Le sceau du prince

Isabelle Lortholary

L’ incandescent, le météore mélancolique, le prince foudroyé : tout a été écrit, tout est vrai. Presque. Car, prince, il ne l’a jamais été. Mais baron, oui : baron Nikolaï Vladimirovitch Staël von Holstein, né à Saint-Pétersbourg en 1914, suicidé à Antibes en 1955. Entre-temps : la Révolution russe de 1917, l’exil, le deuil de ses parents deux ans plus tard, deux guerres mondiales, la Légion étrangère, des femmes – surtout trois –, des enfants et des voyages, des toiles peintes par centaines pour autant de détruites, la misère puis la gloire, sans doute trop tard : et pour finir le grand saut dans le vide.

Le mercredi 16 mars 1955, vers 22 h 15, Nicolas de Staël est retrouvé mort dans l’étroite ruelle située à l’arrière de son atelier d’Antibes. 

L’artiste se suicide au moment où il connaît ses premiers grands succès et sa mort brutale et prématurée le transforme en véritable légende, l’inscrivant dans la lignée des peintres maudits dont les histoires suscitent une fascination renouvelée. Il se jette dans le vide alors que les années de misère sont derrière lui, que ses toiles sont vendues avant même qu’il les eût finies. Son geste bouleverse, interroge et engendre d’innombrables spéculations pour tenter d’expliquer l’inexplicable : à l’inverse d’un Vincent van Gogh dont les tourments psychologiques étaient bien connus, ou encore d’un Jackson Pollock qui mourra l’année suivante après des années d’addiction à l’alcool, aucune circonstance évidente ne permet d’élucider son geste. Le suicide du peintre et l’émoi qu’il provoque dans le monde de l’art vont ainsi, par ondes concentriques, étendre sa notoriété jusqu’au grand public.

Nicolas de Staël, Arbre rouge, 1953, Huile sur toile, Collection particulière © ADAGP, Paris, 2023 Photo Christie’s

L’homme avait tout pour devenir une des légendes de l’histoire de la peinture, un des mythes fondateurs de l’art contemporain autour de laquelle la figure de l’artiste maudit est née. D’abord peut-être sa beauté, ses amours malheureuses et son indifférence, voire son mépris, pour le succès. Les femmes, il les a aimées follement, notamment Jeanne Polge, qu’il aime à mourir, qu’il aime à hurler (sic) : « J’ai besoin de cette fille pour m’abîmer… ». Ces mots résument la contradiction dans laquelle l’homme et l’artiste se sont soutenus, entretenus, défaits. Nul, comme Staël dans ses lettres, n’a parlé d’un tel élan, au jour le jour, de sa vie et de son œuvre, en fusion. Quant à sa carrière de peintre voilà ce qu’il en pensait : « Je ne ferai jamais la carrière jusqu’à l’Institut ou les photos dans Match ou Vogue, ce qui revient au même, comptez sur moi à ce sujet », écrit-il en 1953 à son marchand d’art parisien Jacques Dubourg. « Nicolas de Staël prenait le contre-pied, systématiquement. Le succès le mettait dans une situation inconfortable », confirme Charlotte Barat-Mabille, commissaire de l’exposition qui s’ouvre le 15 septembre au musée d’Art moderne de Paris.

Nicolas de Staël, Marseille, 1954, Huile sur toile, Courtesy Catherine et Nicolas Kairis © ADAGP, Paris, 2023 Courtesy Applicat-Prazan, Paris

Mais la légende ne doit pas cacher le travail acharné et l’œuvre extraordinaire. C’est le mérite de la rétrospective proposée jusqu’au mois de janvier prochain : rappeler que Staël est un peintre de génie. En présentant deux cents de ses plus belles œuvres, l’exposition raconte le bourreau de travail, l’artiste sans divertissement, son corps à corps avec la couleur, son combat singulier avec la matière, jusqu’à l’épuisement. En moins de quinze ans, il réalise 1 100 tableaux aux influences diverses (Cézanne, Matisse, Braque, Soutine, van Gogh, les Fauves), sans compter les dessins et toiles détruites. Vivant sa peinture comme un vertige, au fil de sa vie et de ses voyages, au Maroc puis dans toute l’Europe, dont l’Italie et la Sicile. « Je ne suis unique que par ce bond que j’arrive à mettre sur la toile », écrit-il encore. Plus qu’un autre, Nicolas de Staël ne vit que par ou pour sa peinture : « C’est si triste sans tableaux, la vie, que je fonce tant que je peux ». Qu’il se confronte à la mer, à un match de football, au portrait (de Jeannine Guillou, sa première femme, ou à celui de sa fille Anne), à un fruit posé sur une table, il varie les outils, les techniques et les formats (du tableautin à la composition monumentale), Staël aime « mettre en chantier » plusieurs toiles, les travailler par superpositions et altérations successives. Refusant les étiquettes et les courants, il se renouvelle sans arrêt, passe de l’abstraction à la figuration, mais aussi de formats immenses à d’autres plus raisonnables, change sa palette, varie ses tons. Sans théoriser ni intellectualiser. « Il faut travailler beaucoup, une tonne de passion et cent grammes de patience », disait-il. Et aussi : « Je n’entraînerai jamais l’admiration de tous, pas question de cela, rien que d’y penser m’écœure ». Pourtant ce sont bien ses tableaux que nous admirons aujourd’hui grâce au formidable travail des deux commissaires de l’exposition Charlotte Barat-Mabille et Pierre Wat. Et entre autres, La Cuisine (1930), Eau de vie (1948), Grande Composition bleue (1950), Paysage (1952), Le Lavandou (1952), Parc des Princes (1952), Femme assise
(1953), Arbre rouge (1953), Sicile, vue d’Agrigente (1954), Le Soleil (1954), Marseille, Ménerbes (1954), Marine la nuit (1954). « Toute ma vie j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, me libérer de toutes les impressions, toutes les sensations, toutes les inquiétudes auxquelles je n’ai jamais trouvé d’autres issues que la peinture. » Et finalement la mort. 

Nicolas de Staël dans son atelier rue Gauguet, été 1954 Photo ◊© Ministère de la Culture, Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Dist. RMN Grand Palais / Denise Colomb © RMN Grand Palais


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