Frontispice de J. F. & J. Gronow, Auli Gellii Noctium Atticarum libri XX, Lugduni Batavorum, Apud C. Boutesteyn, J. de Vivié & I. Severinum, 1706.

Philologie de l'avenir

Copistes, vous avez dit copistes ?

Pierre Leveau

Dans « Textes anciens, regard actuel » (Bastille no10), j’ai naguère rappelé qu’on n’avait « conservé aucun manuscrit autographe des anciens textes grecs » et qu’on ne connaissait ces derniers « que par des copies de copies toujours plus corrompues ». Par un malheureux effet de langue, une telle formulation suggère cependant que ces copies aient toutes été l’œuvre de copistes, c’est-à-dire de scribes (scripteurs) ayant pour mission de reproduire le plus fidèlement possible (transcrire) le texte d’un antigraphe (un modèle manuscrit) déterminé dans un apographe (une copie elle aussi manuscrite). Or nombre des codex grecs qui nous ont conservé la littérature antique et médiévale ne sont pas à proprement parler des copies, mais des artéfacts, dus, non à de simples transcripteurs (copistes), mais à des scribes-philologues.

Un copiste de manuscrits, dont la mission est de reproduire un modèle déterminé aussi fidèlement que possible, doit faire un constant effort pour éviter d’en corrompre le texte par des omissions, des substitutions, des suppléments et des déplacements verbaux, mais aussi pour en respecter les particularités linguistiques et graphiques (dialectes, idiolectes, orthographe, accentuation, ponctuation, ligatures, abréviations, etc.), aussi étrangères soient-elles à son propre usage. La fatigue aidant, il finit ainsi toujours par omettre, répéter, déplacer ou changer un passage du texte copié, mais encore par le rajeunir, le normaliser ou le corriger. Il n’y a donc pas de copiste parfait et le meilleur sera celui dont la copie se rapprochera le plus d’une photographie du modèle manuscrit. En 1601, le juriste Jacques Gillot (1544-1619) s’est ainsi chargé de copier un codex latin avec une fidélité telle que son ami Joseph-Juste Scaliger (1540-1609) puisse avoir « devant les yeulx […] le livre tel qu’il est », « semblable du tout », « ligne pour ligne, page pour page », au détail près, lui écrivait-il, que le modèle était « en parchemin », et que « ce qui est en lettres capitales et les nombres » était « en rouge » dans celui-ci. Le pire copiste sera en revanche celui qui, par impéritie ou négligence, aura le plus défiguré son modèle : sans compter ses innombrables fautes d’orthographe, celui des f. 31-35 du Paris, BnF, grec 3027 (xviie s.) a par exemple commis 8 omissions et 23 autres grosses erreurs en recopiant les 200 lignes de grec des f. 12-15 de l’actuel Cambridge, University Library, Gg.II.34 (1522). C’était assurément un piètre copiste. Suivant Alphonse Dain (1896-1964), les « mauvais copistes » ne seraient cependant « pas tant les scribes qui écrivent avec négligence » que ceux qui, à l’instar d’Ange Vergèce (†1569), « corrigent au fil de la plume les textes qu’ils transcrivent ». Un tel jugement n’est pas seulement injuste, il témoigne d’une grave confusion, ainsi que permettra de le comprendre une analogie avec les arts graphiques.

La copie est aussi une pratique courante dans le domaine de la peinture (dans les écoles d’art ou dans les ateliers d’artistes). « Nous recensons aujourd’hui des centaines de copies » d’œuvres de Léonard de Vinci (1452-1519), soulignait ainsi naguère Vincent Delieuvin (conservateur en chef chargé de la peinture italienne du XVIe s. au Louvre), qui ajoutait que « leur but » était « d’imiter l’original le plus fidèlement possible », mais que des différences, plus ou moins grandes et nombreuses, les séparaient « des originaux », dues surtout au « dessin préparatoire » et à « la technique picturale ». La Joconde du musée du Prado, qu’on attribue aujourd’hui à Salaï (†1524), l’un des plus brillants disciples du maître, et qui a sans doute été réalisée dans l’atelier de ce dernier, est ainsi une copie très fidèle et peut être considérée comme l’œuvre d’un très bon copiste ; cependant que celle que Paul Cézanne (1839-1906) a réalisée en 1859 du Baiser de la Muse (1857) de Félix-Nicolas Frillié (1821-1863) se distingue de l’original par un très grand nombre de détails et est donc celle d’un très mauvais copiste. Mais qui irait prétendre que Marcel Duchamp (1887-1968) l’est également, parce que, dans son L.H.O.O.Q. (1930), qui n’est pas une copie mais un détournement artistique relevant du « dadaïsme iconoclaste », il a affublé Mona Lisa d’une moustache et d’un bouc ? De même, si un artiste s’avisait de reproduire Le Christ en croix (1782) de Jacques-Louis David (1748-1825) en représentant son corps « tout déchiré de coups et tout en sang », conformément aux instructions formulées par Adrien de Valois, il ne réaliserait nullement une mauvaise copie de ce tableau, mais ferait œuvre originale en utilisant conjointement deux sources (J.- L. David et les Valesiana).

Mutatis mutandis, on peut dire la même chose d’A. Vergèce, qui affirmait lui-même avoir l’habitude de « corriger autant que possible » son antigraphe, avant de « le copier », car son but n’était nullement de retranscrire le plus fidèlement possible le texte d’un exemplaire déterminé d’une œuvre donnée, mais de procurer le meilleur texte possible de cette dernière, c’est-à-dire son édition manuscrite : il n’œuvrait donc pas tant comme copiste que comme philologue. Quand, en 1549, il a transcrit le Traité d’art militaire d’Onésandros (Ier s.) dans l’actuel Paris, BnF, gr. 2443, il a ainsi tiré le début de son préambule du gr. 1774 (XVIe s.), car il manquait dans le gr. 2522 (XVe s.), il a noté dans les marges du premier codex toutes les variantes du second, constituant ainsi un véritable apparat critique, il a ensuite choisi les meilleures leçons de ces deux témoins et, voyant que le second l’emportait sur le premier, il a généralement opté pour les siennes, sans pour autant s’interdire d’arranger une phrase, de combler une lacune ou de corriger un mot ope ingenii, c’est-à-dire d’après les seules ressources de son esprit. Il a ainsi offert au roi Henri II (1519-1559), non une nouvelle copie d’Onésandros, mais une véritable édition, fondée sur deux témoins manuscrits ; et quand, en 1564, il a de nouveau transcrit ce texte dans le gr. 2523 en suivant les mêmes principes critiques, il en a alors donné une réédition, revue et corrigée. A. Vergèce n’est pas un cas isolé. En 1551, le scribe Emmanuel Bembainès a de même réalisé à Rome un exemplaire de l’Histoire lausiaque (histoire du monachisme égyptien) de Palladios d’Hellénopolis à l’aide de deux sources manuscrites : un manuscrit complet du Vatican et un codex, « incomplet, mais plus correct et de meilleur sens », du monastère de Grottaferrata, ainsi que le soulignait l’érudit Guglielmo Sirleto (1514-1585), qui se félicitait que de ces deux exemplaires corrompus, « il en ait fait un bon » ! E. Bembainès n’était pas non plus un mauvais copiste, c’était un scribe philologue, tout comme l’antique savant représenté sur la gravure ci-dessus.

Rien ne sert donc de conspuer les nombreux scribes de cette espèce pour avoir contaminé la tradition manuscrite des textes antiques et médiévaux en utilisant des témoins appartenant à différentes branches de celle-ci et en les corrigeant ope ingenii pour leur donner du sens. Il conviendrait plutôt d’abandonner l’appellation générique de copiste et de lui substituer celle de scribe ; de distinguer clairement entre les scribes-copistes, qui produisent des copies (bonnes ou mauvaises), et les scribes-philologues, qui procurent des éditions (également bonnes ou mauvaises) ; et d’établir une liste chronologique de ces derniers, afin que leurs productions ne soient plus prises pour des copies et puissent enfin étudiées comme de véritables éditions. 

 

Docteur en philosophie, membre associé du Centre Gilles-Gaston Granger (Aix-Marseille Université), Pierre Leveau est spécialiste de l’histoire et de l’épistémologie de la conservation-restauration du patrimoine.



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