Comment l’Ouest a perdu le Sud

Hicheme Lehmici

Les élites occidentales peinent à considérer les affirmations de souveraineté et d’indépendance des pays du Sud.

 

« Les Nations, les États sont sortis d’un sommeil séculaire. Il n’y a plus de peuples passifs […]. Le visage mental, spirituel et politique du monde entier s’est transformé et ce processus n’est pas encore achevé. » À Bandung, c’est par ces mots que le président indonésien Sukarno inaugurait le 18 avril 1955 la Conférence des nations afro-asiatiques devant un parterre inédit de chefs d’États, de dirigeants de mouvements de libération et de journalistes venus des quatre coins du monde pour former ce qui allait devenir le mouvement des non-alignés.

Depuis, soixante-huit années ont passé et ces paroles n’ont jamais semblé plus vraies. Entre l’avènement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) – dont le poids économique dépasse désormais celui du G7 –, l’ascension de la Chine – qui s’impose comme faiseur de paix entre Riyad et Téhéran, un rôle jusqu’alors tout dédié aux États-Unis –, ou encore les velléités de nombreux États du Sud pour sortir de l’ornière du dollar, le monde décrit et imaginé par l’ancien président indonésien devient réalité, au grand dam des élites occidentales. Engoncées dans leurs certitudes, elles n’ont jamais semblé être en mesure de comprendre la marche nouvelle de l’histoire, ni de réévaluer leurs relations avec cet ensemble géopolitique qu’il convient désormais d’appeler le Sud global.

La guerre en Ukraine a révélé une fracture diplomatique entre l’Occident, résolu à imposer des sanctions économiques rigoureuses à la Russie, et les pays du Sud, qui n’entendent pas s’y plier, ne voyant dans cette guerre qu’une énième crise régionale venue s’ajouter aux onze autres conflits armés déchirant la planète et mettant en danger, selon l’ONU, la vie de près de 230 millions de personnes dans l’indifférence quasi générale. Alors que les populations et les gouvernements occidentaux vivent, depuis le 24 février 2022, à l’unisson d’un engagement moral, presque religieux, en faveur du peuple ukrainien, les opinions du Sud et leurs dirigeants ne comprennent pas et n’acceptent plus ce statut exceptionnel accordé à la guerre en Ukraine, considérant que, une fois encore, l’Occident hiérarchise les morts et que la vie d’un Irakien, d’un Congolais ou d’un Rohingya de Birmanie ne pourra jamais valoir celle d’un Européen.

De leur côté, les chancelleries occidentales ont d’abord interprété cet acte de désobéissance comme une manifestation de défiance inédite, simple mouvement d’humeur de portée limitée, regrettable mais réversible conséquence de la propagande des médias officiels russes et des trolls en provenance de fermes contrôlée par le Kremlin ou de l’activisme de Wagner. Sans jamais parvenir à seulement imaginer que le Sud était porteur de sa propre vision multipolaire du monde, qu’il comptait aussi des intellectuels et pouvait penser par lui-même, l’opinion occidentale et ses relais se sont mis à parler de pédagogie et d’efforts de communication à mener en direction des États du Sud et de leurs populations. Or, le mal est plus profond. La réalité, c’est qu’à force d’être marginalisé dans les grandes instances internationales – malgré de timides tentatives de réforme du Conseil de sécurité au milieu des années 2000 –, de subir nombre d’interventions militaires, unilatérales et désastreuses, au Moyen-Orient et en Afrique notamment, d’être humilié par les mesures de rétorsion infligées aux États récalcitrants – permises par l’hégémonie du dollar au nom de l’extraterritorialité du droit américain –, le Sud global a tout simplement décidé de faire sécession et entend bien le faire savoir.

Ainsi, au sommet d’Hiroshima, lorsque le groupe du G7 (10 % de la population mondiale) a adopté explicitement le langage de la menace à l’encontre des BRICS et du reste du monde (les 90 % restants, donc) pour dénoncer le maintien de leurs relations commerciales avec Moscou, les opinions du Sud ont partout été scandalisées par cette nouvelle ingérence insupportable. Le malaise, déjà perceptible, s’est creusé et la volonté du Sud de se réorganiser sans l’Occident en a été renforcée. Les conséquences ne se sont pas fait attendre. Ces derniers mois, les BRICS ont enregistré les candidatures de près d’une vingtaine de pays, dont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, pourtant historiquement alignés sur Washington, mais aussi d’autres États de poids, comme le Nigéria, l’Indonésie, l’Algérie ou encore l’Argentine. Bien que plus modeste qu’attendu, l’élargissement de l’organisation des BRICS à six nouveaux États (Arabie saoudite, Iran, Argentine, Émirats arabes unis, Éthiopie) marque néanmoins un véritable tournant géopolitique et un basculement dans l’ordre du monde.

Et comme si cela ne suffisait pas, Dilma Rousseff, l’ancienne présidente brésilienne et actuelle patronne de la NDB (Nouvelle Banque du développement), la « Banque des BRICS », affirmait sans complexe que l’une des priorités de son institution financière était de préparer l’édification d’un nouveau système monétaire mondial, jusque-là dominé par l’Occident, et évoquait sans aucune des précautions langagières ou diplomatiques d’usage « la dédollarisation à terme »… Une prise de position qui recoupe étrangement celle du président Lula qui, depuis Pékin, a dénoncé avec virulence les politiques du FMI et la place du dollar, appelant ouvertement à renoncer à l’usage de la devise américaine dans les échanges internationaux.

Ainsi, le mot est lancé, la « dédollarisation » est devenue le thème central des médias économiques des pays du Sud global, comme une sorte de totem de la libération d’une domination occidentale qui n’aurait que trop longtemps duré. Le processus, même s’il sera forcément long, a déjà été entamé. On peut notamment évoquer pêle-mêle les décisions de plusieurs États non-occidentaux importants, dont la Turquie, l’Inde, l’Arabie saoudite et l’Argentine, d’assurer une partie de leurs transactions commerciales avec la Russie et la Chine – dont celles sur le pétrole – en devises locales ; les velléités des pays asiatiques d’abandonner le système SWIFT dans leurs échanges régionaux ; ou encore, et surtout, l’annonce du projet de monnaie commune des BRICS, dont les contours avaient été esquissés avant le sommet de Johannesburg et auquel le président Macron avait d’ailleurs émis le souhait de participer… C’est dire si le sujet est désormais pris très au sérieux par les pays occidentaux.

Reconsidérer les relations avec le Sud global exigera bien plus que des actes symboliques, même si le fait de convier à Paris le président indien, Narendra Modi, invité d’honneur du dernier défilé du 14-Juillet, constitue en soi un geste diplomatique fort. En effet, pour l’Occident, repenser les relations avec des pays qui furent majoritairement leurs anciennes colonies implique une profonde révolution mentale et culturelle. Une révolution appelant à reconsidérer les imaginaires et questionner le regard condescendant posé sur les nations non-blanches. Une perception dictée par des représentations obsolètes, construites sur un principe hiérarchique et biaisé de l’autre et de sa culture, comme l’ont si bien décrit Edward Saïd à travers le concept d’orientalisme ou, plus près de nous, Aminata Traoré dans son ouvrage exceptionnel Le Viol de l’imaginaire, traitant de la vision misérabiliste de l’Afrique promue par l’Occident et portée par les institutions internationales. Fondamentalement, l’Occident sera mieux à même de traiter le Sud global en égal lorsque l’examen historique des civilisations de l’Afrique, de l’Asie ou du monde Arabe quitteront les départements d’études orientales ou autres instituts exotiques pour rejoindre les facultés d’histoire de ses universités, tout comme lorsque les catégorisations « musiques du monde » ou « langues rares » seront remplacées par leur véritable dénomination.

Ce changement exigera aussi que l’Occident accepte de troquer son magistère moral d’ultime représentant des droits de l’homme sur Terre – illustré notamment par l’instrumentalisation d’une CPI qui n’a jamais vu un dirigeant occidental être inquiété – contre une attitude empreinte d’humilité idéologique et de respect diplomatique. Le chantier pour la « reconquête » du Sud est encore long. ...

Les élites occidentales peinent à considérer les affirmations de souveraineté et d’indépendance des pays du Sud.   « Les Nations, les États sont sortis d’un sommeil séculaire. Il n’y a plus de peuples passifs […]. Le visage mental, spirituel et politique du monde entier s’est transformé et ce processus n’est pas encore achevé. » À Bandung, c’est par ces mots que le président indonésien Sukarno inaugurait le 18 avril 1955 la Conférence des nations afro-asiatiques devant un parterre inédit de chefs d’États, de dirigeants de mouvements de libération et de journalistes venus des quatre coins du monde pour former ce qui allait devenir le mouvement des non-alignés. Depuis, soixante-huit années ont passé et ces paroles n’ont jamais semblé plus vraies. Entre l’avènement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) – dont le poids économique dépasse désormais celui du G7 –, l’ascension de la Chine – qui s’impose comme faiseur de paix entre Riyad et Téhéran, un rôle jusqu’alors tout dédié aux États-Unis –, ou encore les velléités de nombreux États du Sud pour sortir de l’ornière du dollar, le monde décrit et imaginé par l’ancien président indonésien devient réalité, au grand dam des élites occidentales. Engoncées dans leurs certitudes, elles n’ont jamais semblé être en mesure de comprendre la marche nouvelle de l’histoire, ni de réévaluer leurs relations avec cet ensemble géopolitique qu’il convient désormais d’appeler le Sud global. La guerre en Ukraine a révélé une fracture diplomatique entre l’Occident, résolu à imposer des sanctions économiques rigoureuses à la Russie, et les pays du Sud,…

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