Promenade en Asie, de Michèle Battut.

Routine nippone

Au marché aux puces de Tokyo

Michèle Battut

Voici bientôt trente ans que, chaque année, à l’occasion de mon exposition personnelle, j’ai la chance de m’envoler pour le Japon. La Golden Week attire chaque première semaine de mai un nombre si considérable de personnes que la population de Tokyo passe de 14 à 28 millions d’habitants ! Toutes les provinces, et même quelques pays limitrophes, envahissent la ville. Le spectacle est époustouflant. Et harassant : acheter une simple carte postale n’exige pas moins de vingt minutes !

J’embarque pour ce pays envoûtant, devenu familier au fil du temps, généralement vers 14 heures, heure de Paris, pour atteindre l’aéroport de Narita le lendemain vers 16 heures. Je suis accueillie par Sachiko, la fidèle accompagnatrice de mes séjours. Après les salutations d’usage, le chauffeur nous conduit à l’hôtel, où je dispose de trente minutes, pas une de plus, pour m’installer avant de repartir pour une première rencontre avec le président de l’exposition à 18 heures précises – la ponctualité est une obligation à laquelle nul ne déroge au Japon.

Au restaurant, qui propose une variété impressionnante de poissons crus, la conversation, en japonais et en anglais, est plaisante. Pas question d’aborder les sujets qui fâchent. Du reste, voilà une trentaine d’heures que je suis en balade, mon esprit aussi. On se concentre sur les plats sublimes et inattendus qui sont servis. Si je m’enthousiasme pour l’un d’eux, le président, donne un ordre et me fait resservir immédiatement. Pas question de refuser. Il faut donc se garder de tout enthousiasme excessif si on veut éviter une surcharge pondérale malvenue à l’approche de l’été.

Après un bref échange général sur la politique, l’économie, les galeries et le golf, le président me pose, amusé, la même question : « Que voulez-vous faire demain matin ? »

C’est ma seule matinée libre. Je réponds :

— Le Flea Market, bien sûr !

— Très bien, mon chauffeur sera là, 9 heures.

— Konbanwa ! (Bonne nuit).

Le Ohi Racecourse Flea Market est l’un des marchés aux puces les plus connus de Tokyo. En attendant d’en arpenter les allées, il faut essayer de récupérer du long voyage, relire les discours, étudier le programme très détaillé, avec les adresses et les horaires des vernissages, des déjeuners et des dîners. Pour gagner du temps, les dédicaces de livres se feront dans la voiture, dont les sièges arrière aménagés en bureau permettent de travailler en attendant l’heure précise du vernissage. Les rencontres dans les galeries m’offrent la possibilité d’expliquer ma conception du métier d’artiste peintre, mon métier, qui m’a permis de me réaliser, sans souci de plaire ou de déplaire, ni d’être ou ne pas être à la mode. Le Japon m’inspire, comme on peut le voir dans les reproductions des huiles sur toiles qui accompagnent ce texte. Pourtant, aucun de ces paysages n’existe vraiment. Lorsque je peins, je me laisse guider par mes impressions. Les émotions ressenties servent de base à mon travail.

Brumes et mystère, de Michèle Battut.

Le Japon est un pays fascinant. Je suis toujours étonnée par cette société très hiérarchisée. Les rapports entre individus sont fondés sur la verticalité, avec domination des supérieurs et soumission des inférieurs. Ainsi, je me dois de m’adresser au président, seul habilité à répondre. Si je pose une question à quelqu’un d’autre, elle restera sans réponse directe : le malheureux, affolé, interrogera son supérieur direct qui, lui-même, remontera jusqu’au président.

À cause du décalage horaire, impossible de dormir. À 3 heures du matin, je me balade donc dans l’hôtel en repensant à Lost in Translation, cet excellent film de Sofia Coppola qui raconte les pérégrinations de deux Américains dans une culture qui leur est totalement étrangère. Dans les couloirs et dans le lobby, des vitrines très chics éclairées comme en plein jour, des bijoutiers, des fleuristes aux présentations raffinées, une immense toile de l’artiste Paul Guiramand dans la salle déserte du petit-déjeuner, d’où je peux admirer, à travers de gigantesques baies vitrées, l’un des plus beaux jardins de Tokyo. Je remonte par l’un des douze ascenseurs. Dans mon errance, je croise quelques Japonais totalement saouls, qui s’accrochent les uns aux autres pour tenter de regagner leur chambre. Reste à attendre l’ouverture du restaurant.

Konnichiwa ! (Bonjour). À 9 heures précises, je suis accueillie devant l’hôtel par Sachiko, ravie de quitter son sinistre bureau pour aller prendre l’air. Toutefois, elle conserve son ordinateur, qu’on croirait attaché à son corps comme s’il contenait sa vie tout entière. Sur le chemin, je me réjouis de retrouver Tokyo, cette ville vaste, propre, aux grandes avenues bordées de haies d’hibiscus en fleurs et de gingkos au feuillage vert foncé si dense. Un bonheur de pouvoir admirer de nouveau les architectures diverses où se côtoient des buildings d’une modernité folle et de minuscules maisons auxquelles s’accrochent des entrelacs compliqués de fils électriques et de poteaux, où des corbeaux tiennent des conversations sans fin… Une trentaine de kilomètres de trajet et nous y sommes enfin.

Ohi Racecourse Flea Market, aussi appelé Tokyo City Flea Market, se trouve, comme son nom l’indique, en lisière de champs de courses, ce qui permet de se protéger – un peu – du soleil qui écrase tout à cette période de l’année. Le lieu est facilement reconnaissable : un gardien de petite taille, affublé d’une casquette trop large et d’appendices lumineux rouges au bout des bras, s’agite avec autorité pour organiser la circulation. Dès l’entrée, les camions sont impeccablement alignés et les marchands, pleins d’humour et de gentillesse, attendent devant leurs étals. Plus loin, de grandes bâches sont étendues sur le sol pour présenter toutes sortes d’articles. Sur plusieurs hectares, des stands proposent des myriades d’objets. Des tableaux, des maquettes de bateaux, d’avions, des estampes de dessins, des sacs, des vêtements – des kimonos entre autres –, des pendules insensées, des mangas hétéroclites, des jeux électroniques, des robots Star Wars, du matériel de peinture (avec en particulier des pinceaux qu’on ne trouve qu’au Japon) sont rassemblés ici pour le bonheur des fouineurs. Certains jours de mai, jusqu’à 600 vendeurs se pressent à Ohi. Un vrai capharnaüm. Mais d’une propreté impressionnante. On peut facilement passer une journée entière dans ce lieu enchanteur. Et, avec des prix extrêmement abordables, il est impossible de repartir les mains vides.

Promenade en Asie, de Michèle Battut.

Les visiteurs japonais sont décontractés. Certains sont déguisés, d’autres tatoués. L’ambiance est légère et joyeuse. Ce qui change de la population que l’on croise dans les rues de Tokyo. Si les Européens sont peu présents, il y a beaucoup d’objets de marques françaises. On peut tomber sur un vieux sac Courrèges ou Céline, un pull en cachemire signé d’un couturier français.

Mon côté chiffonnière est enchanté. À part quelques objets laissés par des expatriés, tout est japonais et tout est différent, étonnant, dépaysant, amusant. J’aime fouiner, chercher, ramasser, restaurer, ranger, classer. Je rencontre un marchand de papiers japonais destinés au sumi, cette encre utilisée pour peindre des sujets avec des tonalités allant du noir le plus pur au plus léger. Le vrai sumi-e doit allier sobriété et spontanéité, pour toucher l’âme du spectateur. Sachiko m’aide dans mes transactions et rit beaucoup, semblant revivre.

Le temps s’écoule entre visites et discussions. Pour le déjeuner, nous dégustons un morceau de poulet grillé au charbon sur une table douteuse que Sachiko s’empresse de nettoyer avec son mouchoir personnel. Un autre petit tour et la fin de la récréation sonne. Si le marché ne ferme que vers 15 heures, vendeurs et acheteurs commencent souvent à partir à l’heure du repas. J’emporte mes achats. Mon chauffeur, imperturbable, ganté de blanc, enfourne mes trésors dans le coffre de son impeccable et rutilante voiture noire. Circonspect mais respectueux.

De retour à l’hôtel, un porteur se précipite pour décharger. Il est temps de se préparer pour la suite de la journée. À 16 heures, nous voilà partis dans une autre direction. Vers Omotosandō, Ginza, Shibuya… Durant le trajet, je signe une vingtaine de livres. Les vernissages ne vont pas tarder......

Voici bientôt trente ans que, chaque année, à l’occasion de mon exposition personnelle, j’ai la chance de m’envoler pour le Japon. La Golden Week attire chaque première semaine de mai un nombre si considérable de personnes que la population de Tokyo passe de 14 à 28 millions d’habitants ! Toutes les provinces, et même quelques pays limitrophes, envahissent la ville. Le spectacle est époustouflant. Et harassant : acheter une simple carte postale n’exige pas moins de vingt minutes ! J’embarque pour ce pays envoûtant, devenu familier au fil du temps, généralement vers 14 heures, heure de Paris, pour atteindre l’aéroport de Narita le lendemain vers 16 heures. Je suis accueillie par Sachiko, la fidèle accompagnatrice de mes séjours. Après les salutations d’usage, le chauffeur nous conduit à l’hôtel, où je dispose de trente minutes, pas une de plus, pour m’installer avant de repartir pour une première rencontre avec le président de l’exposition à 18 heures précises – la ponctualité est une obligation à laquelle nul ne déroge au Japon. Au restaurant, qui propose une variété impressionnante de poissons crus, la conversation, en japonais et en anglais, est plaisante. Pas question d’aborder les sujets qui fâchent. Du reste, voilà une trentaine d’heures que je suis en balade, mon esprit aussi. On se concentre sur les plats sublimes et inattendus qui sont servis. Si je m’enthousiasme pour l’un d’eux, le président, donne un ordre et me fait resservir immédiatement. Pas question de refuser. Il faut donc se garder de tout enthousiasme excessif si on veut éviter une surcharge pondérale…

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