Je vais me servir de tes hanches

Philippe Charlier

J’ai découvert le shunga – l’art des estampes érotiques japonaises – par accident. Mon avion pour Bucarest, un matin de décembre, avait été dérouté sur Milan pour cause d’intempéries. Bloqué à l’hôtel vingt-quatre heures, j’avais pris le train pour le centre-ville, mais tous les musées étaient fermés, sauf une galerie proche du Duomo qui exposait ces « images de printemps » constituées de figures de couples, d’étoffes entremêlées, de lampes renversées, de peaux collées, de cuisses et de lèvres…

Et puis il y a quelques jours, près de quinze ans après l’épisode milanais, j’ai trouvé sur une brocante deux estampes (xylographies) de ce style si particulier, datées du début du XiXe siècle. Elles étaient au format « manga » (18 centimètres sur 12), dans un fin papier, avec une image respectivement dans l’angle inférieur droit et supérieur gauche. L’ensemble, en noir et blanc rehaussé de peinture rouge sur les lèvres des amants, le nœud des cheveux féminins et la tranche de l’oreiller. Nul besoin d’aucune autre couleur pour donner vie à ces images semblant sorties d’un monde parallèle. J’ai eu beau essayer de demander à des amis, des collègues, des connaissances, de traduire le long texte encadrant les scènes érotiques, tous baissèrent les bras devant une si grande difficulté (ou par pudeur ?). Seule une phrase émergea du silence global, visiblement prononcée par le partenaire masculin : « Je vais me servir de tes hanches… ».

Alors, j’ai eu envie d’aller plus loin, de mieux comprendre le monde étrange et savoureux des shungas. J’étais intrigué – comme médecin, ou comme anthropologue, ou peut-être simplement comme mâle – par la démesure de ces parties intimes, gigantesques, exagérées, surnaturelles. Quel pouvait bien être le sens de cette caractéristique étonnante ? Ces proportions ahurissantes signifiaient-elles que le spectateur avait basculé dans une autre dimension, celle de l’utopie, du fantasme, de l’excès ? L’art n’est-il pas imagination, après tout ?

Initialement tracées sur de grandes toiles peintes (et destinées à une élite politique, littéraire ou… religieuse !), les images érotiques se sont progressivement retrouvées en petit format, insérées dans des livres à bas prix. L’époque d’Edo (1603-1868) a été le témoin d’une intense diffusion de cette production artistique, accessible à l’ensemble de la population, quel que soit son revenu. Le sexe pour tous. Parodiant les traités de philosophie, de bouddhisme, de morale, ou reprenant l’organisation classique de manuels de santé sexuelle (d’origine chinoise, mais populaires au Japon depuis le Xive siècle), les shungas mettent en scène moines et voyageurs, samouraïs et concubines, pèlerins et geishas, veuves et jeunes garçons, servantes et maîtres, belles femmes (bijin) et acteurs du théâtre kabuki, et même des couples d’étrangers (Hollandais, Britanniques, Portugais, etc.) se livrant aux ébats les plus extravagants. Et tout le monde est de la partie : femmes entre elles, hommes entre eux, mais aussi humains et animaux (chevaux, chiens, poulpes), et même monstres (yōkai, kappa, etc.) et fantômes (yūrei).

Dans les propos introductifs de chaque shunga, les dieux sont pris à partie, à commencer par le couple shintō Izanagi et Izanami :

« Izanagi demanda à Izanami : “Comment est fait ton corps ?” Elle répondit : “Mon corps pousse luxuriant, mais une partie de celui-ci ne pousse pas.” Izanagi lui dit : “Mon corps grandit lui aussi, mais une partie grandit en excès. Il me semble donc opportun d’introduire la partie de mon corps en excès dans la partie de ton corps qui ne pousse pas, et ainsi nous créerons un territoire.” Izanami acquiesça : “Je suis d’accord.” »

Monet, Toulouse-Lautrec, les frères Goncourt, Rodin, Louÿs, Picasso… autant de collectionneurs de shungas qui en tireront inspiration pour des œuvres (littéraires ou picturales) à la croisée des chemins entre Orient et Occident. Est-ce la liberté des mouvements ou la finesse des vêtements et des maquillages qui les attirait ? Ou encore ce quelque chose d’exubérant qui, au-delà de tout japonisme, fait du shunga un art à nul autre pareil ?

Partie intégrante du trousseau des jeunes mariés à l’époque d’Edo, les shungas portent bonheur, symboles de prospérité et de fécondité. On a pu compter jusqu’à 2 000 titres, certains signés par les plus grands artistes, chacun tiré entre 200 et 1 000 exemplaires. Mais avec l’arrivée de l’ère Meiji, moderne et conservatrice, les shungas sont devenus impossibles à regarder, considérés comme d’une obscénité insoutenable (sauf dans l’intimité de salons feutrés, et sans l’assumer publiquement). Réimprimer d’anciens shungas était interdit, sauf à censurer le texte et les images, au moyen d’un badigeonnage grossier à l’encre noire ou rouge.

Chaque détail a un sens, un sens sensuel : reflet d’un pied dans un miroir, pointe d’un sein léchée à bout de langue, dents noircies et feuilles d’or, peinture bleue ou verte sur la lèvre inférieure des femmes, extase d’une pêcheuse (ama) avec une pieuvre géante, orteils émergeants d’une couverture de soie verte, théière renversée sur le tatami, peaux tatouées renvoyant aux décors des paravents… Dans le coin d’une estampe, il y a même un couple de rats qui copule. Sur une autre, ce sont deux chats (dans la même position acrobatique que les humains à côté d’eux). Ailleurs, c’est un indiscret qui, derrière une cloison, observe la scène – répondant par une mise en abyme ou un effet miroir, au voyeurisme du lecteur de shungas.

Autant d’histoires à déchiffrer, à décrypter, à lire avec des yeux d’initié. Personne ne sourit, tout le monde est concentré ; la retenue est de mise, le moment est important, c’est celui du divin plaisir. Avec force encouragements et précisions, le texte d’accompagnement ajoute saveur et sagacité : on s’y interpelle, on s’y apitoie, on s’y rebelle, on s’y désole, on s’y stimule, on s’y lâche. Tout est courbes tracées d’un simple trait. Baisers à pleine bouche. On marche à quatre pattes, on s’enivre de saké. On s’aime. Et on aime s’aimer.

Les titres eux-mêmes sont porteurs d’un double voire triple sens, accessible uniquement aux initiés du sexe : Oiseaux au-dessus des nuages, Passions amoureuses ou premiers gémissements de six femmes, Les Jeunes Pins, Contes vaginaux du palais de la nuit, Rosée sur chrysanthème, Le Rire du buveur, Jouets sexuels pour le plaisir des femmes dans la chambre à coucher, Livre illustré de couples modèles, L’Album érotique du coucou comique ou de l’adoration du sexe des femmes de la nuit, Les Dieux des ébats amoureux, Poème de l’oreiller, Le Rouleau de la manche, La Cour du paulownia, La Première Fauvette, Apologie du plaisir sensuel des quatre saisons, Les Amoureux élégants, Douze manières d’aimer, La Malle aux trésors de grand intérêt pour les dames, Le Rouleau de la haie de branchages, L’Histoire illustrée du moine dans le sac, Les Mille nuits des femmes luxurieuses, Le Rouleau d’images victorieuses, Guide sexuel facile pour épouses obéissantes, L’Homme qui ne vécut que pour aimer

C’est peut-être l’absence de réalisme anatomique qui a permis la diffusion de telles peintures, comme la démesure établissait qu’il s’agissait bien d’œuvres imaginaires, surnaturelles, fantastiques. Rien n’est caché, tout est montré, mais de façon exagérée : pilosité intime, rivières de semences masculines et de fluides féminins ressemblant aux projections d’écume de La Grande Vague d’Hokusai, etc. La souplesse est excessive, les positions impossibles à tenir pour des amants « humains ». Le pouvoir des images. Que d’yeux plissés, de bouches crispées, de lèvres mordues, de têtes renversées, de cambrures lombaires et pelviennes… Ici on prend un tissu ou une liasse de papiers à pleines dents pour ne pas crier de plaisir ; là un être contrefait au sexe difforme enfourche plusieurs nonnes d’affilée ; ici encore, l’entrecroisement des membres (bras, jambes, verges) rend impossible l’iden-ti-fication précise des partenaires. À chaque fois, les muqueuses rose pâle ressemblent à des aurores ou des crépuscules, comme si le peintre usait d’une même palette. Coiffures élaborées, vêtements d’une splendeur inouïe, paravents déchirés, étoffes auréolant ces amants de l’impossible : chaque shunga est l’expression d’un amour au-delà de toute proposition, déraisonnable. Parfois, l’amour se réduit à l’onanisme ou sombre dans la folie et le crime : implication d’un enfant, viol, violence physique, nécrophilie.

Que nous racontent ces mains qui s’étreignent, ces bras qui se tendent, ces doigts agrippant la pointe d’un mamelon ou plongeant dans une intimité ? Ces femmes chevauchées, un livre de poésie à la main, leur enfant encore pendu à la mamelle ou tentant de jouer encore quelques notes de luth ? On est rarement tout nu, préférant relever kimonos et tuniques, repoussant oreillers et paravents. « Dans les shungas, les femmes sont actives, et prennent souvent l’initiative, pleinement maîtresses de leur plaisir et de leur entier pouvoir de séduction. Ces images leur étaient clairement destinées, tout autant qu’aux hommes », rapporte l’historienne de l’art Yukari Yamamoto. Et puis il y a le repos après l’amour, quand les couples s’écartent et s’allongent, l’un contre l’autre, essoufflés et le cœur battant encore fort. On s’essuie avec de petits bouts de tissus qu’on jette derrière soi. On entrouvre les panneaux en papier huilé ou l’on se rafraîchit avec un éventail. On rallume les lumières et on ramène les couvertures sur les corps dénudés. La pudeur reprend le dessus, après des ébats débridés. Après tout, maître Ihara Saikaku avait peut-être raison lorsqu’il affirmait : « La vie est bornée, mais la passion amoureuse, inépuisable. » 



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