Qui sont les héros aux destinées foudroyées qui hantent les peintures d’Antonio Recalcati, artiste italien mort en 2022 ? Pourquoi ces empreintes de corps et de visage couverts de tissu, que l’artiste réalisait directement sur la toile, n’en finissent pas de nous interroger ? C’est que Recalcati nous montre les ténèbres et les tourments de l’âme.
Une exposition à la galerie Kaléi-doscope, à Paris, revient sur son parcours. Depuis l’ouverture du lieu en 2019, sa directrice, Marie Deniau, tire de l’oubli des artistes des années 1960, avec une prédilection pour les peintres de la Nouvelle Figuration, ceux qui étaient trop singuliers pour appartenir aux mouvements artistiques de leur époque. Parmi eux, Jacques Grinberg, Maryan ou Mao To Laï. Points communs : ils ont été profondément marqués par les horreurs de la guerre. Ils peignent avec leurs tripes, et avec un solide et caustique humour. Leurs œuvres sont sombres, parfois chamaniques. Tous ont enrichi la scène parisienne. Et Recalcati ?
Prévert disait de lui qu’il peignait « ce qui abîme la vie ». Buzzati parlait, lui, des victimes d’obscures damnations. Mais qu’est-ce que cet enfant de la guerre, né en 1938 dans la banlieue de Milan, pouvait peindre d’autre ? Les tragédies de son époque l’ont construit. Il avait un sens inné de la politique, comme les Italiens de sa génération.
Recalcati découvre Paris en 1958 et s’y installe quelques années plus tard. Il participe à la figuration narrative, versant engagé d’un pop art à la française. Son grand coup d’éclat : avec Gilles Aillaud et Eduardo Arroyo, il signe Vivre et laisser mourir ou la Fin tragique de Marcel Duchamp. Une sorte de polar en huit tableaux où ils règlent son compte à Duchamp et à tout ce qu’il incarne et qu’ils abhorrent : l’art concpetuel, l’apolitisme et le ready-made.
La galerie Kaléi-doscope montre des œuvres fortes de chaque décennie. En plus des empreintes réalisées entre 1960 et 1966, il y a la série hommage à François Topino-Lebrun. Un peintre envoyé à l’échafaud en 1801 qu’avait redécouvert le critique d’art Alain Jouffroy et qui fit l’objet d’une expo en 1977, au tout nouveau Centre Pompidou. Topino, ancien élève de David accusé de complot contre Bonaparte, obséda Recalcati et devint pour lui le symbole de l’artiste mis à mort. Durant trois ans, il en tira une série où il interroge le rôle de l’artiste et son engagement. Ces peintures figurent un atelier vide où trône un chevalet sur lequel est accrochée une toile en forme de guillotine.
Son ironie aussi est tranchante : lorsque, toujours dans les années 1970, il s’empare des « peintures métaphysiques » de De Chirico, son illustre compatriote, il les reproduit à l’identique à ceci près qu’il ajoute des jambons, des salamis, toutes sortes de charcuterie. Clin d’œil à ce qui lui manquait enfant au lendemain de la guerre ? Peut-être. C’est surtout sa façon de brocarder la société de l’hyperconsommation.
Qu’est-ce qui pouvait émerveiller ce peintre si radical ? Au fond, ce sont les images que l’on voit cent fois par jour et auxquelles on ne prête pas attention. Comme un enfant, il s’étonne d’une flaque d’eau après un orage où, au milieu du bitume zébré de fissures, se reflètent des gratte-ciels. Ou encore de l’angle de vue en contre-plongée lorsqu’il se tient en bas des escaliers d’une station de métro. Il représente cette jungle urbaine mi-figurative mi-abstraite de façon hyperréaliste. L’humain est à peine reconnaissable : selon le cadrage, on distingue un bras, des chaussures, ou de mystérieuses silhouettes. Le ciel est omniprésent. Pour une fois, ce peintre qui n’a cessé de nous montrer l’ici-bas pointe vers le haut.
La peinture n’est pas morte, d’Antonio Recalcati, à la galerie Kaléidoscope, Paris 6e, jusqu’au 21 octobre.