Venise. Un bateau taxi nous attend à l’aéroport, quinze minutes plus tard, la Séré-nissime. Sur le ponton, le majordome de la maison, encore quelques pas, quelques marches et nous y voilà : Palazzo Bonvicini, Calle Agnello, 2161. C’est là, légèrement en retrait des circuits touristiques et pourtant près du Rialto, que siège la Fondation Valmont et sa résidence pour artistes. Soit un petit palais de 400 mètres carrés sur quatre étages, typique d’un style baroque relativement sobre (marbre au sol et au plafond, moulures et cheminées) que son propriétaire Didier Guillon, a voulu entièrement dédié à l’art et à la beauté, et dont l’exposition temporaire a pour titre EGO. Ego ? Ecco. Quatre artistes contemporains ont réfléchi à la question de ce que le dictionnaire Larousse définit comme « nom donné au moi conçu comme “sujet personnel” » et à l’idée de vanité qu’il peut évoquer : l’Espagnol Carles Valverde, le Grec Vangelis Kyris et le Bulgare Anatoli Georgiev, enfin le Franco-Suisse Didier Guillon, in persona. Le résultat est surprenant. Les sculptures rectangulaires en mousse de Valverde, Composition of Two Modular Elements côtoient les œuvres photographiques Raiment of the Soul du duo Kyris et Georgiev (inspirées de l’art du portrait à la Renaissance, tissées d’une broderie en fil d’or sur des costumes datant de plus de deux siècles), tandis que, tels les bustes en marbre des salles du Louvre consacrées à l’Antiquité, les dix Têtes Pensantes de Didier Guillon dominent sur leur socle, toutes identiques et montrant un visage d’homme hurlant, comme celui de John Hurt dans le film Elephant Man. En polyamide recyclé et aspergées d’or, dérangeantes et majestueuses à la fois, elles apparaissent comme ironiques d’une beauté canonisée par la main créatrice de l’artiste, décideur et maître en son domaine : c’est-à-dire en son palais. Ego.
Didier Guillon n’est pas seulement un créateur, il est aussi le mécène et le directeur artistique de la Fondation Valmont depuis sa création en 2015. Il est également président, directeur artistique et cofondateur – avec son ex-femme et mère de ses trois enfants, Sophie Vann Guillon – du groupe Valmont, qui réunit clinique de cosmétologie, maisons de beauté et spas. Sa fortune, il la doit certes en partie à son père, Claude Guillon – cofondateur, en 1950, des Laboratoires Expanscience spécialisés dans la dermocosmétique, rhumatologie et dermatologie, et propriétaires notamment de la marque Mustela. Mais aussi à son redoutable flair qui lui fait racheter la maison Valmont et sa clinique en 1990. Son talent et sa force de travail, conjugués à ceux de Sophie ont fait le reste. En Suisse, précisément à Morges, près du lac Léman, le succès dure depuis plus de vingt ans. « J’ai mis tout mon petit héritage dans ce rachat. C’était risqué, mais j’étais encore jeune. Avec Sophie, nous avons retroussé nos manches. Nous sommes très complémentaires. »
Au fil des années, créer une fondation qui allie beauté, art et hospitalité est devenue l’idée fixe de Didier Guillon.
En réalité l’homme ne vit que pour l’art. Il a de qui tenir. Il est le descendant du collectionneur et galeriste viennois Charles Sedelmeyer, ainsi que l’arrière-petit-fils du sculpteur et historien de l’art français Stanislas Lami. Au fil des années, créer une fondation qui allie beauté, art et hospitalité est devenue son idée fixe. C’est en 2015 qu’il se décide pour Venise. Après avoir loué plusieurs fois des espaces pendant la Biennale, il découvre le palais Bonvicini en 2018, idéal pour y faire des expositions sans que les œuvres soient écrasées par le luxe de leur écrin. À l’intérieur, tout est à restaurer, mais qu’importe, il l’achète : nous ne sommes pas dans le 6e arrondissement parisien à 20 000 euros du mètre carré, mais à 6 000, précise-t-il. Le deal est conclu rapidement.
« Il y a, à Venise, une fragilité que je trouve extraordinaire. On y entend encore sonner les cloches des églises. La porosité des palais et des maisons qui fait partie de la vie m’enchante. On me dit que je suis fou. Que cela va disparaître sous l’eau. Je réponds que non : j’ai 70 ans et je disparaîtrai avant. »
Le 11 mai 2019, la Fondation Val-mont ouvre ses portes avec l’exposition Hansel & Gretel. Puis viennent Alice in Doomedland et Peter Pan. Après EGO, Ulysse est programmé pour 2024. Un workshop a été déjà été organisé sur l’île d’Hydra en Grèce, l’une des trois autres résidences de la Fondation Valmont, avec celle de Verbier, en Suisse, et Barcelone, en Espagne.
« Je suis comme Shéhérazade, je veux donner envie de revenir à Venise et au palais, commente-t-il quand on lui fait remarquer sa prédilection pour les contes de fées et les mythes. J’adore les histoires. Et les contes offrent plusieurs niveaux de lecture, que l’on soit enfant ou adulte, psy ou historien. Ils permettent autant de compositions différentes qu’il y a d’artistes. »
À l’origine de tout, le président-artiste sait aussi bien s’entourer. Valentina Secco, la remarquable directrice de la fondation, le reconnaît : « Monsieur Guillon a des idées très précises, mais il écoute les autres. Pour acheter, exposer ou soutenir les artistes, il décide avec le ventre. La valeur financière, il s’en fiche. »
Et Sophie Vann Guillon, directrice générale du groupe Valmont, le confirme : « Il est très conceptuel. Quand il crée un visuel, il est au 2e, 3e, voire 4e degré. Je suis le Google traduction de nos équipes : l’ayant côtoyé vingt ans, je comprends. »
Charismatique, généreux, mais intransigeant, l’homme n’en fait qu’à sa tête : le choix des résidences Valmont, celui des artistes qu’il soutient et expose, celui des maisons de beauté Valmont dans le monde (Hong Kong, Tokyo, Lausanne, Munich, Chengdu, Shanghai, New York, Madrid et Paris), c’est lui. Affectif, anxieux et romantique, plus qu’il ne le croit. Il vient d’offrir un show-room à la femme qui partage sa vie depuis dix ans, à quelques rues du Palazzo Bonvicini.
Aujourd’hui, c’est à Venise qu’il réside essentiellement, aux troisième et quatrième étages du palais. Outre ses appartements privés, trois chambres avec salles de bains sont à la disposition de ses invités en résidence. Aux murs, dans toutes les pièces (salon, salle à manger et salle de coworking), des œuvres : sérigraphies de Mark Tobey, masque bleu de Leonardo Cimolin fait à Murano, lustres d’Aristide Najean (également en verre de Murano), toiles d’Yves Levêque (un ami de longue date) ainsi que de Sol LeWitt et, entre autres merveilles, les créations de Cyrus Kabiru, Serge Poliakoff, Jody Paulsen, Mongezi Ncaphayi, Isao, Christian Renonciat, Judi Harvest. Et bien sûr celles de Didier Guillon. Ecco Persona. On les reconnaît facilement, qu’il s’agisse des séries photographiques réalisées avec sa fille Valentine, de ses acryliques, de ses montages photos et peintures ou de ses sculptures. On y retrouve ses trois icônes, qui sont aussi ses obsessions : la cage, le gorille, le masque. Qui résument assez bien la nature humaine et plus particulièrement, celle de l’homme. Ego.
Aujourd’hui, Didier Guillon ne passe plus à Paris que par nécessité professionnelle. À sa dernière visite dans la capitale, non loin du 6, rue de Castiglione où se trouve la maison Valmont parisienne, il s’est attristé de la disparition des parfums Annick Goutal, au profit du groupe de luxe Kering. Raison de plus de retourner vers la lagune vénitienne. Il vient d’acheter une petite cabane sur l’île du Lido, éloigné des touristes. Mais là, pas question d’œuvres d’art. La beauté de la mer, sans ego.