Tania Sollogoub
À chaque calamité, nous semblons nous habituer un peu plus au mal, là où nous devrions cultiver amour et lumière.
Je ne sais pas vous, mais pour moi, l’été 2023 a eu un goût étrange. Une sorte de lourdeur, un poids invisible qui empêche de marcher, grimper ou danser, et même de s’envoler, comme devraient le faire tous les gens heureux au soleil. Une chose dans l’air qui ploie n’importe quel l’homme, disait Nietzsche, à la façon d’un chameau, même ceux dont les épaules sont les plus larges. L’été dernier, j’ai donc eu cette sensation que les lieux et les êtres étaient à la fois les mêmes et différents, comme dans le poème. Spleen peut-être, mais pas seulement. Car tout s’est éclairé soudain vers la fin des vacances, à la vue d’une petite affiche sur le port. Une publicité pour une volière à papillons. C’était la première fois que je voyais cela : un zoo pour papillons. Ainsi, pensais-je, nous y sommes, nos petits-enfants les verront donc à travers des grilles. J’ai alors compris, devant cette affiche, d’où venait cette pesanteur confuse : nous perdons notre innocence.
Parce que, désormais, nous faisons semblant. Parce que, désormais, nous sommes au courant. Pour les papillons, les éléphants, les glaciers qui fondent. Mais aussi pour la bombe, la guerre, les guerres. Pour les hachoirs à viande (j’ai du mal à l’écrire) et les armes à sous--munitions (j’ai du mal à l’écrire), pour la soif des uns et le surpoids des autres, le prix du blé et le prix du pain, pour le manque de médicaments et les surprofits de Big Pharma. Pour l’esprit de démocratie qui flanche, élections ou pas, en banlieue française comme en Inde.
Nous savons d’ailleurs que Modi est l’un des leaders les plus populaires au monde (selon les statistiques du site Morning Consult), et qu’Erdogan a été réélu parce qu’il apporte aux gens ce qu’ils veulent, qui n’est pas forcément ce que beaucoup d’entre nous aimerions. Nous savons que la police française appelle au combat contre les « nuisibles » – terme figurant dans un tract du syndicat Alliance du 30 juin 2023 – et nous savons aussi que, dans le temps des émeutes, tout est indistinctement brûlé par la foule en colère : les écoles et les mairies, les signes de liberté comme les symboles du pouvoir, les innocents et les coupables. Et le pire, c’est que cette foule est majoritairement constituée d’enfants.
Surtout, nous savons que la maison des hommes n’est plus viable car ses fondations vacillent. Donc oui, nous perdons notre innocence, et avec elle, disait Camus sur le chemin des ruines de Tipasa, en Algérie, nous risquons de perdre notre capacité à aimer. « Les empires s’écroulaient, les nations et les hommes se mordaient la gorge ; nous avions la bouche souillée. D’abord innocents dans le savoir, nous étions maintenant coupables sans le vouloir (…). Point d’amour sans un peu d’innocence. »
Mais ce n’est pas tout, désolée pour ceux qui avaient une dernière envie estivale de s’envoler. À force de le voir tous les jours, nous sommes aussi en train de nous habituer au pire, ce qui est une autre façon de tuer l’amour : l’indifférence, l’apathie émotionnelle des mondes en guerre, que Stefan Zweig connaissait bien, qui ressemble à ce que les psychiatres nomment alexithymie, et qui entraîne notre perte de résonnance au monde, pour reprendre la formule de Hartmut Rosa. La maison brûle et pourtant, nous restons assis, écrit Giorgio Agamben.
De fait, cette transhumance vers un nouveau nous-même, obligés que nous sommes de nous éveiller différents dans un monde différent, n’est pas sans risque : nous devenons plus solides face aux catastrophes, mais cela s’appellera, au mieux, de la résilience, au pire, une perte d’émotion, puis d’humanité. Quel pari terrible ! Certes, on ne peut plus oublier ce que l’on sait, mais il est de notre ressort de faire quelques choix. Moins prendre l’avion, bien sûr, mais ce n’est pas de cela dont je veux parler. Plutôt des choix moraux. Réduire l’avion tout en cultivant de nouvelles formes d’indifférence ne servirait à rien. On a besoin de moins de CO2 mais aussi de plus de bonté. L’un ne marchera pas sans l’autre, c’est cela, la véritable ruse à laquelle nous confronte l’histoire. Un exemple concret. Dans une réunion, avant de partir en vacances, un politologue m’a expliqué que l’hypothèse la plus probable était, selon lui, qu’une bombe nucléaire soit lancée sur l’Ukraine. Mais, a-t-il conclu, ce serait bon pour l’économie américaine, car les investisseurs vont « rentrer à la maison ». En somme, une bombe fera grimper le dollar ? Peu de temps avant, une jeune femme, dans une banque d’affaires, joli tailleur, jolis slides, avait évalué la probabilité de ce scénario : 42 %.
42 %… Banalité du mal ? Car, à ce stade, quelle est la différence entre cette prévision et la pauvreté linguistique d’Eichmann, qui ne savait utiliser que des termes administratifs pour parler de l’enfer ? Quel seuil mental franchissons-nous, avec ces 42 %, sous prétexte d’une rationalisation économique dont Max Weber avait perçu qu’il s’agissait d’une cage de fer pour l’esprit et le corps ?
N’oublions pas que la banalité du mal, c’est l’accoutumance de l’individu ordinaire à la confusion des valeurs. Elle se construit dans la chaîne administrative, dans la chaîne de commandement, mais aussi dans le gouvernement par les nombres (lire La Gouvernance par les nombres, d’Alain Supiot, chez Fayard). Et, finalement, dans un abandon de soi à tout cela. Il y a donc là un choix. Comment garder le contrôle ? Comment mettre le chiffre au service de l’humain, et jamais l’inverse ? J’ai raconté cette histoire de 42 % à l’un de mes amis écrivains. Il n’a pas compris tout de suite. « Tu peux m’expliquer, s’il te plaît ? » Bien sûr…
Simon est poète, il est de ceux qui sauveront le monde. Mais face à lui, les salles de marché sont pleines de jeunes gens bien formés, qui osent des prévisions de ce type, tout simplement parce qu’on le leur demande. Sur la prévision se forment des anticipations, qui conduisent à des décisions. Ainsi, le 42 % n’est pas neutre, car il a un pouvoir auto--réalisateur. À sa façon, il construit notre avenir en travaillant nos projections mentales. Et pour que cela soit encore plus crédible, on mettra sans doute en œuvre des IA puissantes, afin de produire du chiffre à trois décimales – bien qu’aucune IA ne puisse pourtant explorer le cerveau de Vladimir Poutine ou celui de Joe Biden. Tout cela, Simon, c’est donc du n’importe quoi dangereux, qui ne fait qu’accélérer l’aliénation de l’individu, sa transformation en chose, sa « réification ».
Il a donc été bien étrange et lourd, cet été 2023, traversé par la violence de ce que l’on sait, et par l’assèchement de ce à quoi l’on s’habitue. Pourtant, la solution n’est ni dans le refus, ni dans l’exil, car on ne peut plus s’échapper du monde – ce que Kundera écrivait dans L’Art du roman. La solution est ailleurs. Peut-être sur les traces de Camus, à Tipasa, quand soudain, vingt ans après la guerre, face à un ciel lavé par la pluie, il retrouve enfin « une jubilation, une joyeuse discordance, un ravissement infini ».
Nous ne sommes plus innocents, nous ne pourrons pas oublier ce que nous savons, ce que nous vivons, mais libre à nous de ne pas devenir indifférents. « Je regardais la mer », dit Camus en 1952. « Je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer ». Et plus loin : « je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intact en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière reconquise ». Nous pouvons décider de rester dans la lumière de Camus. À défaut de paix entre les États, et d’eau pour la planète, nous pouvons résister à l’assèchement des esprits et des cœurs. ...
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