L’amour en fuite

Éliette Abécassis

Que reste-t-il de nos amours, à l’heure des sex friends, des réseaux sociaux et du grand marché des sentiments qui se développe au gré des algorithmes ? Autour de nous, que d’errances amoureuses, jusqu’au désespoir et au dégoût. Que de couples qui se disputent, s’interrogeant sans cesse sur la pertinence de rester ensemble, que de séparations. Que de désamours, de divorces, de relations qui se durcissent et s’obscurcissent, se ternissent et se défleurissent, sous l’effet des déconvenues et de la colère, de l’ennui et de la haine, de la lassitude et de l’exaspération. Que de femmes désillusionnées après s’être inscrites sur les réseaux sociaux, que d’hommes perturbés par des SMS restés sans réponse après des soirées prometteuses et vice-versa. Que d’hésitations, de déceptions, de rationalisations, de cœurs blessés et de vies brisées. Que de messages irréfléchis qui s’entrecroisent perdant tout sens, troublant les sens, installant un désordre émotionnel. Que de charmes, de likes, de matches sur les applications de rencontre. Que d’attentes vaines, d’espoirs vaincus, d’expériences vécues au rythme trépidant des nouvelles technologies, entre une commande au supermarché, une ruée sur les soldes de Sarenza et une multitude de swipes sur une multitude de sujets. 

Que reste-t-il de nos amours quand nous n’avons plus le temps d’aimer, pris par nos obligations et nos métiers, hypnotisés par un flux d’images désirables, de sacs siglés, de lieux exotiques, de restaurants où l’on sert des avocado toasts, de chats farceurs, de bébés attendrissants. Comme le montre Hartmut Rosa dans son livre Accélération : une critique sociale du temps, l’expérience majeure de la modernité est celle de la contraction du temps. L’espace psychique se réduit. Nous vivons notre vie par épisodes, par segments, par moments rapides : peut-être est-ce la raison pour laquelle on nous assène que ce qui est important, c’est l’instant, comme le martèle le guide d’éveil spirituel d’Eckhart Tolle, vendu dans les grandes surfaces, entre les rayons papeterie et fruits et légumes. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on nous propose autant de séries, miroirs de nos vies découpées en épisodes, de nos existences fractionnées que nous tentons de sublimer en vivant d’autres vies que les nôtres, plus palpitantes sans doute, virtualisant toujours plus notre réalité.

Que reste-t-il de nos amours quand nos fictions elles-mêmes s’appauvrissent et s’étiolent, ne racontent plus que l’errance sans la rencontre, le divorce sans le remariage ? Où sont les comédies romantiques – de Nuits blanches à Seattle à Quand Harry rencontre Sally, de Pretty Woman à Quatre Mariages et un enterrement – qui nourrissaient nos imaginaires ? Ces films où deux êtres prédestinés l’un à l’autre sont séparés par la vie et dérangent l’ordre préétabli par les dieux en déjouant leurs plans néfastes pour se retrouver à la fin, amoureux, appartiennent à un genre disparu. Les histoires d’amour ont déserté les écrans, évincées par des dystopies futuristes franchement inquiétantes, chassées par les Marvel, les Star Wars, les Mission impossible. Qui oserait encore écrire une histoire romantique au risque du ridicule ? Qui se souvient de Sur la route de Madison, réalisé par Clint Eastwood en 1995, qui décrivait la relation amoureuse entre une calme ménagère et un photographe de passage, amour impossible et sublime. James Cameron tournerait-il aujourd’hui Titanic, qui racontait – en 1997 – la rencontre entre deux jeunes gens de conditions différentes, qui allaient s’aimer d’un amour tragique, Jack finissant par donner sa vie pour sauver Rose qui ne voulait plus de la sienne ? Peut-être, mais en insistant sur le message, subliminal à l’origine : c’est la riche, la fortunée, la capitaliste qui survit grâce au sacrifice du représentant de la classe ouvrière. Titanic, c’est aussi le naufrage de l’amour sur l’iceberg froid du capitalisme au cœur sec.

Ces films faisaient partie de la mythologie personnelle de nos jeunesses passées. Ils ont été des références. Ils sont devenus des curiosités. En ce temps-là, j’avais 20 ans. Il était unanimement admis que l’amour était plus fort que tout. Je lisais ces livres de philosophie qui célébraient l’amour passion, l’amour fou, où les deux parties de l’androgyne finissaient par s’unir, par fusionner pour ne faire qu’un. Au début, raconte Aristophane dans Le Banquet, de Platon, l’homme et la femme ne faisaient qu’un. Unis, uniques, ces êtres étaient si puissants qu’ils menaçaient les dieux eux-mêmes. Lesquels, inquiets, les divisèrent en deux parties qu’ils dispersèrent à tous les vents. Depuis, chacun cherche sa moitié et ne trouve le bonheur que lorsqu’il l’a rencontrée. Ainsi tentait-on d’élucider l’origine de l’amour : s’unir avec l’être aimé et se fondre en lui, de façon à ne faire plus qu’un. Aujourd’hui les dieux nous ont punis de nous prendre pour les dieux de la technologie, de l’intelligence artificielle, de l’infini des possibles : ils nous privent d’amour. 

 
L’amour serait surévalué.

On n’en veut plus.

On n’en peut plus.

On n’a plus le temps.

On n’a plus l’énergie.

On a perdu patience.

On préfère tout à l’amour.

 
Aujourd’hui, les amoureux de La La Land s’aiment et se quittent dans un chassé-croisé amer sur fond de carrières à mener, de trajectoires rationalisées, d’ambitions à assouvir. Passionnés par leur art et par eux-mêmes plus que par l’autre, les amoureux se séparent : une romance des temps modernes. Tout comme Cinquante Nuances de Grey, qui vient enflammer l’imaginaire érotique appauvri par le déferlement pornographique, « l’industrie capitalistique par excellence qui vend les corps sans sentiment », selon le philosophe Giorgio Agamben. Même Barbie n’est plus amoureuse de Ken. Elle préfère faire des pyjama parties avec ses amies plutôt que le recevoir chez elle, elle n’accorde pas grand intérêt à cet idiot dont le métier est « Plage », qui ne peut rivaliser avec les femmes extraordinaires qu’elle fréquente, la Barbie présidente, la Barbie médecin, la Barbie prix Nobel. Des âmes sœurs, il n’y en aurait plus ? Aux âmes sœurs, on préférerait les sœurs ? L’amour serait surévalué. On n’en veut plus. On n’en peut plus. On n’a plus le temps. On n’a plus l’énergie. On a perdu patience. On préfère tout à l’amour. On change, on évolue, on se dispute, on se quitte, on divorce.

Où sont les chagrins d’amour ? Il me semble ne plus voir que des chagrins de non-amour. Des gens désespérés de ne pas être aimés, de ne pas aimer et même de ne pas s’aimer. Des déçu(e)s de l’amour, qui sombrent peu à peu dans le renoncement, s’enferment dans la solitude et n’attendent plus, n’osent plus. Lorsque les échecs amoureux s’enchaînent et que les séparations se répètent, la dépression s’installe. On finit seul et désespéré. Ou pas. Presque soulagé.

Que reste-t-il du tendre sentiment ? Serait-il devenu plus obscène que la sexualité, comme le pensait Roland Barthes lors de la sortie de Fragments d’un discours amoureux : « Et maintenant je prétends qu’un sujet, je dis bien un sujet pour ne pas prendre parti à l’avance sur le sexe de ce sujet, un sujet amoureux aura beaucoup de mal à vaincre l’espèce de tabou de la sentimentalité alors que le tabou de la sexualité aujourd’hui se transgresse très facilement ». 

Que reste-t-il de nos amours à l’heure des émoticônes ? En quelques secondes, on passe du rire aux larmes, de l’extase à l’agacement, de la fatigue à la colère, sans transition, et presque sans cause. Quoi ? De notre amour fou ne resteraient que des cendres ? Tout commence et tout finit par un texto. Celui qu’on croyait être un autre soi-même – constant, fidèle, amoureux – ou du moins son compagnon de vie, son partenaire, est soudain ailleurs. Le ghosting sonne le tocsin de la brièveté de nos amours et consacre la légèreté insoutenable de l’être. Le ghosting – du mot anglais ghost, « fantôme » – est un véritable phénomène de société. Il consiste soudainement à ne plus répondre, laisser l’autre en « vu », le bloquer ou le supprimer de ses amis. Du jour au lendemain, après l’été indien, l’amour s’en va, souvent avant même d’avoir commencé. Cela peut même arriver avec ses relations de travail, ses amis, voire ses enfants. D’un jour à l’autre, ils ne répondent plus, en particulier les adolescents, familiers de ce genre d’étranges disparitions. Plus cruel encore est l’orbiting, par lequel on préfère regarder les comptes Instagram plutôt que l’être de chair et se transformer en voyeurs plutôt qu’en acteurs. Désormais, un autre schéma enveloppe nos amours. Nous ne voulons plus de l’amour-passion, l’amour-absolu. Nous lui préférons l’amour de soi, le culte de l’individu dont rien ne peut dominer la volonté, qui est bien au-dessus de l’amour et du destin puisque c’est lui qui tire les ficelles de sa vie romantique.

 
Que reste-t-il de nos amours, sinon un partenariat, “CDD” ou “CDI” ?
 

Dans La La Land, Sebastian et Mia se rencontrent par hasard dans un terrible embouteillage à Los Angeles, ne se reconnaissent pas, ne se plaisent pas du tout lorsqu’ils se revoient. Ils n’étaient pas prédestinés. Ce ne sont pas des âmes sœurs qui se reconnaissent immédiatement et simultanément. L’amour naît comme malgré eux. Il ne les domine pas, ne les terrasse pas, ne les intéresse pas. Un coup du sort plutôt qu’un coup de foudre, qui s’abat sur eux sans émoi excessif et se dissipe sans passion douloureuse. Le film A Star Is Born, de Bradley Cooper nous conte l’histoire d’un amour qui naît comme une fleur dans un champ de ronces, entre deux êtres jetés par la vie qui se reconnaissent par leur art. Comme dans La La Land, le travail, la carrière, l’ambition les séparent et les détruisent. Plus que l’alcool, refuge de la solitude irrémédiable de l’être humain, ce qui les éloigne finalement, c’est que l’un poursuit son ascension vers les sommets de la célébrité quand l’autre préfère l’authenticité à la notoriété, au risque d’en mourir. Il faut toujours qu’il y en ait un qui se sacrifie pour faire couple, pour être deux.

Que vaut l’amour face à une carrière brillante, une vraie rencontre avec le public, l’épanouissement par l’art ou le sport ? Puisque l’on ne saurait concevoir l’amour que dans la durée et qu’il ne dure pas. Que dit-on quand on dit « je t’aime » ? Est-ce « je t’aime, ce soir », ou « je t’aime, pour trois ans », comme le résume Frédéric Beigbeder : les débuts sont grandioses, l’amour passionné et la rupture pathétique. La magie de l’attraction initiale et le trouble des premières étreintes se dissolvent dans le quotidien, l’habitude, les tâches ménagères. L’ennui…

Que reste-t-il de nos amours, sinon un partenariat, « CDD » ou « CDI » ? De l’intérêt, du désir, de l’attrait, des regrets et des soupirs, mais guère de passion. Que quelqu’un nous laisse tomber et, immédiatement, les sites en proposent dix autres. Il y a de quoi se consoler et oublier. Aujourd’hui, on aime, oui, on « aime bien », on « kiffe », on « like », on « valide ». Le « sex friend » remplace l’amant, l’amoureux, le fiancé. Le concept est amoral, au-delà même du personnage post-moderne de Don Juan, qui aime séduire et abandonner.

Que reste-t-il de nos amours ? C’était le titre d’une chanson de Charles Trénet. Qu’en reste-t-il quand les ritournelles d’aujourd’hui ne parlent plus d’amour ? Une idée, un idéal, secret mais présent en chaque être. Un quelque chose, un presque rien, qui nous dit tout bas que « s’il n’en reste qu’un je serai celui-là », qui murmure, « ne me quitte pas », « va donc savoir, va comprendre », « cet amour cruel comme un duel, toi qui m’aimais, moi qui t’aimais ». Ces chansons-là nous ressemblent et nous rassemblent. Elles nous rappellent que nous sommes avant tout des êtres qui ont le désir d’aimer, à perdre la raison. L’amour, antidote à tout, à l’air du temps, au climat chaotique, à la crise économique, morale, financière. Une aspiration irrésistible, comme une persistance, une résistance, une insistance, à le dire encore une fois, une dernière fois, à l’entendre dans un refrain susurré par Jane Birkin, dans un souffle, un murmure, une supplique ultime, « je t’aime, moi non plus, je t’aime, je t’aime... » 

 

Éliette Abécassis a publié plus de vingt ouvrages dont Qumran, La Répudiée, Un heureux évènement. Après Nos rendez-vous et Instagrammable, Un couple est son troisième roman publié chez Grasset. Elle est également l’auteure d’un roman graphique, Sépher, et d’une série pour la jeunesse, Astalik....

Que reste-t-il de nos amours, à l’heure des sex friends, des réseaux sociaux et du grand marché des sentiments qui se développe au gré des algorithmes ? Autour de nous, que d’errances amoureuses, jusqu’au désespoir et au dégoût. Que de couples qui se disputent, s’interrogeant sans cesse sur la pertinence de rester ensemble, que de séparations. Que de désamours, de divorces, de relations qui se durcissent et s’obscurcissent, se ternissent et se défleurissent, sous l’effet des déconvenues et de la colère, de l’ennui et de la haine, de la lassitude et de l’exaspération. Que de femmes désillusionnées après s’être inscrites sur les réseaux sociaux, que d’hommes perturbés par des SMS restés sans réponse après des soirées prometteuses et vice-versa. Que d’hésitations, de déceptions, de rationalisations, de cœurs blessés et de vies brisées. Que de messages irréfléchis qui s’entrecroisent perdant tout sens, troublant les sens, installant un désordre émotionnel. Que de charmes, de likes, de matches sur les applications de rencontre. Que d’attentes vaines, d’espoirs vaincus, d’expériences vécues au rythme trépidant des nouvelles technologies, entre une commande au supermarché, une ruée sur les soldes de Sarenza et une multitude de swipes sur une multitude de sujets.  Que reste-t-il de nos amours quand nous n’avons plus le temps d’aimer, pris par nos obligations et nos métiers, hypnotisés par un flux d’images désirables, de sacs siglés, de lieux exotiques, de restaurants où l’on sert des avocado toasts, de chats farceurs, de bébés attendrissants. Comme le montre Hartmut Rosa dans son livre Accélération : une critique…

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