Eh bien, dansez maintenant !

Alix Van Pée

 On dit que la vie est un enchaînement de cycles. J’en ai entamé un nouveau l’été dernier, à la fin du mois d’août, après avoir ingéré de la drogue, sans le savoir, lors d’un festival de musique. J’avais commencé ma journée en trinquant avec des amis, que j’ai rapidement quittés pour filmer de près un groupe de rock anglais. La suite est floue : un black-out a lavé mes souvenirs. En place d’une bande vidéo, d’ordinaire très précise et chronologique, ma mémoire a fonctionné ce jour-là par enregistrement de flashs : je fais la sieste sous un buisson / un halo flou recouvre mon téléphone / je ne parviens pas à lire mes messages / je suis seule sur un banc / un inconnu m’aide à monter dans un tram. Puis, miracle : mon appartement, mon canapé. Je m’y affale et passe quarante-huit heures terrorisée, amorphe et en position allongée. Ai-je été droguée au GHB ? La seule substance que je suis certaine d’avoir ingérée est la MDMA, dérivé de l’amphétamine, que mes amis avaient diluée dans leurs pintes de bière sans me prévenir… or nous avons mélangé nos verres.

Comme l’écrivaine Claire Touzard, qui a raconté sa nouvelle vie sans alcool dans un récit il y a deux ans, ou la musicienne Léonie Pernet, qui chante sa sobriété dans son morceau : « mon amour, tu bois trop, regarde tes rêves prennent l’eau », j’ai alors décidé de ne plus boire une goutte d’alcool. Ma nouvelle équation mentale, digne d’un slogan ministériel, était la suivante : pas d’alcool = pas de risques d’être droguée = sécurité. Cette décision n’en était pas vraiment une : la simple vision d’un verre alcoolisé me répulsait physiquement – et c’est toujours le cas.

En un an, je me suis habituée aux soirées à l’eau pétillante, aux regards inquisiteurs de mon entourage et des barmans, à la déception dans leurs yeux quand je précise que je ne suis ni enceinte, ni ex-alcoolique, ni religieuse. Dans mes soirées passées à observer les effets de l’alcool sur les autres (leurs gestes mous, à contre-temps, leurs postures qui défient la loi de la gravité) une sensation m’a tout de même manqué : celle de la détente mêlée à l’excitation que procurent les premiers verres d’alcool. Le sentiment d’appartenir à un groupe me faisait aussi défaut.

Fort heureusement, j’ai découvert qu’il était possible d’atteindre cet état autrement : en dansant. Dans son ouvrage Dancing in the Streets: A History of Collective Joy, l’essayiste Barbara Ehrenreich estime que « la danse collective et extatique est une biotechnologie quasi universelle qui permet de souder les groupes entre eux ». Inutile de partager une tournée de shots pour accéder à ce nirvana collectif : dans les salles de concerts ou autres pistes de danses, même les plus sobres y ont droit. 

William McNeill, un historien américain, a lui aussi travaillé sur ce phénomène après l’avoir vécu personnellement dans sa jeunesse. Au début des années 1940, dans le cadre de son service militaire, McNeill a passé des mois à marcher en rythme, sans arme, avec ses compagnons. Il raconte – comme le relate Jonathan Haidt dans son essai The Righteous Mind – que ce drôle de ballet, qu’il trouvait inutile au départ, l’a peu à peu mené vers « un état de conscience altéré ». « Je me souviens », écrit-il, « d’un sentiment de bien-être omniprésent, d’une étrange sensation d’agrandissement personnel, d’une sorte de gonflement et de dépassement de soi grâce à la participation à un rituel collectif ».

Sa théorie de l’exaltation collective par le mouvement me plaît et j’y adhère d’autant plus que je pense l’avoir expérimentée, il y a quelques mois, dans le cadre d’un festival de musique électronique en banlieue parisienne. Devant la scène, pendant plus de dix minutes, un morceau ultra-répétitif a poussé la foule à danser – sur place – toujours plus vite, avec des gestes de plus en plus saccadés. Comme une machine inarrêtable, lancée à pleine vitesse, le public exultait, et les danses individuelles devenaient de plus en plus personnelles, sans honte. J’avais pour ma part entamé une danse robotique peu élaborée, lorsqu’une étrange sensation m’a envahie. Des pieds jusqu’à la tête, une sorte de canal d’énergie semblait me traverser, me reliant à la terre et au ciel. J’étais sobre (la ginger beer n’expose qu’à un excès de sucre), compressée par le public, hypnotisée par le duo de musiciens ; mais le sentiment que j’ai éprouvé à cet instant était celui d’un bien-être immense, d’une connexion quasi ésotérique aux éléments et aux hommes, qu’aucun paradis artificiel n’aurait pu me procurer. 

Ce soir-là, au milieu de milliers d’inconnus, j’ai expérimenté « le plaisir pris dans le rythme, dans l’enivrement des sens jusqu’à l’épuisement » que décrivait Valéry dans sa Philosophie de la danse. L’enivrement des sens m’a mieux réussi que l’enivrement tout court associé à la drogue : cette nuit-là, je suis rentrée chez moi lucide, plus éprise que jamais de musique et de danse....

 On dit que la vie est un enchaînement de cycles. J’en ai entamé un nouveau l’été dernier, à la fin du mois d’août, après avoir ingéré de la drogue, sans le savoir, lors d’un festival de musique. J’avais commencé ma journée en trinquant avec des amis, que j’ai rapidement quittés pour filmer de près un groupe de rock anglais. La suite est floue : un black-out a lavé mes souvenirs. En place d’une bande vidéo, d’ordinaire très précise et chronologique, ma mémoire a fonctionné ce jour-là par enregistrement de flashs : je fais la sieste sous un buisson / un halo flou recouvre mon téléphone / je ne parviens pas à lire mes messages / je suis seule sur un banc / un inconnu m’aide à monter dans un tram. Puis, miracle : mon appartement, mon canapé. Je m’y affale et passe quarante-huit heures terrorisée, amorphe et en position allongée. Ai-je été droguée au GHB ? La seule substance que je suis certaine d’avoir ingérée est la MDMA, dérivé de l’amphétamine, que mes amis avaient diluée dans leurs pintes de bière sans me prévenir… or nous avons mélangé nos verres. Comme l’écrivaine Claire Touzard, qui a raconté sa nouvelle vie sans alcool dans un récit il y a deux ans, ou la musicienne Léonie Pernet, qui chante sa sobriété dans son morceau : « mon amour, tu bois trop, regarde tes rêves prennent l’eau », j’ai alors décidé de ne plus boire une goutte d’alcool. Ma nouvelle équation mentale, digne d’un slogan ministériel, était la suivante : pas d’alcool = pas de…

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