Alix Van Pée
Cardi B n’a pas peur du too much. On reconnaît cette star du hip hop américain à ses faux ongles longs de dix centimètres, à ses perruques de toutes les couleurs, et à son tatouage de paon qui couvre la moitié de son corps. Tous ses fans le connaissent : l’oiseau slalome entre ses mollets, ses cuisses et ses fesses… Or Cardi a fait de ses fesses très volumineuses la partie la plus célèbre de son corps ; elle les agite en gros plan devant la caméra, les montre dans tous ses clips. Son twerk, acquis dans les clubs de strip-tease où elle a débuté dès ses 19 ans, est intact.
Ses manières ne pouvaient que cliver : l’Amérique conservatrice l’a prise en grippe, surtout certains parents horrifiés de voir leurs ados chanter en chœur avec elle « Nigga, eat this ass like a plum, this pussy tight like a nun, better chew it up like it’s gum », (extrait de Bongos, que je vous laisse traduire…). Bref : s’il existait un royaume de l’obscénité, Cardi B y serait certainement intronisée.
Et pourtant, ces dernières années, je me suis mise à regarder ses clips, à développer un véritable goût pour ses morceaux. Pour son immense talent musical évidemment, mais aussi son esthétique provocatrice, frontale, ses clips centrés autour d’une femme sans limites dont on se demande si, un jour, elle a ressenti un soupçon d’inhibition... C’est certainement l’effet ambivalent de ce que l’on appelle la vulgarité.
Évidemment, le terme est péjoratif. À en croire la définition qu’en donnait la romancière et grande intellectuelle française Germaine de Staël au début du xixe siècle, Cardi en est l’exemple parfait : la vulgarité étant, selon la philosophe, incarnée par « toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression ».
Et pourtant, de la non-délicatesse de Cardi B, voire de sa recherche du choquant, il émane à mes yeux quelque chose d’artistique et beau. Il y a trois ans, son morceau intitulé WAP – une référence au plaisir féminin – était une telle bombe de mauvais goût que la rappeuse avait dû rappeler qu’il était destiné aux adultes. Mais le morceau m’avait fait l’effet d’une performance totale, d’une tentative d’épuisement de l’obscène brillamment réussie.
Cardi B a poussé le curseur du vulgaire si loin que le résultat s’approche plus de la parodie, du métavulgaire qui se regarde choquer les autres.
En quatre minutes seulement, les références sexuelles étaient omniprésentes : à la fois dans les mots de la rappeuse, dans ses gestes, dans le décor de son clip (s’il vous vient l’envie de le regarder, vous noterez les fontaines en forme de poitrine féminine XXL, qui propulsent de l’eau depuis des tétons en pierre) et ses vêtements moulants, aux imprimés animaliers. Comme un peintre qui choisirait des couleurs criardes et appuierait sur ses pinceaux de toutes ses forces, Cardi B a poussé le curseur du vulgaire si loin que le résultat s’approche plus de la parodie, du métavulgaire qui se regarde choquer les autres, que du véritable contenu grossier. Chapeau.
Ces dernières années, une multitude d’œuvres que l’on pourrait qualifier de « vulgaires » ont ému mon œil. Celles du jeune collagiste Émir Shiro par exemple, qui détourne des photos pornographiques en évidant les sexes et poitrines des modèles. Le résultat, supposément « tous publics », garde tout de même un aspect hautement sulfureux. Comme souvent, ce qui a été caché apparaît plus intensément (comme ces clips de rap censurés par des bips, qui font ressortir la quantité d’injures et stimulent l’imagination). Dans les œuvres d’Émir Shiro, les sexes et poitrines féminines, coupées aux ciseaux, réapparaissent tout de même : le cerveau des spectateurs se charge de combler le vide…
Alors, tout comme Christophe s’était décrit comme un « beau bizarre » dans son superbe morceau de la fin des années 1970, pourquoi ne pas qualifier certaines œuvres de « beau vulgaire » ? La catégorie serait extrêmement subjective tant les concepts de beau et de vulgaire sont personnels, mais j’y placerais volontiers certaines photos de Jeff Koons, en petite tenue avec son ex-épouse, la Cicciolina, ou les clichés de la jeune Anglaise Nadia Lee Cohen : souvent dénudée, souvent affublée de perruques XXL, elle se met en scène en compagnie de personnages qui incarnent l’Amérique profonde, comme un vieux cow-boy de 80 ans qu’elle chevauche d’un air nonchalant.
Joueurs, effrontés, ces artistes me touchent. J’aime leur utilisation du sexe comme outil pour émouvoir le public. Il émane de leurs œuvres une troublante crudité, une beauté qui fait défaut dans la pornographie pure. Et à en juger par le succès des morceaux de Cardi B, ou des clichés de Nadia Lee Cohen, je ne suis pas la seule à avoir pris goût à cet esthétisme. ...
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