L’auteur m’avait prévenu en me donnant les épreuves : « Ce n’est ni drôle ni facile ; tu n’y trouveras pas de bons sentiments, tu vas te sentir mal en lisant. Ce n’est pas fait pour les hypersensibles. » Hypersensible certes, je suis avant tout curieux. Il me fallait essayer cette lecture comme une nouvelle drogue que tous mes amis auraient testée. Acide est de ces bouquins qui prennent au corps. On se surprend à s’arrêter avant d’avoir fini son paragraphe, on respire par la bouche, on a des bouffées de chaleur, on est persuadé que tous les usagers du bus savent quelle immonde description on est en train de lire.
Camille est une protagoniste dont l’identité va soudain s’effacer pour se réduire au statut de victime. Diplômée d’une école de commerce, elle a trouvé à Paris un boulot plaisant. Normal, elle fait partie des beaux. Un soir, elle est aspergée d’acide sur un quai de métro. Après son agression, elle replonge dans l’existence comme on reconstruit une ville effacée par la guerre. Maladroitement, sans vraiment de plans. De son côté, Julien étourdit sa solitude à coups de recherches compulsives d’images obscènes, pour tenter de satisfaire son appétit sexuel. Allant de plus en plus loin dans l’horreur, il finit par tomber sur un visage en décomposition, celui de Camille.
La culpabilité, étrangement absente chez l’agresseur inconnu, se concentre sur ces deux personnages. À elle, on explique que l’on ne se retrouve pas victime par hasard, qu’il y a toujours des racines au mal. Le péché originel de Julien est de consommer ce crime, de le regarder à outrance, de se repaître de ce fait divers sordide. Il s’agit avant toute chose d’une histoire d’amour, où s’entremêlent désir et dégueulasserie. Entre tous ces morceaux de peau fondue, se trouve un homme tombant amoureux d’une femme.
Victor Dumiot nous promène dans l’immonde, au travers de nombreuses visions infectes et autant de pensées tordues. L’héroïne d’Acide est à peine plus humaine que le protagoniste. Le lecteur est coincé entre une peste arrogante, imbuvable et détestable, ayant la vie – et surtout la sienne – en détestation, méprisant tour à tour les hommes, sa ville d’origine, son milieu social, sa famille, la laideur, le réel ; et un pauvre type triste et vicieux confronté à un besoin viscéral de douleur, mou, avachi dans un appartement sale, à l’image de ses habitudes, trouvant une raison de vivre à travers des vidéos dégotées sur le dark Net. Deux égoïsmes, deux vides qui ne doivent pas se rencontrer mais n’attendent que ça.
Acide nous plonge au sein des solitudes de notre temps, de préoccupations contemporaines. Comment survivre dans un monde de beaux ? Pourquoi nos plaisirs doivent-ils être coupables ? Le livre est une odyssée vers la violence, celle qu’on subit, celle qu’on impose. Il raconte les doigts que l’on met dans des plaies, se lit comme une infection ; on part d’un petit quelque chose, disons, une agression en plein Paris, et, en grattant, en cherchant la trace de sang, on découvre le glauque, l’horrible, le sordide.
Très actuel, le roman de Dumiot ne se veut pourtant pas un récit. Et tant pis si le point de départ est un fait divers, si les personnages ont des airs de déjà-vu. L’auteur se veut catégorique, c’est sa highway to hell, une chute qui n’en finit pas, qui emmène le lecteur au plus bas dans la crasse humaine. Et pourtant il s’agit d’une réparation. Acide, c’est l’histoire d’une rencontre qui tourne mal tout autant qu’une quête de l’acceptation où deux jeunes gens n’aimant pas la vie tentent tant bien que mal de trouver des points d’accroche, se retrouvent réunis par la douleur, arrachés à la normalité par l’expérience de violences solitaires.
Dès l’incident, l’auteur installe un compte à rebours suivant une notion du temps qui n’appartient qu’à ses personnages : l’infiniment long, le temps médical, celui des examens et des opérations côtoie l’infiniment rapide, celui de la vitesse du clic, des contenus chargés sur Internet qui disparaissant presque aussitôt. Par cette alternance, Victor Dumiot nous glisse dans un gouffre où le temps n’existe pas. Et la seule manière d’en sortir est de lire. Lire sur deux plans non-alignés, à reculons, en expérimentant la laideur car le beau s’est évanoui et qu’il n’est plus envisageable. Lire malgré les haut-le-cœur et son hypersensibilité. Lire.
En cas de contact avec les yeux, appelez votre libraire.