Longtemps je n’ai lu que des « gros romans », le disais avec fierté, comme s’ils constituaient une catégorie. J’avais le goût des plus de 1 200 pages, en dessous, pas assez excitant. En littérature, il faut avoir l’esprit sensuel, vouloir y revenir sans cesse, y plonger encore et dépasser l’ennui, la première résistance du texte. Mes compagnes nocturnes : Dostoïevski, Hugo, Bolaño. Et puis, les gros gabarits nous passent, on découvre dans les courts romans un plaisir certes plus simple, mais non moins complexe architecturalement – s’il est réussi.
C’est pourquoi j’ai attrapé Rose nuit, le dernier roman d’Oscar Coop-Phane, dont j’ai lu Le Procès du cochon et Tournevis (j’ai aimé la saveur de l’un, assez peu le goût de l’autre). Sans que l’on sache vraiment ce que cela signifie, Rose nuit est présenté comme un roman « réaliste ». Pas un roman « naturaliste », mais réaliste. Et même, un roman d’enquête. Je me suis dit encore une soupe pseudo–journalistique qui, en cherchant à faire les deux (du journalisme et de la littérature), parviendra tout au plus à se hisser au niveau de cette chronique. J’ai eu tort, tant mieux. Coop-Phane n’est pas un petit écrivain, et même s’il se loupe parfois, il se loupe toujours avec un certain panache : celui d’avoir essayé autre chose. Et, dans le contexte d’une littérature itérative, dont la carte des thématiques ressemble à celle d’un restaurant japonais (Menu B4 : inceste/viol/reconstruction, Menu C8 : amour/toxicité/déconstruction…), qui, convaincue qu’elle ne parle plus à personne, préfère se parler à elle-même (un peu comme le grand-père alcoolique qui crache ses phrases à chaque fin de repas, sans qu’on sache bien à qui il s’adresse – le sait-il lui-même ?), c’est déjà bien !
Trois existences disjointes que la rose réunit : l’une les fabrique, l’autre les achète, la dernière les revend.
Il est faux d’affirmer que Rose nuit est un roman réaliste. C’est un roman sur le réel absent, éclaté, fragmenté, invisible. Sur ces réalités coextensives qui s’écoulent parallèlement sans jamais se toucher, au gré des connexions Internet qui favorisent l’achat de marchandises en tous genres (blé, pétrole, diamants), au gré des communications satellitaires qui maintiennent le lien entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés (travailleurs avec ou sans papiers, réfugiés, touristes). Ici, trois personnages : Nana, jeune femme d’Éthiopie qui travaille dans une grande fabrique de roses, sans trop savoir pourquoi, juste parce qu’il fallait bien apporter de l’argent et, surtout, ne pas travailler dans le bar de sa mère ; Jan, trentenaire fatigué qui habite l’une de ces urbanités nouvelles, à la fois concentrées (gratte-ciels, quatre voies, tous commerces) et s’étendant à l’infini en mer d’habitations, un buveur de Heineken, prisonnier de ses habitudes, qui passe sa journée dans une salle de marché afin d’acheter au meilleur prix des tonnes de roses ; enfin, Ali, un Bangladais, arrivé à Paris dans l’espoir de gagner assez d’argent pour empêcher sa femme, restée au pays, de travailler à l’usine et qui se retrouve dans le désespoir assez commun de devoir faire le sale boulot dans une capitale riche, mais complètement hétérogène. Trois existences disjointes que la rose réunit : l’une les fabrique, l’autre les achète, la dernière les revend.
Avec habilité, le roman d’Oscar Coop-Phane souligne la manière dont l’exploitation économique dégrade progressivement l’existence de tous ceux qui en sont les agents, autant que les objets. C’est l’aliénation ultracontemporaine qui, comme un poison, comme un acide, corrompt. Nana, presque esclave dans la serre de rose, voit « deux taches noires [qui] ont germé sur ses pommettes, en dessous des yeux. Elle sent, aussi, que son regard s’est abîmé – elle n’arrive plus à lire ». Ali, dont le seul instant de plaisir est celui d’une clope savourée sur un banc de Paris, finit pris au piège d’un rythme écrasant, qui annihile l’espoir de transit, de retour au pays. Jan, quant à lui, spécimen du mort-vivant occidental, homme de bureau sans désir ni qualité, qui se branle un peu, se saoule un peu, s’énerve un peu et doit considérer cela comme la vie qui passe : « Voilà le drame de Jan, il ne peut rien saisir de plus qu’un boulot qui l’ennuie ». Dégradation, donc. Aliénation, surtout, de l’homme par la rose, de la rose par l’homme.
Rose nuit, d’Oscar Coop-Phane, éd. Grasset, 162 pages, 18 €.