Court-circuit en mer Jaune

Éric Faye

Au xxe siècle, l’histoire de la Corée n’est pas un long fleuve tranquille. Colonisation militaire japonaise jusqu’en 1945, partition de la péninsule, guerre fratricide de 1950 à 1953, enchaînement de dictatures au Sud, régime communiste au Nord, émeutes étudiantes au Sud, famine au Nord… Célèbre depuis qu’elle a reçu le Booker International Prize en 2016 pour La Végétarienne, l’écrivaine sud-coréenne Han Kang s’empare de l’histoire tragique de la péninsule pour interroger la mémoire de son pays. Son roman Celui qui revient était consacré au soulèvement de mai 1980 dans sa ville natale, Gwangju, contre la loi martiale et la dictature de Chun Doo-hwan. Cette révolte étudiante et syndicale s’était soldée par une répression féroce, les forces de l’ordre massacrant des centaines de personnes. Dans son nouveau roman, Impossibles adieux, Han Kang se penche sur une autre insurrection et sur un autre massacre, survenus en 1948 sur l’île de Jeju, au sud de la péninsule coréenne.

Peut-être est-ce pour avoir évoqué les crimes de la dictature que Han Kang figura sur la « liste noire » d’artistes jugés hostiles, et donc privés de subventions, qu’avait établie dans les années 2010 l’administration de la présidente Park Geun-hye, fille de l’ancien dictateur Park Chung-hee, assassiné en 1979. Han Kang visite et revisite ce musée de l’horreur qu’est l’histoire récente de la Corée et fait sans doute siennes les paroles du personnage féminin d’Inseon, qui décrit par ces mots l’état dans lequel elle se retrouve au fil de son enquête sur le passé : « je n’étais plus surprise de découvrir tout ce que des humains pouvaient infliger à d’autres humains ».

D’une famille originaire de la province du Jeolla du Sud, située face à l’île de Jeju, Han Kang, née en 1970, a de qui tenir : son père Han Seung-won, né en 1939, est lui-même écrivain. Comme lui, Han Kang est lauréate du prix Yi Sang, l’un des plus prestigieux de Corée. Enfant, elle a grandi dans un milieu désargenté mais, comme elle le raconte, elle était entourée et protégée par les livres, dont le nombre ne cessait de croître, submergeant la maison familiale.
Le style de Han Kang a quelque chose d’éthéré ; elle plonge le lecteur dans la brume de neige qui environne la maison d’Inseon et les montagnes de Jeju. Comme dans un blizzard, on progresse par petites touches dans les pages et l’on sait gré aux traducteurs, Kyungran Choi et Pierre Bisiou, de ne pas avoir inséré de notes de bas de page pour donner du contexte, car l’état brumeux est constitutif du roman et de la lecture que souhaite Han Kang, laquelle dissipe le brouillard en temps voulu.

 

Le style de Han Kang a quelque chose d’éthéré ; elle plonge le lecteur dans la brume de neige qui environne les montagnes de Jeju.

 

Gyeongha, la narratrice, vit dans la capitale. Un jour d’hiver, elle reçoit un message de son amie Inseon, documentariste, qui vient d’être transférée et hospitalisée à Séoul, et se rend à son chevet. Inseon s’est blessée à la main dans son atelier de Jeju, car elle est aussi ébéniste à ses heures et mène à bien un projet dont elles ont eu l’idée ensemble : tourner un film dans lequel apparaîtraient des troncs d’arbres teints à l’encre noire, en signe de deuil, comme une allégorie du massacre de Jeju. Inseon demande de façon pressante à Gyeongha de se rendre sans attendre chez elle, sur l’île, car son perroquet blanc, Ama, risque de mourir si on ne lui donne rien à boire. Un peu surprise, Gyeongha obtempère et prend un avion le soir même, atterrissant là-bas en pleine tempête de neige. Elle monte tant bien que mal en autocar jusqu’au village de Secheon-li, où vit Inseon.

La neige est le décor constant de ce roman onirique, que ce soit dans le présent de narration ou dans le passé, car on apprend au détour du récit que c’est un jour de neige que furent massacrés les habitants du village où vivait la famille d’Inseon. La neige avait vite recouvert les visages des victimes et les survivants devaient la balayer pour identifier les défunts. Telle est la fonction symbolique de la neige dans ces pages : l’effacement. La neige, c’est aussi ce qui fond tôt ou tard, à l’instar de la mémoire des peuples ou de celle de la mère d’Inseon. Attentive toute sa vie à ce que rien ne s’oublie du massacre de 1948, la vieille dame a fini par sombrer dans la démence sénile et égarer ses souvenirs, comme si une neige intérieure avait fini par les recouvrir l’un après l’autre. La mère d’Inseon a perdu sa sœur cadette et ses parents dans le massacre de Jeju, et sans doute aussi son frère, fait prisonnier, transféré sur le continent et très certainement exécuté. Voilà un roman sur la mémoire et sur l’oubli qui guette, et les « impossibles adieux » sont ceux que ne peut faire la mère d’Inseon à son frère disparu, tout comme le peuple coréen n’a pu faire son travail de deuil et de mémoire sous la dictature. Aussi est-ce dans ce projet de film – 99 troncs d’arbres habillés d’encre que l’on filmerait dans la neige – qu’Inseon place ses espoirs de maintenir vivante la mémoire du massacre.

Que s’est-il donc passé en 1948 sur cette île volcanique entre mer Jaune et mer de Chine orientale, au sud de la Corée continentale ? Cela fait peu de temps que la péninsule coréenne vient d’être partagée en un Nord communiste et un Sud sous domination américaine. À Jeju, une manifestation organisée pour commémorer la lutte contre le Japon – puissance coloniale jusqu’en 1945 – dégénère le 3 avril 1948. L’armée ouvre le feu. En représailles, la foule attaque des postes de police. Le Parti des travailleurs, marqué à gauche, appelle à un soulèvement dans l’île et une milice de partisans se constitue. Entre-temps, un dictateur anticommuniste, Rhee Syngman, arrive au pouvoir à Séoul. Il ordonne la répression du soulèvement et, de novembre 1948 au début 1949, 15 000 à 600 000 habitants de Jeju, selon les estimations, périssent dans les tueries. Quelque 170 villages sont rasés. 39 000 maisons détruites. Des dizaines de milliers d’habitants sont déportés, intégrés à un mouvement de rééducation, la Ligue Bodo, et finissent massacrés au tout début de la guerre de Corée, sur ordre de Rhee Syngman, parce que soupçonnés d’être communistes. Et puis, en 1960, à la faveur d’une brève éclaircie démocratique dans l’histoire coréenne, la population s’emploie à retrouver la mémoire des massacres, effectue des recherches sur les fosses communes. C’est cela aussi le thème d’Impossibles adieux, où l’on voit la mère d’Inseon partir sur les traces de son frère, disparu au moment du massacre des membres de la ligue Bodo. Cette parenthèse démocratique se referme vite, avec le putsch de Park Chung-hee en 1961. De nouveau, la mémoire collective est recouverte d’une épaisse couche de neige. Voilà quels événements tissent la trame sombre en arrière-plan du roman de Han Kang, événements qui ont été repris par d’autres écrivains, comme Kim Sok Bom, Coréen d’expression japonaise, dans La Mort du corbeau.

 

Voilà un roman sur la mémoire et sur l’oubli qui guette.

 

Impossibles adieux se lit comme un magnifique roman d’atmosphère, et les passages où Gyeongha arrive à Jeju rappellent le tout début du Château de Kafka, lorsque l’arpenteur aboutit au village un soir de neige. « Nous sommes entrés dans le brouillard neigeux gris-blanc que je devinais depuis la route littorale. En un instant, les maisons qui bordent la route ont disparu, laissant place à une forêt blanche infinie », raconte Gyeongha après avoir atterri sur l’île pour sauver le perroquet Ama. Ama peut signifier « peut-être » en coréen et ce n’est pas indifférent compte tenu de la suite du récit. Alors que Gyeongha pénètre dans la maison glacée d’Inseon, elle découvre le petit cadavre d’Ama dans sa cage. Il est trop tard… Elle perd peu à peu ses repères dans la blancheur neigeuse. Et c’est alors que la maison devient le théâtre d’un phénomène étrange, comme si la réalité était sujette à un dédoublement. N’en disons pas plus sur cette manière de court-circuit qui permet à l’intrigue de rebondir poétiquement, quelle que soit l’interprétation que l’on voudra donner. Et ce court-circuit permet à Han Kang d’explorer les possibilités du récit en suivant à la trace l’un des fameux « si » qui changeraient la vie, si…

Impossibles adieux n’est pas toujours d’une lecture aisée. Les amateurs de récits parfaitement linéaires feront mieux de passer leur chemin. Mais le roman ravira les lecteurs férus de constructions inventives et d’atmosphères mystérieuses, hantées par les fantômes des défunts qui n’ont pas reçu de sépulture. Il enchantera aussi les amateurs de prose poétique. Han Kang parle à ce propos des « intrusions » de la poésie dans ses fictions. Souhaitons qu’elles se poursuivent au fil des livres qu’elle écrira dans les années à venir sur les remous de l’histoire coréenne, car une telle symbiose du tragique et de la poésie est rare. 

 

Impossibles adieux, de Han Kang, traduit du coréen par Kyungran Choi et Pierre Bisiou, éd. Grasset, 336 p., 22 €.



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