu’un représentant du CDC se rend dans l’usine d’Hopewell, il y découvre une scène stupéfiante : sur neuf ouvriers, six sont empoisonnés au Képone. L’un, âgé de 23 ans, est si malade qu’il ne tient plus debout. Les autorités sanitaires ordonnent la fermeture immédiate de l’usine et retrouvent la trace de 150 anciens employés : 76 sont malades, 14 stériles. Beaucoup sont jeunes. Un désastre qui surprend peu la direction : comme le révélera un mémo interne, Allied connaissait depuis plus de dix ans les effets nocifs de son produit sur le système reproducteur humain.
Mais la catastrophe dépasse l’enceinte de l’usine. Sur ordre de la direction, les ouvriers ont, des mois durant, déversé les déchets du Képone dans les égouts de la ville. Jour après jour, la poussière générée par la production a recouvert les vitres des bâtiments environnants ; on en retrouve jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres de là. En décembre 1975, la pêche est interdite dans la James River voisine, dont les rives sont peuplées de trois millions d’habitants. L’accès au fleuve demeurera fermé jusqu’en 1988, dix ans après que l’Environmental Protection Agency a supprimé toutes les autorisations d’usage du Képone. L’affaire de Hopewell, au retentissement considérable, contribuera à accélérer l’adoption d’une loi fédérale sur le contrôle des substances toxiques. Allied, elle, écopera de la peine la plus lourde jusqu’alors prononcée par la justice américaine dans un cas de pollution environnementale : 13 millions de dollars.
Le principal ingrédient du Képone ? Une molécule dont le nom vous est peut-être familier : le chlordécone. Au moment même où les États-Unis le proscrivaient, le chlordécone était épandu par centaines de tonnes en Martinique et en Guadeloupe où, avec l’aval de l’État et en dépit d’avertissements scientifiques répétés, il demeura en usage jusqu’en 1993. Ce scandale d’État hypothèque l’avenir de centaines de milliers de Français. Son histoire débute avec une communauté très particulière.
« Quand je vois des familles métissées, avec des Blancs et des Noirs, les enfants naissent de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie. Moi, je ne trouve pas ça bien. Nous, on a voulu préserver la race. » L’homme qui tient ces propos d’un autre âge au micro de Canal+ en 2009 se nomme Alain Huyghues-Despointes. Huyghues-Despointes est un « béké », un de ces blancs créoles dont les ancêtres traversèrent l’Atlantique à partir du Xviie siècle pour coloniser les Antilles et y fonder de lucratives plantations de canne à sucre, exploitant des milliers d’esclaves et faisant la fortune des grands comptoirs de l’ouest français. De nos jours, leurs descendants forment une communauté autarcique de 3 000 âmes, soit 1 % de la population martiniquaise. Retranchés dans de luxueuses villas le long de la mer, ils envoient leurs enfants étudier en métropole avant de les rapatrier en Martinique, où les jeunes rejoignent l’entreprise familiale (souvent) et se marient entre eux (toujours). Dans cette communauté secrète et méfiante, les mêmes patronymes se côtoient depuis trois siècles dans les actes de mariage et, désormais, dans les organigrammes d’entreprises. Car les békés exercent dans les îles un pouvoir économique considérable. Dans les années 1940, déjà, ils engrangeaient la quasi-totalité des bénéfices de la production de sucre et de rhum ; depuis, le champ de leurs activités s’est élargi pour inclure la grande distribution, les concessions automobiles ou encore l’import-export. Les monopoles qu’ils entretiennent soigneusement sur certains produits (en Martinique, seul un tiers de la demande en fruits et légumes est couvert par la production locale) perpétuent la « vie chère » antillaise, cette inflation marquée par des prix 30 à 40 % supérieurs à ceux de la métropole. Et, surtout, ils règnent sans partage sur une précieuse denrée : la banane.
Avant de conquérir le monde, la banane était un fruit domestique, cultivé par les esclaves brésiliens et antillais du XiXe siècle pour leur consommation personnelle. Ce n’est qu’après 1945 que les grands propriétaires créoles de Martinique, voyant la rentabilité de la canne à sucre s’effondrer, décident de miser sur la banane – choix que soutient le gouvernement français, désireux de répondre à une demande hexagonale en forte croissance. Une monoculture de rente voit alors le jour, farouchement défendue par l’État : en 1962, le général de Gaulle décide ainsi de réserver les deux tiers du marché français à la banane antillaise. Il n’en fallait pas plus pour faire de celle-ci un pilier de l’économie locale : dès 1975, elle représente la moitié du volume des exportations et 75 % de leur valeur. Une manne pour les grands planteurs békés de Martinique. Mais cette prospérité se heurte à un redoutable ennemi : le charançon noir, un coléoptère ravageur, de plus en plus résistant aux pesticides en usage. Les planteurs, également aux commandes de la distribution de pesticides, s’avisent alors d’un nouveau produit prometteur, le chlordécone. Commercialisé depuis 1958 aux États-Unis sous le nom de Képone, cet insecticide de synthèse est cent fois plus efficace que le HCH, alors communément employé. En 1968, la société Sopha, basée à Fort-de-France, et le chimiste Seppic sollicitent le ministère de l’Agriculture pour faire autoriser le Képone. Ces demandes parviennent sur le bureau de la Commission des toxiques, instance du ministère chargée d’évaluer les effets des produits phytosanitaires sur l’homme, la faune et la flore. La Commission comprend des fonctionnaires, bien sûr, mais aussi, dans un mélange des genres caractéristique de l’époque, des représentants des producteurs agricoles et de pesticides. Non contraignants, les avis qu’elle rend sont cependant largement suivis par le ministre de l’Agriculture lorsqu’il décide de signer ou non une autorisation de mise en vente. En juin 1968, la Commission juge le dossier du chlordécone incomplet et en ajourne l’examen. En novembre 1969, après avoir pris connaissance du dossier mis à jour, elle émet ce commentaire édifiant : « Sur rats, un régime de 50 ppm a provoqué la mort de tous les animaux au bout de six mois. L’intoxication se traduit principalement par des effets au niveau du foie et des reins. Le stockage dans les graisses est considérable. On pose ici le problème de l’introduction d’un nouveau composé organochloré toxique et persistant […], il y a quand même les risques de contamination du milieu environnant ». La Commission rejette alors le chlordécone et le classe au rang de produit toxique. Les choses auraient pu en rester là si ses membres n’avaient opéré, quelques mois plus tard, un spectaculaire revirement, en rétrogradant le chlordécone au simple rang de produit dangereux, puis en accordant au Képone une autorisation provisoire de vente d’un an. La justification avancée ? « Ce produit avait déjà été présenté à la Commission en 1968, qui l’avait refoulé à cause de sa grande persistance et de sa forte toxicité chronique. Cependant, il apparaît [qu’il] serait très intéressant pour le traitement des bananes en remplacement du HCH ». Signée en 1972 de la main de Jacques Chirac, alors ministre de l’Agriculture, l’autorisation marque une première victoire des intérêts économiques sur la protection de la santé publique. Faut-il y voir la marque des relations étroites qu’entretient le ministre avec son secrétaire d’État, Bernard Pons, lui-même ami intime du planteur béké Marcel Fabre ?
Dès 1974, le Képone supplante le HCH aux Antilles. En 1977, quelques mois après la condamnation d’Allied Chemical aux États-Unis, le scientifique Jacques Snegaroff, de l’Institut national de la recherche agronomique, fait une découverte troublante : les sols des bananeraies guadeloupéennes ainsi que les eaux de plusieurs rivières de l’île contiennent des traces de chlordécone. En 1980, son collègue Alain Kermarrec découvre, lui, une concentration anormalement élevée du pesticide dans la faune et la flore locales. Interrogé des années plus tard à l’Assemblée nationale, le professeur Luc Multigner (Inserm) se souvient avec effroi de l’étude de Kermarrec : « Sa lecture m’a laissé pratiquement tétanisé lorsque j’ai découvert le niveau de contamination de la faune sauvage, terrestre, aquatique et volatile par différents produits phytosanitaires de type persistant. La colonne qui correspondait à celle de cette molécule, le chlordécone, dépassait d’un facteur 10, 100, parfois 1 000, celle des autres pesticides ». En 1979, le Centre international de recherche sur le cancer (IARC), lui, classe officiellement le chlordécone dans la catégorie des « cancérogènes possibles ».
Qu’importe la gravité de ces premiers signaux d’alarme, le pesticide miracle doit survivre : en 1979 puis 1980, les ouragans David et Allen ont détruit 95 % des bananeraies martiniquaises, entraînant une prolifération du charançon. Une catastrophe pour les planteurs békés, déjà confrontés à une baisse de leurs rendements et à la concurrence de la « banane dollar » d’Amérique du Sud. Pour ne rien arranger, les planteurs ont perdu, avec la fermeture de l’usine de Hopewell, leur seul fournisseur de Képone. Acculé, Yves Hayot, qui préside à la fois les Établissements Laurent de Laguarigue (distributeur du chlordécone aux Antilles) et la SICABAM (principal groupement de planteurs de bananes martiniquais), rachète la documentation scientifique du Képone. Une stratégie qui permet à Laguarigue de demander – et d’obtenir – l’autorisation d’un produit « nouveau », le Curlone, en réalité rigoureusement identique au Képone. Nous sommes en 1981. L’une des expertes siégeant alors à la Commission des toxiques, Isabelle Plaisant, observera sobrement, quarante ans plus tard : « nous étions peu de toxicologues et de défenseurs de la santé publique dans la Commission, en nombre insuffisant contre le lobby agricole ».
Après une décennie d’épandage décomplexé, avec la bénédiction des pouvoirs publics, d’une substance toxique aux effets documentés, les planteurs de banane subissent un nouveau revers. L’adoption prochaine d’une directive européenne visant à harmoniser les réglementations sur la vente de pesticides incite le ministère de l’Agriculture à revoir certaines homologations. Dans son viseur : le Curlone, dont la Commission des toxiques estime, le 22 juin 1989, qu’il n’y a pas lieu de continuer à l’autoriser, d’autant que des solutions alternatives tout aussi efficaces existent désormais. Le 1er février 1990, les établissements Laguarigue sont informés du retrait de l’homologation. À compter de cette date, l’entreprise conserve le droit de vendre et distribuer le produit pendant un an, les autres distributeurs pendant deux ans. Sans se décontenancer, Laguarigue commande alors à son fournisseur l’équivalent de trois ans de consommation de Curlone. Les planteurs de banane prennent, eux, la tête d’une vaste opération de lobbying. Leur objectif ? Obtenir un délai suffisant pour épandre ce nouveau stock. Pression sans relâche sur les ministères concernés de la part de producteurs, de distributeurs de pesticides et même d’élus, tout est bon pour allonger la durée d’utilisation du précieux pesticide. Guy Lordinot, député de la Martinique, demande par deux fois au ministre de l’Agriculture, Henri Nallet, de prolonger de trois ans l’autorisation du Curlone. Plus tard, Yves Hayot fera lui-même du lobbying auprès d’un des successeurs d’Henri Nallet, Jean-Pierre Soisson, que le président du groupement de planteurs connaît personnellement. On se bat pour la prolongation de l’usage du Curlone jusqu’au sein du ministère de l’Agriculture : l’Institut de recherches sur les fruits et agrumes, composante d’un organisme placé sous la tutelle du ministère, se fend d’un courrier alarmiste mettant en garde contre les effets potentiels d’un arrêt du Curlone sur la productivité des bananeraies. Au total, ce sont quelque vingt courriers attestant d’un lobbying sans complexe que recèlent les archives publiques ; une lettre de Claire Sauvaget, conseillère technique auprès du Premier ministre, attire ainsi l’attention de son homologue du ministère de l’Agriculture sur les demandes insistantes qu’adressent les planteurs martiniquais au locataire de Matignon. « Cette prolongation a fait l’objet d’une attention politique soutenue, avec des interventions à tous les niveaux de l’État », conclura sans équivoque une Commission d’enquête de l’Assemblée nationale en 2019.
Ces efforts dévoués porteront leurs fruits : deux dérogations seront accordées par deux ministres de l’Agriculture successifs, Henri Nallet et Louis Mermaz, permettant aux planteurs de continuer d’utiliser le chlordécone jusqu’en septembre 1993… soit plus de trois ans après son interdiction.
Les années passent ; le Curlone n’est plus et, invariablement, les contrôles de l’eau potable menés aux Antilles par la Direction de la santé et du développement social (DSDS), l’ancêtre de l’ARS, produisent des résultats satisfaisants. Une propreté suspecte pour les associations écologistes locales, convaincues que l’administration dissimule une pollution généralisée de l’eau. C’est ainsi, sur fond de vives tensions, qu’une étude de la DSDS de Guadeloupe révèle en 2000 une pollution significative des sources du sud de Basse-Terre par des pesticides organochlorés. Dans le même temps, la DSDS de Martinique lance elle aussi une campagne intensive de prélèvements. À cette occasion, Éric Godard, ingénieur à la DSDS, sollicite pour la première fois un laboratoire capable de rechercher spécifiquement le chlordécone – « quand on cherche, on trouve », observera plus tard le scientifique. De fait, lorsque les résultats parviennent en Martinique, ils sont accablants : 100 % des prélèvements dépassent les normes. Un résultat qui n’a pas dû surprendre René Seux, directeur du laboratoire de l’École nationale de la santé publique, qui avait confié avoir détecté dès 1991 le chlordécone dans l’eau potable. La DSDS lui aurait alors intimé de se contenter de rechercher les molécules demandées. C’était en 1991. Huit ans plus tard, l’étendue de la pollution est sidérante : du sol, le chlordécone s’est infiltré dans les nappes phréatiques, les cours d’eau et jusque dans la mer. Or, si les terres sont polluées, les plantes qui y poussent le sont aussi, inévitablement. C’est ce que confirme un deuxième rapport d’Éric Godard, en 2002, qui fait l’effet d’une bombe : les légumes-racines, piliers de l’alimentation antillaise, sont eux aussi contaminés. « Après la publication du rapport, j’ai été, en quelque sorte, interdit de parole », rapportera Éric Godard. « L’une des raisons qui m’ont été données était que je tenais un discours trop anxiogène, que j’allais faire peur. »
Il n’est pas rare, en Martinique et en Guade-loupe, de perdre plusieurs proches du cancer ; il n’est pas rare non plus d’être soi-même frappé par la maladie à plusieurs reprises. Les deux îles détiennent même le triste record du monde du cancer de la prostate, qui y est deux fois plus fréquent qu’en métropole. En cause ? Des facteurs génétiques (les hommes d’ascendance africaine étant particulièrement à risque) et démographiques (les départements antillais seront bientôt les plus vieux de France). Mais ces facteurs en cachent-ils un troisième ? En 2004, l’Inra lance une étude auprès des ouvriers des bananeraies guadeloupéennes. Menée par les professeurs Multigner et Blanchet (Inserm), Karuprostate prouve que l’exposition au chlordécone augmente le risque de développer un cancer de la prostate et multiplie par trois le risque de récidive. Ces conclusions n’empêcheront pas Emmanuel Macron d’affirmer en 2019, devant des élus ultramarins, que le chlordécone n’est pas cancérigène, suscitant une vive réaction des deux scientifiques et un mémorable rétropédalage élyséen (« Le Président n’a jamais dit que le chlordécone n’était pas un cancérigène. Quand il dit : “Il ne faut pas dire que c’est cancérigène”, c’est une façon de dire : “On ne peut pas se contenter de dire que c’est cancérigène, il faut aussi agir” »).
Les hommes ne sont pas seuls concernés par les effets dévastateurs du chlordécone. En 2003, une étude menée sur un échantillon de femmes enceintes montre que 90 % d’entre elles ont du chlordécone dans le sang, induisant un risque accru d’accouchement prématuré. Quant aux enfants, le suivi d’une cohorte sur plusieurs années a produit des résultats éloquents : les petits de 7 à 18 mois exposés au chlordécone in utero et après leur naissance affichent des scores de neurodéveloppement plus faibles et une motricité fine réduite. Un terrible héritage aux airs de bombe à retardement pour les deux départements.
« L’État a été complice de ce scandale, de ce crime d’État. » Ces mots sont ceux de la Commission d’enquête qui, six mois durant, a auditionné des dizaines de témoins pour évaluer les effets de l’usage du chlordécone aux Antilles. Son rapport, rendu public en 2019, est sans complaisance : sous la pression des planteurs de bananes et des distributeurs de chlordécone, « l’État a autorisé l’emploi d’une substance et maintenu son usage, en dépit des connaissances scientifiques et des signaux d’alerte. La responsabilité de l’État est d’autant plus engagée par l’usage coupable et délibéré de procédures dérogatoires, tant dans les autorisations de mise sur le marché accordées depuis 1972, que par les prolongations de celles-ci acceptées en 1992 et 1993 ». L’année précédente, Emmanuel Macron lui-même reconnaissait que « l’État, les élus locaux, les acteurs économiques ont accepté cette situation, pour ne pas dire l’ont accompagnée ».
Et si l’État a adopté des mesures d’urgence dès la découverte de la pollution en 2000 (fermeture de captages, installation de filtres à charbon, retrait d’aliments contaminés du commerce…), il lui faudra près d’une décennie avant de lancer, en 2008, un premier Plan Chlordécone. Cartographie de la pollution, interdictions de pêche, surveillance sanitaire… Les moyens mobilisés sont conséquents mais le budget du plan (33 millions d’euros) n’est utilisé qu’à moitié. Quatre plans se succéderont, largement décriés pour leur manque d’ambition, leurs réponses court-termistes et leur méthode discutable. Allouant à la recherche scientifique des moyens dérisoires, péchant par un pilotage vertical et une absence criante de prise en compte du terrain, l’État, une fois encore, a échoué à protéger ses citoyens.
Et le mal est fait : le chlordécone coule dans les veines de 92 % des Martiniquais et de 95 % des Guadeloupéens, du jamais-vu pour un pesticide à usage agricole. Difficile de lui échapper : entre 1972 et 1993, 300 tonnes de chlordécone ont été épandues aux Antilles, soit un sixième de la production mondiale, et le pesticide pourrait mettre jusqu’à sept cents ans à disparaître totalement des sols. Quelle consolation, dès lors, pour les Antillais qui voient le cancer ronger leurs proches ? Et pour ceux qui ne peuvent faire autrement que de consommer les légumes contaminés de leur jardin ? Aucune, si l’on en juge par le non-lieu prononcé par la justice française en janvier 2023. Au terme de quinze ans de procédure judiciaire, les associations antillaises qui avaient porté plainte pour empoisonnement et mise en danger de la vie d’autrui se sont vu opposer l’impossibilité de prouver les faits dénoncés, commis dix, quinze ou trente ans plus tôt – un jugement qui n’a pas empêché les magistrates d’évoquer un « monstre chimique » et un « scandale sanitaire ». Pour les requérants, la pilule est d’autant plus amère que la justice n’a pu s’appuyer sur les comptes rendus de la Commission des toxiques pour la période 1972-1989, judicieusement égarés par le ministère de l’Agriculture. Ces comptes rendus ne réapparaîtront qu’en 2019, grâce à l’insistance de Serge Letchimy, président de la Commission d’enquête parlementaire. Quant aux huit ans d’archives du Comité d’homologation des produits antiparasitaires à usage agricole qui demeurent introuvables, l’administration invoque… un déménagement hâtif. Dans une enquête menée début 2023, la cellule investigation de Radio France, elle, juge les archives « plus vraisemblablement détruites ».
C’est à cette même cellule investigation qu’Isabelle Plaisant, experte membre de la Commission des toxiques, a relaté au printemps 2023 le déroulement de la réunion qui a conduit à homologuer le Curlone, il y a plus de quarante ans. Selon elle, le président de la Commission avait évoqué sans détour ce jour-là le caractère cancérigène du chlordécone et un autre participant, représentant du ministère de l’Environnement, avait explicitement cité l’étude d’Alain Kermarrec sur la contamination de la faune et la flore guadeloupéennes. Voilà qui est clair : c’est bien en toute connaissance de cause que le ministère de l’Agriculture a homologué le chlordécone, scellant, en l’espace d’une réunion, le sort de milliers d’Antillais.
Mâtinée d’incompétence et d’une indifférence criminelle, l’affaire du chlordécone est plus qu’un énième scandale sanitaire et écologique : elle est, avant tout, l’histoire de l’abandon par l’État d’une partie de ses citoyens. Sans réparations ni perspectives d’avenir, soldée par une reconnaissance tardive et de pâles plans d’action, elle est aussi, pour de nombreux Français, une insupportable injustice....

Les autorités ont permis, sous la pression du lobby agricole, l’empoisonnement des citoyens des Antilles pour favoriser les intérêts d’une minorité de planteurs. Retour sur un crime écologique.   Hopewell, Virginie, capitale chimique autoproclamée du sud des États-Unis. Été 1975. Le jeune Dale Gilbert, est frappé de vives douleurs thoraciques. En l’auscultant, son cardiologue note des symptômes alarmants : tremblements, mouvements oculaires rapides… Interrogeant Gilbert sur son travail, le médecin apprend qu’il est employé d’une petite entreprise qui fabrique un nouvel insecticide, le Képone, élaboré par un mastodonte de la chimie, Allied Chemical. Une analyse lui révèle que ce produit s’apparente au DDT, un pesticide connu pour causer tremblements et perte de poids chez les rats. Suspectant un empoisonnement, l’expert alerte le Center for Disease Control (CDC), l’agence fédérale américaine de protection de la santé publique. Lorsqu’un représentant du CDC se rend dans l’usine d’Hopewell, il y découvre une scène stupéfiante : sur neuf ouvriers, six sont empoisonnés au Képone. L’un, âgé de 23 ans, est si malade qu’il ne tient plus debout. Les autorités sanitaires ordonnent la fermeture immédiate de l’usine et retrouvent la trace de 150 anciens employés : 76 sont malades, 14 stériles. Beaucoup sont jeunes. Un désastre qui surprend peu la direction : comme le révélera un mémo interne, Allied connaissait depuis plus de dix ans les effets nocifs de son produit sur le système reproducteur humain. Mais la catastrophe dépasse l’enceinte de l’usine. Sur ordre de la direction, les ouvriers ont, des mois durant, déversé les déchets du Képone…

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