Des lettres et des chiffres

Odile Chatirichvili : Science en conscience

Propos recueillis par William Emmanuel et Michel Palmieri

Un mathématicien peut-il se faire comprendre des profanes ? Beaucoup l’ont tenté avec leur autobiographie. Spécialiste de littératures comparées, Odile Chatirichvili a étudié les efforts de ces textes pour rester accessibles. Bastille l’a rencontrée au Collège de France.

L’enseignante Odile Chatirichvili, qui a mené ses recherches de post-doctorante au Collège de France, se passionne pour les liens entre mathématiques et littérature. S’il n’y a pas, selon elle, de prétention des mathématiques à dire le monde, elles constituent un outil indispensable aux sciences – la physique, la biologie, la chimie – pour élaborer des théories et des modèles. Elle a participé à l’ouvrage collectif Le Monde des mathématiques, dirigé par Pierre-Michel Menger et Pierre Verschueren aux éditions du Seuil (à paraître fin octobre) et organise les 13 et 14 octobre au Collège de France le colloque « Mathématiques à l’œuvre. Mathématiques, littérature, arts ».
Entretien réalisé en partenariat avec le Collège de France.
 

D’où est venu votre intérêt pour les mathématiciens ?

D’abord de mon histoire familiale : mon père était professeur de mathématiques. À l’école, cette matière m’intéressait vivement, mais lorsqu’est arrivé le moment où il m’a fallu chosir, j’ai opté pour les études littéraires. Mon inclination pour les sciences n’a toutefois jamais disparu et, arrivée en master, j’ai travaillé sur les rapports entre littérature et sciences, sur des romans qui parlent de sciences, mais pas uniquement de mathématiques.

 

Par exemple ?

Des romans contemporains traitant de biologie, Peste et Choléra, de Patrick Deville et L’Inconstance de l’espèce de Judith Schalansky. Avec Les Arpenteurs du monde, de Daniel Kehlmann, et plus encore Théorème vivant de Cédric Villani, je suis entrée dans l’univers des mathématiciens. Tous ces textes ont en commun de montrer des vies de scientifiques, chercheurs ou enseignants. Ce qui m’intéressait, c’était d’étudier la façon dont le discours scientifique crée des formes littéraires. J’en ai fait le sujet de mon mémoire, en master 2. Après m’être attachée aux écrits sur la science rédigés par des profanes – Villani excepté – j’ai consacré ma thèse, à l’université Grenoble Alpes, à des autobiographies de scientifiques. J’étais curieuse de voir comment ils parlaient d’eux-mêmes et de leurs travaux, sous des formes autres que la vulgarisation que l’on peut trouver dans des revues grand public, par exemple. Durant ma première année de thèse, j’ai restreint mon corpus, originellement très large, aux seules autobiographies de mathématiciens. Sans doute parce que, durant l’enfance, mon père nous parlait avec passion de ces aventuriers de l’abstraction, nous emportait en contant des destins fabuleux, comme celui du mystérieux théorème de Fermat. Pendant cette première année de thèse, j’ai découvert Récoltes et Semailles d’Alexandre Grothendieck. Immédiatement, il m’a paru évident que ce texte aux accents poétiques devait faire l’objet d’une étude littéraire et pas seulement mathématique ou philosophique. Il s’oppose magistralement à l’idée commune que littérature et mathématiques sont très éloignées l’une de l’autre. Même si elles n’utilisent pas du tout le même langage, l’attention qu’elles portent au choix des mots, à la construction des univers et des objets est en fait très similaire. Par leur abstraction, voire leur hermétisme, les travaux théoriques des mathématiciens rappellent l’écriture poétique. Ne pas avoir de réelle formation mathématique m’a permis d’aborder ces textes avec un regard de profane, qui est un destinataire possible de la production autobiographique. Qu’est-ce que les mathématiciens peuvent transmettre de leurs pratiques, de leur rapport à la recherche et de la manière dont ces activités peuvent s’inscrire dans leur vie ?

 

Pour votre thèse, vous avez choisi de vous limiter à cinq mathématiciens. Sur quels critères les avez-vous sélectionnés ? 

Je me suis concentrée sur ceux qui me paraissaient avoir une manière particulière de travailler la langue, ou plutôt les frictions entre les langues : la langue commune, qu’ils utilisent pour l’essentiel de leurs récits, intelligible pour tout un chacun, et la langue mathématique, toujours présente à un moment ou un autre dans le texte, et qui l’est moins, voire pas du tout.

Alexandre Grothendieck, par exemple, avait une manière très imagée de dire ce que sont la recherche et la découverte mathématique, utilisant parfois des métaphores, ce qui fait de Récoltes et Semailles un texte sur la création en général. S’il parlait de tout autre chose que de mathématiques, ça fonctionnerait aussi. Chez lui, le travail sur la forme est absolument passionnant parce qu’il ne corrige jamais son texte. Grothendieck écrit, et si, en se relisant, il se rend compte qu’il déforme ou enjolive la réalité, ou que de nouveaux éléments lui sont apparus depuis, il ne supprime pas le passage pour le remplacer par un autre. Il ajoute une note, comme une note de bas de page, qui parfois va devenir un nouveau paragraphe ou même lancer l’écriture d’un chapitre entier. Le résultat est un texte qui s’autocrée de manière foisonnante, d’une précision extrême et d’une intégrité absolue. Cette manière de se raconter – et, plus généralement, de raconter une vie – en refusant le principe de linéarité du récit est l’expression d’un rapport scrupuleux à la vérité. Grâce à l’instauration de dispositifs comme ces notes qui brisent le fil du récit, le cheminement de la pensée est mis au jour, ses errements comme ses brillances théoriques ou ses envolées poétiques. Il en résulte une œuvre monumentale, de lecture exigeante, mais qui formalise de manière extrêmement originale l’expérience vécue. 

 

Comment résumeriez-vous son apport aux mathématiques ?

Je ne suis pas du tout la mieux placée pour en parler. Néanmoins, trois choses m’ont frappée en étudiant Récoltes et Semailles. La première, c’est que Grothendieck a inventé nombre de concepts mathématiques, en leur donnant des noms, qui permettent d’explorer de nouveaux champs de cette espèce de grand territoire, de grand univers mathématique dont on ne sait pas très bien s’il préexiste, s’il est là quelque part dans une autre sphère de la réalité, ou si on l’invente à mesure qu’on le dit, qu’on l’écrit.

Ensuite, c’est sa conviction qu’il importe, quand on fait de la recherche mathématique, d’avoir ce qu’il appelle des « points de vue », c’est-à-dire des grandes perspectives. Pour reprendre une image de Grothendieck, je dirais qu’il s’agit de grimper au sommet d’une montagne pour observer le paysage. Ce regard surplombant permet de voir des liens qui n’apparaissent pas à un observateur resté dans la vallée. Je ne pourrais pas vous dire exactement quels objets mathématiques il relie, mais c’est l’approche qu’il privilégie et recommande. Extrêmement englobante, cette vision a quelque chose de terrassant pour la plupart des mathématiciens. 

La dernière est une métaphore architecturale utilisée pour parler du travail mathématique. Il y a des mathématiciens, écrit-il, qui entrent dans des maisons existantes pour améliorer certaines pièces, revoir la décoration, voire construire une petite dépendance. Pas lui. Ce que veut Grothendieck, c’est partir en exploration et construire une nouvelle maison dans un endroit où personne n’est jamais allé. Voilà, en images – ses images – l’apport de Grothendieck tel qu’il m’est apparu à la lecture de Récoltes et Semailles. 

 

Et sur les autres mathématiciens que vous avez étudiés ?

Dans mon corpus, il y a un autre mathématicien extrêmement atypique, Jacques Roubaud. Il est plus connu comme poète, membre de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle) que comme mathématicien. Il est à peu près de la même génération que Grothendieck, a consacré une thèse en mathématiques, a enseigné à l’université, mais ne laisse pas d’œuvre mathématique. Par rapport à Grothendieck, authentique génie, il est en quelque sorte à l’autre extrémité du spectre. Lors de ses études, Roubaud découvre les maths modernes, une approche nouvelle élaborée par un collectif de brillants mathématiciens dissimulés sous un pseudonyme unique, Nicolas Bourbaki. Dans le livre que j’ai étudié, Mathématique, Roubaud raconte que les mathématiques ont encouragé sa vocation de poète. Le cinquième art ne nourrissant pas son homme, il lui fallait trouver un boulot – je résume à gros traits.

 

Même alimentaire, cette fréquentation des mathématiques aurait influencé son écriture ?

Oui, bien sûr. Les mathématiques ont contraint, formalisé, la poésie de Roubaud. Dans une esquisse d’autobiographie, il raconte la naissance et l’échec de son grand projet qui devait unir poésie et mathématique. Un de ses premiers recueils s’appelle ∈Êpoèmes, où ∈ est un symbole mathématique [qui signifie « appartient à »]. Dans Mathématique :, il raconte comment la lecture des traités de Bourbaki a inspiré son écriture poétique. Plus généralement, les mathématiques sont au cœur de sa manière d’écrire ce texte autobiographique qui est, sur le plan formel, assez proche de celui de Grothendieck en ce qu’il use, lui aussi, de notes, de renvois, de ruptures et de bifurcations. Il était intéressant de mettre en regard ces deux œuvres, de comparer les écrits d’un génie à ceux d’un mathématicien de moindre envergure. De constater qu’il y a un même travail sur la délinéarisation du texte, même si le projet et les ambitions diffèrent. 

 

On retrouve le même procédé chez les cinq mathématiciens que vous avez étudiés ?

Non. Le troisième, Laurent Schwartz, laisse un livre de mémoires beaucoup plus classique, dont le titre annonce le contenu : Un mathématicien aux prises avec le siècle. Schwartz s’y présente comme témoin et acteur du monde mathématique et du monde en général. Son texte revient sur son engagement politique, constant tout au long de sa vie, et précise la manière dont il s’est articulé avec sa pratique des mathématiques. Ce n’est pas vraiment une autobiographie, dans la mesure où il laisse de côté beaucoup d’éléments intimes de son parcours personnel.

 

Qu’est-ce qui a déterminé le choix de ce livre, de ce mathématicien ?

Il me paraissait s’imposer. Laurent Schwartz est d’abord un immense mathématicien, médaille Fields – il fut même le premier Français à qui on l’a décernée – et membre du prestigieux groupe Bourbaki. D’autre part, l’intérêt et la singularité de son récit mêlant recherche scientifique et activisme politique le faisaient entrer d’évidence dans mon sujet de thèse. Son livre s’ouvre par un avertissement : « Je suis mathématicien, les mathématiques ont rempli ma vie […]. Il y aura donc inévitablement des mathématiques ici. On ne peut pas concevoir une autobiographie de mathématicien sans mathématiques […]. Elles ne concernent qu’environ 15 % du volume ». Il y a effectivement un chapitre où il traite des distributions, l’objet mathématique qui lui a valu la médaille Fields. L’occasion pour Schwartz de nous entraîner dans les coulisses d’une découverte mathématique. Il raconte ses hésitations, ses doutes, ses errements jusqu’à ce qu’il qualifie de « plus belle nuit de [s] a vie » où surgit la révélation, la lumière, le cri, qu’il décrit en employant un vocabulaire inspiré, une véritable poétique de l’eurêka. Et pourtant, quelques pages plus loin, il écrit « j’étais encombré d’une mauvaise définition et ne trouvai la bonne qu’environ deux ou trois mois après ». C’est une manière très intéressante de corriger l’image traditionnelle du génie avec sa petite ampoule qui s’allume au-dessus de la tête. En fait, les processus de découverte sont beaucoup plus complexes, fruits à la fois d’une longue étude des travaux antérieurs publiés par d’autres et de mécanismes inconscients qui sont propres à la vie du chercheur. Les publications scientifiques ne retiennent qu’une progression implacable entre le point de départ – le problème – et le point d’arrivée – sa résolution. Alors que, entre les deux, le cheminement a été très peu linéaire, avec des va-et-vient, des retours, des blocages. Ce que Schwartz appelle les « zigzags de la recherche », que l’article scientifique ignore et que l’autobiographie va permettre de reconstituer.

 

Grothendieck, Roubaud, Schwartz sont tous français. Vous avez circonscrit votre étude à des mathématiciens hexagonaux ?

Non, les deux autres sont aux États-Unis et écrivent en anglais. Leur point commun est d’être originaires d’Europe de l’Est, comme beaucoup de mathématiciens états-uniens au xxe siècle. Paul Halmos est né en Hongrie. Il a émigré aux États-Unis à 13 ans et a donc fait l’essentiel de son apprentissage des mathématiques en anglais. Son texte s’appelle I Want to Be a Mathematician: An Automathography. En introduisant ce néologisme, Halmos semble nous proposer un genre littéraire particulier. Ce n’est pas un CV, pas un manuel de mathématiques non plus. C’est vraiment une histoire de sa vie mathématique, à l’école et à l’université. Il raconte comment il a obtenu son premier poste, puis le suivant, avant d’être nommé à la tête d’un département. Entrecoupé d’anecdotes, illustré de photos de ses collègues, son récit se concentre sur sa conception et sa pratique des mathématiques. Halmos était un pédagogue, qui a écrit plusieurs manuels de mathématiques. Même dans son automathographie, beaucoup de chapitres commencent par « How to » : « Comment parler de mathématiques ? Comment publier des textes mathématiques ? Comment devenir prof de mathématiques ? » Halmos utilise avec humour le format des guides pratiques pour raconter sa propre vie.

 

Il n’y a pas de développements théoriques, pas d’équations ?

Peu, mais le théorème de Schwartz – il est impossible à un mathématicien de se raconter sans utiliser, à un moment ou un autre, des formules mathématiques – s’applique ici comme ailleurs. Ce qui crée un rapport un peu particulier au lecteur, dont chaque auteur a conscience et s’efforce de prendre en compte. 

 

Qu’y a-t-il de singulier chez Halmos pour que vous l’admettiez dans votre corpus ?

Sa réflexion sur la manière d’enseigner les mathématiques, son intérêt pour la pédagogie, la transmission. Son discours, principalement à l’adresse des enseignants, c’est qu’il faut éviter de donner l’impression que l’on sait tout sur tout, ce qui est écrasant pour les élèves comme pour les étudiants. Lui-même se montre volontiers se trompant au cours de ses recherches. Il raconte que, souvent, quand il s’endort, il cogite un peu. Lui vient parfois une idée qui, sur le moment, lui paraît totalement géniale. Il la note et le lendemain matin, il constate que ce n’est rien, rien du tout. Ces moments d’autodérision rendent le récit plaisant, joyeux, très vivant. 

 

Et le dernier de vos cinq élus ?

Il s’appelle Edward Frenkel et c’est le plus jeune. Il est né en URSS, en 1968, et a donc été formé à l’école soviétique. Parce que juif dans un pays et à une époque où l’antisémitisme s’exprime encore ouvertement, son cursus universitaire a été contrarié, jalonné d’obstacles, comme l’obligation de passer un concours rendu spécifiquement difficile pour lui. N’ayant pas été admis à l’université d’État de Moscou, il a réussi à poursuivre ses études en passant par une sorte d’école d’ingénieur. En 1989, il est parti pour Harvard. Aujourd’hui, il vit en Californie et est enseignant-chercheur à Berkeley.

 

Quelles sont ses particularités ?

Frenkel s’adresse avant tout à ceux que les mathématiques rebutent. La dimension autobiographique de son texte n’est que le moyen d’atteindre son objectif : nous « mettre les mathématiques dans la peau ». C’est pour y parvenir qu’il raconte sa vie dans un livre dont le titre français est Amour et Maths. Il y traite de questions mathématiques – qu’est-ce qu’une symétrie ? un ensemble ? un groupe ? – en exposant sa propre fascination pour vous convaincre de la partager. Pour rester accessible, il utilise des images de la vie quotidienne, avec des dessins, des exemples, présentés avec un enthousiasme communicatif. C’est un vulgarisateur qui table beaucoup sur l’affect pour transmettre sa passion. 

 

C’est efficace ?

Je crois. Ce discours, « aimez les maths, les maths sont quelque chose de beau », est convaincant, même si le propos devient de plus en plus complexe. Dans les derniers chapitres, il raconte qu’il a coécrit et coréalisé avec la cinéaste française Reine Graves un court métrage érotico--mathématique, adapté du film Yūkoku ou les Rites d’amour et de mort de Yukio Mishima, où un militaire, après l’échec d’un coup d’État auquel il a participé, rentre chez lui, fait l’amour à sa femme et se suicide selon le rituel du seppuku. Dans l’adaptation de Frenkel, Rites d’amour et de maths, un mathématicien – interprété par Frenkel – est menacé par des méchants qui veulent lui voler la formule de l’amour qu’il vient de découvrir. Pour ne pas la révéler, il recourt à une solution extrême : le suicide. Avant, il fait l’amour à sa femme et lui tatoue la formule sur le ventre. Il s’agit là d’une allégorie qui ne dit rien des mathématiques, mais qui illustre symboliquement la passion qu’elles peuvent inspirer. J’ai présenté cette histoire de tatouage mathématique dans un colloque devant des littéraires et des historiens de l’art médusés. Leur réaction unanime a été : « Ah, mais je ne pensais pas qu’il était possible d’être passionné par les maths. »

 

Frenkel a-t-il fini par révéler cette formule ?

Il l’avait déjà publiée dans un article antérieur. Pour le film, il l’a un peu remaniée, afin qu’elle soit plus graphique et puisse tenir sur le ventre d’une femme. Je ne saurais pas vous dire de quoi elle parle exactement – Frenkel lui-même ne l’explicite pas davantage –, mais ce qui apparaît au premier regard, c’est que les symboles mathématiques vont par deux. Si on s’arrête plus longtemps sur cette supposée formule de l’amour, on remarque que, dans une sorte de structure embrassée, ces paires elles-mêmes s’ordonnent également deux par deux. Quelque chose fonctionne dans le double et l’embrassement. Visuellement, même sans s’y connaître en mathématiques, on peut percevoir cet aspect-là.

 

Avez-vous isolé des points communs entre ces cinq mathématiciens ?

Le premier est évident, même si regrettable : ce sont tous des hommes. J’aurais bien voulu qu’il y ait une femme, mais il y a très peu de mathématiciennes et encore moins qui ont écrit une autobiographie. C’est un projet de recherche que je poursuis à présent. Au-delà, tous ont ressenti le besoin de s’adresser à un lecteur profane. Même si, dans leurs textes, il y a nécessairement des mathématiques, ils ont bien conscience que tout le monde ne va pas pouvoir tout comprendre. On trouve – chez Schwartz et Frenkel notamment, et même chez Grothendieck – l’idée que leur texte peut ne pas être lu en entier : « sautez les passages que vous ne pourrez pas lire ». Mais là où Schwartz dit : « sautez les passages, tant pis », Frenkel corrige « sautez les passages trop compliqués, mais j’espère que plus tard vous aurez les outils vous permettant de comprendre à la relecture ce que vous n’aurez pas compris la première fois ». C’est intéressant parce qu’ils pensent au lecteur, essaient de le préparer à affronter la dimension mathématique de leur texte. L’écriture autobiographique devient une façon de construire un certain type de savoir sur la vie et la pratique scientifiques. 

On trouve aussi dans tous les ouvrages que j’ai étudiés une même volonté de dénoncer une idée reçue, communément admise dans les milieux littéraires notamment : les mathématiques seraient une langue universellement transparente – celle dans laquelle est écrit le livre de la nature, selon Galilée – si bien que lorsqu’on est mathématicien, on peut tout comprendre de toutes les mathématiques. Comme nombre d’idées reçues, c’est une idée fausse, que chacun d’entre eux s’est appliqué à déconstruire.

 

Les mathématiques ne seraient donc pas une langue universelle ?

Elles le sont au sens où il n’y a pas d’équivoque : on définit les objets, on attribue un symbole mathématique à un élément, il n’y a pas de double sens. En revanche, il y a en mathématiques des sous-disciplines et des cloisonnements tels qu’il est très difficile de comprendre ce que font les gens d’à côté, qui n’utilisent pas les mêmes axiomatiques, ni les mêmes outils, ni les mêmes constructions. Un mathématicien peut assister à une conférence dans un labo de maths voisin sans rien comprendre à ce qui s’y dit. À l’université de Montpellier, j’ai eu l’occasion de participer à ce qu’on appelle un colloquium, soit un séminaire de mathématiques ouvert à tous les matheux du laboratoire, venus de tous les champs mathématiques possibles. Les orateurs parlaient chacun une heure, dont trente minutes au moins devaient être compréhensibles par tout le monde. Le corollaire implicite, c’est qu’il était donc admis que les trente autres minutes ne seraient peut-être pas du tout compréhensibles ! 

 

Les mathématiques permettent-elles une meilleure compréhension du monde que la littérature ?

Je ne pense pas qu’il faille opposer ou hiérarchiser les deux, et je cherche pour ma part à étudier toutes les manières qu’elles ont de fabriquer ensemble du sens. Il n’y a pas de prétention des mathématiques à dire le monde, mais elles constituent un outil utilisé par les sciences – la physique, la biologie, la chimie, etc. – chargées de décrypter les lois qui régissent notre univers. Elles leur fournissent des moyens pour élaborer des théories et des modèles, qui peuvent par la suite se révéler imparfaits ou devenir obsolètes, alors qu’un théorème mathématique, une fois démontré, est vrai pour toujours. Les mathématiques nous renvoient à la vérité, à la beauté, mais aussi à l’imagination. Autant de points communs avec la création artistique et littéraire ! La recherche en littérature, elle, s’intéresse aux formes de ce monde écrit, à la manière dont nous concevons notre place dans le monde, dont nous interagissons par les mots. Son questionnement est d’un autre ordre, qui porte sur la nature des sentiments, des émotions, le sens de la vie…

Les approches scientifiques et littéraires ne sont pas de même nature, ne poursuivent pas les mêmes objectifs, n’obéissent pas aux mêmes règles. Je ne crois pas que l’une soit plus juste ou plus noble que l’autre. Les deux me paraissent essentielles. ...

Un mathématicien peut-il se faire comprendre des profanes ? Beaucoup l’ont tenté avec leur autobiographie. Spécialiste de littératures comparées, Odile Chatirichvili a étudié les efforts de ces textes pour rester accessibles. Bastille l’a rencontrée au Collège de France. L’enseignante Odile Chatirichvili, qui a mené ses recherches de post-doctorante au Collège de France, se passionne pour les liens entre mathématiques et littérature. S’il n’y a pas, selon elle, de prétention des mathématiques à dire le monde, elles constituent un outil indispensable aux sciences – la physique, la biologie, la chimie – pour élaborer des théories et des modèles. Elle a participé à l’ouvrage collectif Le Monde des mathématiques, dirigé par Pierre-Michel Menger et Pierre Verschueren aux éditions du Seuil (à paraître fin octobre) et organise les 13 et 14 octobre au Collège de France le colloque « Mathématiques à l’œuvre. Mathématiques, littérature, arts ». Entretien réalisé en partenariat avec le Collège de France.   D’où est venu votre intérêt pour les mathématiciens ? D’abord de mon histoire familiale : mon père était professeur de mathématiques. À l’école, cette matière m’intéressait vivement, mais lorsqu’est arrivé le moment où il m’a fallu chosir, j’ai opté pour les études littéraires. Mon inclination pour les sciences n’a toutefois jamais disparu et, arrivée en master, j’ai travaillé sur les rapports entre littérature et sciences, sur des romans qui parlent de sciences, mais pas uniquement de mathématiques.   Par exemple ? Des romans contemporains traitant de biologie, Peste et Choléra, de Patrick Deville et L’Inconstance de l’espèce de Judith Schalansky. Avec Les Arpenteurs du monde, de Daniel…

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