Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : “L’Europe, l’Europe, l’Europe”, mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien… » déclarait De Gaulle, qui était partisan d’une communauté d’États-nations. Le général ferait sans doute des bonds de cabri s’il pouvait lire aujourd’hui certains romans de l’Autrichien Robert Menasse. Ils sont rares, les écrivains qui osent mettre le projet européen au cœur de leurs livres. Menasse en a fait son cheval de bataille depuis des années. Comme essayiste, d’abord, puis dans un grand roman cocasse sur les institutions de l’UE, La Capitale, qui reçut en 2017 le Prix du livre allemand. Voici maintenant L’Élargissement, autre grand roman qu’il consacre à la construction européenne et à ses vicissitudes.
Né en 1954 à Vienne, ce romancier et essayiste politique est l’une des figures majeures de la littérature autrichienne actuelle. Après des études de philosophie et de sciences politiques, il enseigne six ans à São Paulo, d’où il rentre en 1988. Il se consacre depuis lors à l’écriture et intervient dans les débats sur la politique autrichienne et l’avenir de l’Europe. Son engagement personnel est un des moteurs de son écriture. Robert Menasse ne fait pas mystère de son souhait de voir disparaître l’Europe des nations au profit d’une UE des régions, fédérale ; à ses yeux, l’Europe est un projet de paix et la paix n’est possible que si le nationalisme et l’État-nation s’effacent. Vaste programme… L’écrivain épouse ce faisant la pensée du philosophe Walter Benjamin concernant les avancées du progrès sur l’accumulation des ruines du passé – en l’occurrence sur la Seconde Guerre mondiale, les guerres des Balkans dans les années 1990… Dans un essai paru en 2015, Un messager pour l’Europe, sous-titré : « Un plaidoyer contre les nationalismes », Menasse a pointé les déficits de démocratie, qui émanent non pas des institutions européennes, d’après lui, mais de l’influence néfaste des États-nations. L’écrivain déplore en creux que l’on ne soit toujours pas parvenu aux « États-Unis d’Europe » envisagés en 1849 par Victor Hugo lors d’un Congrès des amis de la paix universelle, et il remonte en selle dans L’Élargissement pour charger en Don Quichotte moderne les moulins du nationalisme, à travers l’exemple de la Pologne actuelle.
L’écriture se nourrit aussi beaucoup, chez Robert Menasse, de sa propension aux recherches préparatoires. Pour La Capitale, il s’était installé à Bruxelles au printemps 2010, dans l’intention de prendre des notes, de s’imprégner et d’échanger avec les fonctionnaires des institutions. Avec des interruptions, il y a vécu jusqu’en 2016, cherchant à comprendre comment marche la complexe mécanique européenne et pourquoi elle souffre de dysfonctionnements. Pour écrire L’Élargissement, il a effectué de longs séjours en Albanie. Ce petit pays des Balkans, d’une superficie équivalente à la Belgique, est l’un des plus méconnus en Europe, sans doute parce que, de 1945 à 1991, il est resté sous la coupe d’un régime stalinien qui, fort de sa pureté idéologique, a rompu tour à tour avec la Yougoslavie, l’Union soviétique puis la Chine, pour se retrouver dans un isolement complet. En 1990, Tirana était la seule capitale d’Europe où les particuliers n’avaient pas le droit de posséder une voiture et où l’on pouvait déambuler au milieu des boulevards en plein jour. Les bustes de Staline faisaient face à ceux de Lénine, et la place Skanderbeg comptait deux grandes statues : celle de Georges Castriote, alias Skanderbeg, héros de la lutte contre les Ottomans, et celle d’Enver Hoxha, qui tyrannisa le pays jusqu’à sa mort, en 1985. Robert Menasse a saisi le paradoxe qui fait aujourd’hui de ce pays naguère très fermé l’un des plus chauds partisans de l’élargissement de l’UE aux Balkans occidentaux. L’écrivain a étudié l’histoire et la société albanaises, bourlingué dans les montagnes du Nord, et brosse ici un tableau cocasse de sa classe politique. Les initiés reconnaîtront dans le personnage du Premier ministre les traits du socialiste Edi Rama, à la tête du gouvernement albanais depuis 2013, ancien basketteur, ancien maire de Tirana et ex-ministre de la Culture, connu pour avoir redonné des couleurs à une capitale albanaise décrépite.
C’est cette extrême érudition et l’accumulation d’un matériau pertinent qui permettent à Robert Menasse de jouer sur la palette des tons et de tisser ses romans européens sur des trames tantôt tragiques, tantôt loufoques. Il réussit à conjuguer engagement et drôlerie, ce qui, en littérature, est assez rare pour être souligné. Dès les premières pages de La Capitale, un cochon en liberté sème le chaos au cœur de Bruxelles et le cochon reste ensuite, sous diverses formes, l’animal récurrent du roman ; dans L’Élargissement, un autre « fétiche » – le casque d’un chef – est prétexte à des quiproquos et au burlesque. Car Robert Menasse a l’art d’être drôle jusque dans ses tristes constats sur la construction européenne. « La Pologne est membre de l’UE et viole systématiquement le droit européen, et l’Albanie n’est pas membre alors qu’elle réforme sa justice exactement dans le sens que désire l’UE », constate un personnage en concluant : « Je me demande parfois si l’UE des États non-membres ne serait pas une meilleure UE. » Voilà l’une des raisons pour lesquelles l’écrivain a choisi de se pencher sur l’Albanie : elle illustre à ses yeux le paradoxe en vertu duquel des pays extérieurs à l’UE mettent en œuvre ce que préconise Bruxelles, tandis que des États membres comme la Hongrie et la Pologne snobent allègrement les règles de l’union. Sans doute l’écrivain idéalise-t-il passablement le gouvernement d’Edi Rama, très critiqué pour sa corruption présumée et le manque d’équité des scrutins depuis qu’il est aux affaires. Il n’en reste pas moins que Menasse pointe un aspect intéressant : on demande aux pays candidats d’accepter ce que certains membres bafouent ouvertement. Coexistent des États où l’on ne peut remporter les élections que si l’on dénigre et trompe Bruxelles, et d’autres où on ne demeure au pouvoir qu’en exaltant le rêve européen et la perspective d’une adhésion…
Longtemps demeurée sous la coupe ottomane, l’Albanie a aspiré très tôt à faire partie de l’Europe : au temps de Skanderbeg, au Xve siècle, elle se battit pour ne pas être assimilée à une puissance venue d’Asie mineure. Et lorsque les Albanais furent défaits, ils s’exilèrent en masse en Italie du Sud, où leurs descendants forment aujourd’hui la minorité des Arberèches. Aujourd’hui, le pays des aigles rêve de faire partie de l’UE, et Menasse dresse un constat amer : l’Union européenne fait rêver ceux qui n’en sont pas et ne suscite guère que scepticisme chez ceux qui en sont. Les pages consacrées à la Pologne, où deux anciens « frères de sang », compagnons de lutte dans les rangs de Solidarność, voient peu à peu leurs parcours diverger, comptent parmi les plus édifiantes du livre. L’un de ces deux amis est fonctionnaire européen, attaché à l’État de droit, à un avenir supranational, quand l’autre, devenu Premier ministre, foule aux pieds les valeurs fondatrices de l’union et exalte le concept de nation.
L’Élargissement n’est cependant ni un essai polémique ni une thèse, c’est avant tout un roman – un grand roman virtuose. Avec Menasse, la construction européenne prend un tour rocambolesque. On pense en le lisant à certaines bandes dessinées, au meilleur d’Hergé par exemple. Pour Le Sceptre d’Ottokar, Hergé s’était d’ailleurs inspiré de la petite Albanie, à l’époque (les années 1930) où elle était dirigée par un roi, Zog Ier. Comme dans cet album de Tintin où un sceptre royal disparaît, dans L’Élargissement un attribut essentiel de l’histoire de l’Albanie se volatilise : qu’est devenu le casque de Skanderbeg, conservé au Musée d’histoire de l’art de Vienne ? Les enquêteurs y perdent leur latin ; ils suivent tantôt la piste de la Mafia, tantôt celle de l’opposition politique albanaise. Mais est-ce bien l’original qui a été volé ? N’est-ce pas plutôt la réplique que, en toute discrétion, le Premier ministre albanais venait de se faire fabriquer ? Quoi qu’il en soit, le vrai casque finira par être retrouvé, tout comme Milou rapporte le sceptre syldave entre ses dents, au terme du Sceptre d’Ottokar. Oui, il y a de la farce et de la bande dessinée dans les pages de Robert Menasse, notamment lorsque tout s’emballe à bord d’un navire de croisière où dérivent les dirigeants européens, et l’UE est dès lors en proie au burlesque, mais à un burlesque au ton grinçant. Menasse brocarde les eurocrates comme Albert Cohen tournait en dérision les fonctionnaires de la Société des Nations dans Belle du Seigneur, mais il ajoute une pointe d’amertume, de regret face au spectacle de responsables politiques qui piétinent les valeurs fondatrices de l’Europe.
L’Élargissement, de Robert Menasse, traduit de l’allemand (Autriche) par Philippe Giraudon, éd. Verdier, 608 p., 26,50 €.