Marc Crépon
À l’heure de la guerre en Ukraine, la mémoire s’impose comme un autre champ de bataille.
Ce fut, parmi tant d’autres, un signe avant-coureur de la guerre en Ukraine. Le 28 décembre 2021, alors que l’armée russe se positionnait déjà à la frontière ukrainienne, la cour suprême russe annonçait la liquidation de Memorial, l’ONG de défense des droits de l’homme et de préservation de la mémoire des victimes du pouvoir soviétique, mais aussi des exactions de la Russie poutinienne. Elle était assurément depuis longtemps dans le collimateur de la justice. L’acte juridique signifiait néanmoins la volonté définitive du pouvoir de s’attribuer le monopole de la mémoire, et de l’écriture de l’histoire au même titre qu’il exerce celui de la violence dite « légitime ». Aucune voix désormais n’était autorisée à la contester, encore moins à corriger sa vision intéressée du passé. Disons un mot de cet « intérêt » ! Comme le rappelait Václav Havel dans un essai resté célèbre, « le pouvoir des sans pouvoir », le propre des systèmes post-totalitaires est d’entretenir et de défendre brutalement cette « vie dans le mensonge », dont l’idéologie est le principal support. L’étouffement de la vérité leur est à ce point essentiel que toute voix dissidente attachée à la rétablir est perçue comme une menace qu’il s’agit de réduire au silence. Il est vrai que l’édifice des mensonges, sur lesquels reposent lesdits systèmes, ne manque pas d’objets : les réalisations du régime, le respect des droits et des libertés, le bien-être des citoyens, les « bienfaits » du système de gouvernement jugé supérieur à tous les autres, l’hostilité des puissances étrangères et leur volonté prétendument « maléfique ».
Tous ces éléments sont présents en Russie de longue date, mais ils n’auraient pas suffi à justifier la guerre. Pour que celle-ci soit acceptée, voire acclamée, il était nécessaire que la nation paraisse investie d’une mission historique : la restauration de sa « grandeur » passée. II fallait, en d’autres termes, flatter la fierté du peuple russe, exalter la grandeur de son histoire, toutes périodes confondues, à l’exception de la « catastrophe » qu’aurait constituée, au début des années 1990, la dissolution de l’URSS.
Une histoire commune n’implique pas une mémoire commune. La force des démocraties est de le reconnaître.
Ainsi comprend-on que le grand projet de rétablir, par la force, l’URSS dans ses frontières perdues, au mépris des règles du droit international, ait exigé que rien ne vienne en entacher la mémoire. Ce parti-pris n’est pas propre à la Russie. Il est le poison de tous les nationalismes qui s’entendent à faire de la réécriture magnifiée et de l’histoire la pierre angulaire de l’unité nationale. Le problème que pose une telle « vision » est qu’elle est nécessairement sélective. Il n’est pas de nation, en effet, dont l’histoire n’intègre des « pages noires », en vérité peu « glorieuses ». Divisant profondément et durablement la société, elles ont pour effet de pluraliser, d’hétérogénéiser non seulement son rapport à l’histoire commune, mais également le sentiment d’appartenance divers qui en résulte. Une histoire commune, de fait, n’implique pas une mémoire commune, dès lors que les blessures, les traumatismes ne sont pas semblablement vécus et également hérités par tous de la même manière, dans le même temps. La force des démocraties est de le reconnaître, tandis que la brutalité des régimes autoritaires, des dictatures, des systèmes totalitaires et post-totalitaires est de le refuser et d’utiliser tous les moyens à leur disposition, y compris les plus répressifs, pour tout homogénéiser sous un étendard commun. C’est pour nulle autre raison que le contrôle de la mémoire collective est devenu l’obsession du maître du Kremlin.
La guerre, cependant, lui a donné une autre dimension. De cette « mémoire », sous surveillance, elle a fait une arme de guerre pour au moins deux raisons. Tout d’abord, le rappel d’un passé soigneusement reconstruit aura constitué le pivot de sa justification. Elle aura permis aux autorités russes de présenter le peuple ukrainien et ses dirigeants comme les principaux responsables du conflit. C’est à eux que sera revenu, au gré de cette réécriture du passé, la charge de lui avoir tourné le dos, en reniant une « grande histoire » commune. Ensuite, la guerre elle-même, avec son cortège d’exactions, de crimes, la torture, les meurtres, les moyens techniques utilisés, les populations civiles ciblées deviennent, au moment même où les faits se produisent, un « enjeu de mémoire ». Il y va, en vérité, de l’avenir de la guerre. Celui-ci tient aux fausses nouvelles répandues (ou non), aux traces dissimulées (ou rassemblées avec soin), aux preuves fabriquées (ou recueillies), aux images sélectionnées et montées, avec plus ou moins de probité, aussi bien pour les acteurs et spectateurs présents que pour la postérité – préparant ou compliquant à l’avance le travail futur des historiens.
Voilà qui nous permet d’avancer dans la détermination des enjeux d’une politique de la mémoire en temps de guerre. C’est parce qu’il est rare, sinon impossible, que la guerre n’ouvre pas une nouvelle page dans « l’histoire du mensonge » que l’articulation qui d’emblée s’y met en place (ou non) chez les belligérants entre l’information, le récit et la résistance constitue un enjeu éthique et politique majeur de cet avenir. À quoi faut-il donc résister ? À la tentation du mensonge, autant qu’à la facilité et à la force des images truquées, des preuves falsifiées, des manipulations éhontées : celles de l’ennemi sans doute, mais au moins autant celles qu’on est tenté de lui opposer. Aussi bien éthique que politique, cette résistance-là suppose une recherche exigeante du témoignage authentique, autant qu’une épistémologie de l’archive. Elle implique la mise en place de procédures de recueil de la parole des témoins d’une part, de la constitution et de la préservation d’une documentation objective des faits de la guerre, de ses destructions et de ses crimes, d’autre part. Et ce qu’il faut souligner alors, c’est que cela fait une différence entre les belligérants. Quelle différence ? Celle qui sépare, d’un côté, l’entretien de « la vie dans le mensonge » et, de l’autre, le souci et le pari de « la vie dans la vérité ».
En dissolvant l’ONG Memorial, le pouvoir russe a préfiguré la façon dont il traitera de la mémoire de la guerre présente.
De part et d’autre, les individus ne sont pas traités de la même manière. Dans le premier cas (la Russie), ce qui importe est que la seule « image » de la guerre (innommée) qui leur parvienne soit celle qui convient au pouvoir, parce qu’elle le grandit à leurs yeux. Autant dire que ce qu’ils vivent et ressentent chacun singulièrement, leurs deuils, leurs pertes, ne compte pour rien. Dans le second cas (l’Ukraine), il s’agit de préparer la population à vivre dans le futur avec à l’esprit cette « tumeur dans la mémoire », pour parler comme Levinas, que constituent les désastres de la guerre. C’est alors à la loi intangible suivante que la mémoire se plie : plus la guerre sera documentée objectivement, plus les témoignages seront nombreux, les crimes de guerre avérés, moins sa mémoire sera conflictuelle. Il en résulte une autre distinction majeure qui est d’ordre juridique. Tandis que « la vie dans le mensonge » a pour objectif d’éviter aux criminels de guerre de rendre des comptes pour les exactions qu’ils ont commises, « la vie dans la vérité » rassemble les preuves qui permettent d’espérer qu’un jour justice sera rendue.
C’est alors que nous touchons à l’essentiel des enjeux éthiques d’une politique de la mémoire, lorsqu’elle est confrontée aux crimes du passé ou lorsqu’elle archive les traces de ceux du présent : rien de moins que la considération des victimes, l’hommage rendu à l’infinie transcendance de leur vie, irréductiblement singulière. En dissolvant Memorial, le pouvoir russe a préfiguré la façon dont il traitera de la mémoire de la guerre présente. Car ce n’est pas seulement aux membres de l’organisation qu’il fit violence, mais à l’esprit de leur engagement qui résidait tout entier dans cette considération même. Pour les victimes de la terreur, cela revenait, une seconde fois, à les prendre au piège de cette logique de l’effacement qui avait organisé leur disparition. Au même moment, l’été dernier, la République de Moldavie voisine organisait une exposition à la mémoire des 250 000 personnes que le régime soviétique envoya au Goulag entre 1944 et 1948. Dans les deux wagons qui l’abritèrent devant le siège du gouvernement, les bribes de vie, les destins brisés, auxquels il était ainsi rendu hommage, les photos présentées, entourées d’objets et de documents, avaient la force d’un démenti opposé à l’interdiction russe : non seulement l’exposition restituait à l’histoire la vérité des souffrances endurées, mais corrigeait en outre l’inconsidération de leur vie, en rendant à chaque victime son nom et de son visage.
Marc Crépon, directeur de recherches au CNRS, a dirigé le département de philosophie de l’ENS de 2011 à 2019. Il travaille en philosophie morale et politique, avec pour fil conducteur la question de la violence. Il a récemment publié Le Désir de résister (éd. Odile Jacob)....
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