Exilée en Allemagne, Ludmila Oulitskaïa poursuit son combat

La plume et le plomb

Sylvie Ramir

La vie de la Russe bruisse derrière les mots de ses récits. Ils racontent en creux les convictions et les doutes d’une écrivaine-résistante. Sa bonne étoile lui a épargné jusqu’ici de la répression que subissent les intellectuels de son pays.

 

Elle a quitté Moscou en février 2022. « Un départ, pas un exil, précise-t-elle, personne ne m’a exilée. Je suis partie pour l’Allemagne après le début de la guerre en Ukraine. Je n’aurais peut-être pas fait mes valises de mon propre gré, mais mon fils aîné est arrivé à Moscou et m’a fermement demandé de rassembler mes affaires. Avec mon mari nous avons rapidement rempli deux sacs à dos de sept kilos chacun, dont la moitié du poids en livres. » Ludmila Oulitskaïa a fêté ses 80 ans cette année à Berlin, pour la première fois hors du cercle restreint de ses proches, ses amis de toujours, dans la mouvance des sciences et des arts. « Nous vivons très bien à Berlin mais notre maison nous manque beaucoup. La plupart de mes amis moscovites ont eux aussi déménagé, ils sont dispersés aujourd’hui dans le monde entier. »

Après qu’elle a condamné publiquement l’invasion en Ukraine, la situation est devenue trop dangereuse pour elle. Dans les jours qui ont suivi l’agression russe, elle a choisi trois mots pour la qualifier : le dégoût, la honte et la peur. « J’ajoute aujourd’hui la lassitude, au fil des rapports publiés sur le nombre de jeunes tués au front. Et surtout une énorme aversion pour l’autorité. Vous savez ce que dit le poète : “le pouvoir est aussi repoussant que les mains d’un barbier.” » Un mois après le début de l’offensive, elle s’associe à une pétition contre la propagande qui justifie cette guerre innommée, appose sa signature aux côtés de grands noms de la littérature russophone – Vladimir Sorokine, Svetlana Alexievitch, Sacha Filipenko.

Le temps de l’espoir est révolu. Il a atteint son apogée en décembre 2011, lors des manifestations massives contre les fraudes électorales. La romancière avait apporté son soutien aux jeunes protestataires et s’était réjouie de leur maturité politique. Aujourd’hui, le constat est douloureux : « Nous avons cru que le pays pourrait se libérer du carcan des services de sécurité qui freinent tout mouvement de la pensée. Malheureusement, ces espoirs ont fait long feu. » Quelques années plus tôt, elle faisait partie du trio d’écrivains qui échangeait une correspondance – rendue publique – avec l’oligarque déchu Mikhaïl Khodorkovski, en détention après des parodies de procès. 

En 2014, elle prend position contre l’annexion de la Crimée, avec d’autres intellectuels et organisations comme Memorial International. Depuis dix-sept ans, la romancière s’y est engagée pour partager une mission qui lui tient à cœur : préserver la mémoire des crimes d’État, des victimes des purges et de tous les manquements aux droits de l’homme. « C’est la lutte entre la mémoire et l’oubli. Nous ne voulons pas oublier. » Elle préside chaque année un concours récompensant le travail de collégiens qui recueillent les souvenirs de leurs aïeux. Mais juste avant la guerre en Ukraine, le groupe de défense des droits de l’homme est dissous. Puni d’un côté, Memorial est récompensé de l’autre en décrochant le prix Nobel de la paix en 2022. « La mémoire humaine ne peut pas être interdite. Les noms des “interdits” resteront donc dans les mémoires, comme les noms de ceux qui se sont battus pour la préservation de la mémoire de l’histoire. » Quand l’écrivaine reçoit le Prix de l’État autrichien pour la littérature européenne, son discours est à la mesure de sa déception. « Mon pays est malade, il souffre d’ignorance (…) Mon peuple a perdu ses repères moraux. J’ai honte de nous tous, de notre peuple qui a perdu son sens moral. » 

 
“Nous avons cru que le pays pourrait se libérer du carcan des services de sécurité.”
 

Activiste politique, Ludmila Oulitskaïa ? Non, la chose politique ne l’intéresse pas. « Dénoncer l’État n’a jamais fait partie de mes activités. Je ne m’intéresse qu’aux activités artistiques. Je ne me suis jamais attelée à démystifier des mythes qui, de toute façon, finissent toujours par être démasqués. » Mais quand on l’invite à s’exprimer, elle donne librement son opinion. Ce qui lui a valu d’être accusée de haine envers son propre pays. 

Parmi les dangers qui planent aujourd’hui sur les voix dissonantes, la loi russe sur les « agents de l’étranger ». En vigueur dès 2012, elle a été renforcée depuis le début de la guerre. Toute personne, toute organisation recevant « un soutien » ou « sous influence » de l’extérieur, a l’obligation de se déclarer comme agent de l’étranger. Un avertissement. Une définition floue qui laisse toute latitude au pouvoir. Le ministère de la Justice se réserve aussi le droit d’inscrire qui bon lui semble dans ce registre punitif : une liste de noms est rendue publique chaque vendredi.

La sentence n’a pas été prononcée pour l’écrivaine. Mais en une année, le vent a tourné. Ses livres ont été retirés des bibliothèques. Son éditeur russe se désole de la chute des commandes des libraires. Les pressions s’accentuent pour que ses romans soient entreposés dans les coins aveugles des rayonnages. Ses pièces écrites pour le théâtre dans les années 1980, et encore très populaires à Moscou, subissent le même sort. Récemment retirées de l’affiche, deux pièces : Mon petit-fils Benjamin, une tragicomédie, et Confiture russe, où l’humour côtoie l’absurde dans la Russie de Tchekhov. Ces derniers mois, aucune n’a été jouée à Moscou. Décontenancé, son agent affirme qu’il « n’a jamais rien vu de pareil ». Depuis Berlin, la dramaturge a déposé une demande pour que ses pièces continuent à être programmées, en retirant son nom de l’affiche.

« Je m’estime privilégiée, car plusieurs collègues--auteurs, critiques de l’intervention en Ukraine, sont actuellement poursuivis en justice ou emprisonnés pour avoir dénigré les forces armées russes. » Au banc des accusés, artistes, syndicalistes, médecins, avocats, journalistes, militants des droits humains comme Oleg Orlov, vice-président de Memorial, en procès cet été à Moscou. La « restauration de la grandeur de la Russie » passe par des leviers d’inspiration soviétique : censure de l’art, militarisation de la jeunesse, propagande renforcée contre les ennemis et condamnations pour l’exemple. Mêmes personnes, mêmes méthodes, rappelle l’écrivain en exil Mikhaïl Chichkine : « Il n’y a pas eu de Nuremberg du totalitarisme soviétique, pas d’épuration parmi les bourreaux. Alors l’oppression et le mensonge reprennent leur place au centre de la vie russe. »

Avant sa disgrâce, la romancière a tracé sa route pendant trente ans, équipée de carnets de notes et d’un stylo, d’une ouïe fine et d’un regard acéré. Éprise de liberté, cette femme de « l’être », à la fois individualiste et sociable, artiste et résistante, littéraire et scientifique, ancrée dans la tradition et progressiste sur la question des mœurs, a observé le monde en vision large, avec discernement ; dans l’action, elle n’est jamais allée à l’encontre de ses convictions. Le temps d’une promotion, ses livres l’ont souvent amenée hors de Russie. Sans s’attarder sous les projecteurs, elle est toujours apparue sobrement vêtue, dans un camaïeu de gris, cheveux très courts, visage fermé et regard mélancolique. Ses réponses sont posées – le ton grave et le trait d’humour en embuscade.

À Moscou, ses livres étaient dans toutes les librairies. Reconnue et abordée dans la rue, l’écrivaine s’est volontiers pliée aux séances de dédicaces, mettant un point d’honneur à répondre à ses lecteurs, étonnés ou émus de la ressemblance d’un personnage avec leur mère, leur sœur, ou avec leur propre histoire. Pour les Russes, les romans signés Oulitskaïa sont des miroirs : situations familières, personnages ordinaires, écriture accessible. Ils touchent au cœur et renvoient ses vibrations – tendresse, empathie, générosité.

« Je n’invente rien, je raconte la vie, les vies telles que je les croise. Je m’intéresse beaucoup à l’homme, à sa nature, à son comportement, à sa capacité d’être un héros ou un criminel, de trahir ou de se sacrifier. » Sa posture d’écrivaine se situe quelque part entre la biologiste et l’anthropologue : elle observe à la loupe les effets d’un pouvoir répressif sur l’être humain, matière première de son œuvre littéraire. L’homme en quête de repères dans un environnement hostile est son héros récurrent : quels choix possibles pour rester humain quand tout vous pousse à l’inhumanité ? Ses récits interrogent notre conscience. Elle, a choisi depuis longtemps son credo : « Rester soi-même, s’interroger, répondre honnêtement à la question de savoir si l’on dira oui ou non. »

Malgré sa nature optimiste, à Berlin, Ludmila Oulitskaïa a du vague à l’âme. Elle s’isole pour écrire, ce qui nous vaut un échange épistolaire plutôt qu’une rencontre. Elle s’intéresse à la question de l’exil, aux périodes d’émigration russe. Plus les mois passent et plus la perspective de réintégrer son appartement moscovite paraît illusoire. Heureusement, et c’est un poids en moins pour elle, toute sa famille vit aujourd’hui à l’étranger. 

La littérature est son refuge. L’écriture sa consolation – qui la ramène au passé, son meilleur allié à défaut de pouvoir imaginer l’avenir. Ses livres puisent dans l’histoire de sa famille sur trois générations, illustration d’une tragédie nationale où les embellies sont rares : l’homme soviétique de Staline – bafoué, raboté, violenté – est privé de sa substance, de sa dignité. S’ensuit une période de répit, puis les années 1970 marquent le retour de la censure, le reflux des libertés individuelles. Jusqu’au début des années 1990 où la perestroïka ouvre des portes cadenassées. Mais voilà qu’une nouvelle déferlante fait des ravages…

« Je citerais, dit-elle à ce sujet, le point de vue de Piotr Stolypine, une figure politique éminente de la Russie tsariste : “En Russie, tout change en dix ans, rien ne change en deux cents ans”. La société fait traditionnellement allégeance au pouvoir qui veut la soumettre, et ceux qui ont eu le courage d’exprimer leurs opinions ont toujours été persécutés. De ce point de vue, l’histoire de la Russie se déroule comme d’habitude. »

Ludmila Oulitskaïa est née en février 1943 dans un village de Bachkirie, dans l’Oural, où ses parents ont été déplacés pendant la Seconde Guerre mondiale. À la fin de la même année, toute la famille regagne Moscou où la petite fille va grandir, se marier, divorcer et élever ses deux fils. Avec son patronyme, elle est aujourd’hui la dernière représentante d’une famille juive assimilée, en partie issue de l’intelligentsia moscovite. 

 
Pour les Russes, les romans signés Oulitskaïa sont des miroirs. Ils touchent au coeur et renvoient ses vibrations.
 

Ludmila a 10 ans à la mort de Staline. « Je me souviens très bien du matin du 5 mars, lorsque nous avons entendu à la radio que Staline était malade. Je prenais mon petit-déjeuner et ma mère me tressait les cheveux. N’ayant pas saisi la gravité de la situation, j’ai dit dans un soupir que pour un rhume ou un mal de gorge, il fallait maintenant que tout le pays en soit informé… C’est alors que ma mère, pourtant affectueuse, m’a tiré par la tresse si fort que le souvenir m’en est resté. »

Dans les jours qui ont suivi, aucun signe d’affliction dans la famille. Son grand-père lui murmure qu’il y a des choses plus graves dans la vie. De fait, chez les Oulitski, le tribut payé à Staline est lourd de destins brisés. La famille n’est pas seule à avoir eu son lot de souffrances mais déjà, les Moscovites descendent dans les rues, lieux d’immenses bousculades : hommes et femmes désorientés, hagards, éplorés – manipulés par des décennies de propagande. Tous veulent rendre un dernier hommage à leur oppresseur…

Dans la préface de son premier roman, Sonietchka, publié en 1992, elle déplie son arbre généalogique, ouvrant brièvement le grand livre des ancêtres. Près de vingt-cinq ans plus tard, elle y reviendra avec L’Échelle de Jacob, l’un de ses romans phares. Elle va consulter les archives du KGB puis exhumer d’une vieille malle les 500 lettres échangées entre ses grands-parents. L’Échelle de Jacob est l’histoire romancée de son grand-père paternel, Jacob, arrêté à deux reprises et envoyé en relégation dans des camps pendant une grande partie de sa vie. Dans cette saga, tous les faits sont réels : Jacob a été accusé d’être un « ennemi du peuple » et les mesures de rétorsion n’ont pas épargné sa famille. Pour tenter d’échapper à la punition, son fils adolescent – le père de Ludmila – qui rêve d’une carrière de pilote, désavoue Jacob dans une lettre adressée aux autorités. Sa grand-mère Maroussia, traumatisée par le destin de son époux, finira par divorcer en 1936. 

« Mon grand-père Oulitski était un homme remarquable, intelligent, talentueux, musicien, auteur de plusieurs essais – dont la première étude sur la démographie russe. Il a enduré toutes les épreuves avec dignité. J’ai écrit le livre pour préserver la mémoire de ce grand-père que je n’ai vu qu’une seule fois. » Dans les coulisses du roman, l’écrivaine doit digérer les secrets de famille et les révélations tardives, l’indignation et la colère – avant d’opter pour le pardon. « La rédaction du roman, confie-t -elle, fut comme une longue maladie. »

 
Sans être en première ligne chez les dissidents, elle les retrouve dans les chaufferies d’immeubles, les cuisines collectives, où ils organisent la diffusion des ouvrages censurés.
 

En grandissant, la jeune fille comprend que la lecture de la grande littérature russe – Pouchkine en tête – constitue le ciment du peuple russe : l’amour, la liberté et la vérité se révèlent être de délicates nourritures de l’esprit. Intérieurs, ses voyages se déroulent à l’abri du monde, dans la tiédeur de l’appartement familial. Les Oulitski mènent une vie très privée, comme une petite société dans la société, s’autorisant les libertés individuelles confisquées dans la sphère collective. « On ne se souciait guère de l’édification du communisme. »

Elle suit des études de génétique à l’université de Moscou, captivée par cette discipline longtemps mise à l’index, fascinée par les fils invisibles qui nous relient à nos ancêtres, les héritages souterrains qui façonnent les individus d’une génération à l’autre. En 1968, elle a 25 ans et travaille à l’Institut de génétique générale de Moscou. Prise dans la mouvance intellectuelle de la capitale, elle lit les œuvres des « modernistes » publiées dans les revues littéraires Younost et Novy Mir, sous l’œil vigilant des gardiens de l’orthodoxie du Parti.

Au mois d’août 1968, le Printemps de Prague est écrasé par les troupes soviétiques, et avec lui l’espoir de voir émerger un « socialisme à visage humain ». Quelques jours après l’invasion, sept intellectuels moscovites décident de se rassembler sur la place Rouge, pancartes rapidement bricolées à la main, dans un sit-in non-violent. Leur destin est scellé en quelques minutes : violemment neutralisés par des agents du KGB déguisés en touristes, faux appareil photo en bandoulière, ils sont conduits à la prison de la Loubianka. Seule la jeune poétesse Natalia Gorbanevskaïa, une amie intime de Ludmila, est laissée en liberté provisoire parce qu’elle allaite son bébé.

« Quelques jours après ce rassemblement, raconte-t-elle, il y a eu une réunion à l’institut de génétique où je travaillais, pour condamner ces sept manifestants courageux. Juste avant le début du vote, je me suis levée et j’ai marché vers la porte située au fond, pour quitter la salle. Arrivée au bout, j’ai constaté qu’elle était verrouillée. Alors j’ai retraversé toute la salle, plongée dans le plus grand silence, et je suis sortie par l’autre porte, près de l’estrade du présidium. Deux mois plus tard, j’étais renvoyée. » Cinq des manifestants connaîtront la prison, les camps, l’asile psychiatrique. Mais ces quelques minutes auront un retentissement mondial : les documents du procès des protestataires seront exfiltrés vers l’Europe et rapidement rendus publics. 

À cette époque, la jeune scientifique s’intéresse aux livres d’auteurs russes contemporains qualifiés de littérature « antisoviétique », donc interdite : Alexandre Soljenitsyne, le résistant Milovan Djilas, l’historien Abdurakhman Avtorkhanov… Elle dissimule longtemps chez elle, dans le pied d’une vieille table, des copies des romans d’Orwell – La Ferme des animaux, 1984 – et des poèmes de Brodsky sur feuillets libres. Le roman Exodus de Leon Uris, prêté à un ami pour duplication, contribue à son licenciement de l’Institut de génétique quand on découvre que la machine à écrire et l’exemplaire du livre lui appartiennent. Sans être en première ligne chez les dissidents, elle les retrouve dans les chaufferies d’immeubles, les cuisines collectives, où ils organisent la diffusion des ouvrages censurés via des circuits clandestins – les samizdats. « Nous étions unis par des goûts littéraires communs et une aversion pour le pouvoir. Moi, explique Ludmila Oulitskaïa, j’appartenais simplement à un cercle de personnes qui n’aimaient pas les autorités soviétiques et peut-être même aucune autorité. »

Paru en 2011, son roman Le Chapiteau vert fait écho à ces années de résistance. L’autrice y explore les espaces intimes et les univers clos : l’âme des hommes et les appartements exigus – coques protectrices où se déroulent les tragédies de la vie ordinaire. Mensonge, trahison, compromission. « L’homme, observe-t-elle, par toutes ses caractéristiques, est un animal. Et comme tout animal, il tente de prévenir les périls par tous les moyens disponibles : fuir et se cacher, défendre activement son droit à la vie et se mettre à l’abri du danger. Le système répressif lui dicte son comportement. »

Engagée comme directrice littéraire du Théâtre juif, elle y travaille pendant trois ans, se frotte à la structure du récit et à l’écriture visuelle. Elle crée des scénarios, des pièces pour le théâtre et la radio – prémices inconscients d’un nouveau parcours. Les années 1970 sont pour elle le temps de la quête de soi et de rencontres improbables : elle expérimente clandestinement la pratique d’un christianisme des origines, qui la comble par son authenticité et sa fraternité. Plus tard, c’est l’institution qu’elle rejette – une Église réhabilitée mais infiltrée par le pouvoir.

Après son divorce, elle élève ses deux fils. Le quotidien ressemble à une course d’obstacles. « La vie était très dure. Tout était compliqué, on ne pouvait pas vivre ou survivre sans les autres. Il nous manquait toujours quelque chose – un objet, un service devenu rare ou quasiment introuvable sur le marché. On s’entraidait en permanence. » D’indéfectibles amitiés se tressent et se nouent entre femmes, entre mères, comme un film protecteur. L’avant-propos de son dernier recueil de nouvelles, Le Corps de l’âme, est un hommage tendre et poétique à ses amies, celles qui lui réchauffent le cœur depuis des décennies :» Ensemble, écrit-elle, nous avons vécu en portant nos chagrins dans nos bras, en nous aidant les unes les autres à trimballer des valises, des cercueils et des patates. » Son admiration, sa reconnaissance envers les femmes russes est au centre de son œuvre littéraire. Des femmes victimes d’un paternalisme hérité du vieux fond oriental russe, pourtant « plus talentueuses, plus travailleuses, plus méritantes que les hommes ». L’autrice leur dédie onze récits où elles se révèlent puissantes ou fragiles, pragmatiques ou poétesses, amoureuses et pas toujours aimées, victimes plus ou moins consentantes. 

En 1991, c’est le démantèlement de l’URSS. Les médias prennent leur indépendance. Le magazine littéraire Novy Mir publie les textes des auteurs censurés, dénonce le goulag avec les romans de Soljenitsyne. Ludmila Oulitskaïa, parfaitement inconnue du public et ignorée des éditeurs russes, y signe quelques textes. À 50 ans passés, sa carrière d’écrivaine s’ouvre enfin, à la manière d’un conte de fée – ça tombe bien, elle qui est sensible à la magie, au merveilleux, aux liens invisibles. Un jour, elle reçoit chez elle, à Moscou, un contrat des éditions Gallimard. Elle n’en croit pas ses yeux et doit se rendre chez sa voisine pour s’assurer que le nom qui y figure est bien le sien. Le recueil de nouvelles Les Pauvres Parents paraît en 1993. « Si l’on estime que la publication de son premier livre constitue la naissance d’un écrivain, dit-elle avec malice, alors je dois considérer que mon lieu de naissance est la France. »

 
À 50 ans passés, sa carrière d’écrivaine s’ouvre enfin, à la manière d’un conte de fée.
 

Dans la foulée, Gallimard édite Sonietchka, son premier roman, paru dans Novy Mir : l’héroïne est l’archétype de la femme dévouée des romans de Dostoïevski, Tchekhov ou Tolstoï. L’éditeur ne s’est pas trompé puisque, quelques années plus tard, cette histoire de bibliothécaire à la vie terne devenue fanatique de littérature recevra le prix Médicis. Les maisons d’édition russes emboîtent le pas. En ce début des années 1990, sa carrière est lancée parmi une floraison d’espoirs russes féminins, dont la prose est centrée sur la sphère privée. Au fil du temps, ses livres prennent place dans une littérature de qualité, prolongement de la grande tradition russe. Une œuvre romanesque, déployant de grandes fresques, des récits foisonnants, des personnages lumineux, une comédie humaine. « Elle appartient à ce courant réaliste associé au néosentimentalisme, note la spécialiste Hélène Mélat. Il porte en lui l’énergie vitale et l’optimisme, à l’opposé du réel sombre, trivial et violent incarné par Ludmila Petruchevskaïa. »

Longtemps incrédule face à son succès, Ludmila Oulitskaïa doit se rendre à l’évidence : sa renommée est à la fois russe et internationale. Ses 19 romans et recueils de nouvelles sont aujourd’hui traduits dans plus de 40 langues. La liste de ses récompenses est longue : le prix littéraire international Formentor a couronné l’an dernier l’ensemble de son œuvre pour la délicatesse avec laquelle elle réhabilite la dignité d’hommes et de femmes soumis au sort despotique du malheur. Et en 2023, elle a aussi reçu le prix Günter-Grass et prix de la paix Erich-Maria-Remarque. Ce qu’elle gagne en reconnaissance en Occident, elle risque de le perdre en Russie. Le passé décidément la rattrape. Et ses pensées peuvent être sombres. « Il semble que l’URSS se soit écroulée uniquement à cause de la médiocrité de ses dirigeants, par inadvertance, par erreur. La liberté était un cadeau que nous n’avions pas mérité… » ...

La vie de la Russe bruisse derrière les mots de ses récits. Ils racontent en creux les convictions et les doutes d’une écrivaine-résistante. Sa bonne étoile lui a épargné jusqu’ici de la répression que subissent les intellectuels de son pays.   Elle a quitté Moscou en février 2022. « Un départ, pas un exil, précise-t-elle, personne ne m’a exilée. Je suis partie pour l’Allemagne après le début de la guerre en Ukraine. Je n’aurais peut-être pas fait mes valises de mon propre gré, mais mon fils aîné est arrivé à Moscou et m’a fermement demandé de rassembler mes affaires. Avec mon mari nous avons rapidement rempli deux sacs à dos de sept kilos chacun, dont la moitié du poids en livres. » Ludmila Oulitskaïa a fêté ses 80 ans cette année à Berlin, pour la première fois hors du cercle restreint de ses proches, ses amis de toujours, dans la mouvance des sciences et des arts. « Nous vivons très bien à Berlin mais notre maison nous manque beaucoup. La plupart de mes amis moscovites ont eux aussi déménagé, ils sont dispersés aujourd’hui dans le monde entier. » Après qu’elle a condamné publiquement l’invasion en Ukraine, la situation est devenue trop dangereuse pour elle. Dans les jours qui ont suivi l’agression russe, elle a choisi trois mots pour la qualifier : le dégoût, la honte et la peur. « J’ajoute aujourd’hui la lassitude, au fil des rapports publiés sur le nombre de jeunes tués au front. Et surtout une énorme aversion pour l’autorité. Vous savez ce que…

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