Alix Van Pée
Je me souviendrai longtemps d’Anatomie d’une chute. Pour sa bande originale obsédante, son montage ingénieux, le jeu de Sandra Hüller… mais surtout pour l’état de mon coude, boursouflé, à la sortie du cinéma où j’étais allée voir la Palme d’or. Une dizaine de piqûres resserrées en un bloc me démangeaient et j’ai vite compris en les grattant qu’il ne s’agissait ni de l’œuvre d’une araignée ni de celle d’un moustique.
Quelques jours plus tard, un pharmacien confirmait mes doutes : « ça ressemble à des piqûres de punaises de lit, ça, madame ». Il avait l’air désolé ; pas autant que moi. « Vous avez bien congelé vos vêtements en rentrant du cinéma ? » Évidemment. L’hypocondrie a parfois du bon : je lui ai fièrement expliqué qu’à l’heure où nous parlions, la jupe et le tee-shirt que je portais le jour de l’attaque étaient toujours dans mon congélateur ; et que mes chaussures, elles prenaient l’air sur mon balcon. « Et vous avez bien mis votre sac au congélateur ? » Je regardai mon sac – en réalité une banane – de travers. « Non. » « Vous auriez dû. Si les punaises sont entrées dedans, vous les avez peut-être ramenées chez vous. » Avec le recul, l’idée qu’une punaise de lit, cachée dans ma banane, ait voyagé contre mon torse pendant des jours était d’un comique désespérant… mais l’heure n’était pas à la rigolade. Le pharmacien a pincé ses lèvres vers l’intérieur, puis m’a souhaité bon courage.
Tous les sites de lutte contre les punaises donnent le même conseil de bon sens : quand on est infesté, ou que l’on craint de l’être, il ne faut surtout pas céder à la panique. J’ai fait l’inverse. En quelques jours, le fonctionnement des bestioles n’avait plus de secret pour moi. Le parquet de ma chambre fut inspecté à la loupe éclairante, mais un doute subsistait. Croyez-moi, se coucher dans un lit que l’on craint infesté de bêtes buveuses de sang n’aide pas à passer une bonne nuit.
Pour mettre un terme à la paranoïa, rendez-vous fut pris avec un chien renifleur, qui viendrait sniffer les recoins de mon appartement. En place d’un dératiseur hirsute et de son berger allemand, une jeune femme blonde et timide s’est présentée chez moi, accompagnée de son chien tout aussi adorable. Tao n’avait pas l’air traumatisé par son métier : au contraire, la chasse aux punaises était « un jeu pour lui ». S’il en trouvait dans mon appartement, il marquerait un temps d’arrêt, et poserait sa patte à l’endroit infesté. Après deux tours du logement, trois de mon lit, il s’est allongé sur le parquet, bredouille, la tête posée sur sa patte. « Il est déçu, il n’a rien trouvé », conclut l’experte. Pendant que je payais 200 euros pour l’intervention, j’ai regardé Tao, revoyant en lui le border collie d’Anatomie d’une chute. L’aventure m’aura au moins réconciliée avec les chiens.
Quelques semaines plus tard, la punaise devenait l’insecte le plus médiatisé de France. À la radio, à la télé, la même question sur toutes les lèvres : « les punaises de lit nous ont-elles rendus paranoïaques ? » Ça ne date pas d’hier : les thèses psycho-évolutionnistes expliquent que notre peur des insectes est ancrée dans notre ADN. Dans le passé, être instinctivement effrayé par une araignée mortelle pouvait sauver votre vie. Mais pourquoi une telle peur de la punaise de lit, non mortelle ? Peut-être parce qu’elle représente le monstre idéal, l’héroïne parfaite du film d’horreur.
En 2006, avant que la France ne soit infestée, William Friedkin – à qui l’on doit L’Exorciste – avait eu de l’intuition. Dans son film Bug, sur des insectes qui se glissent sous la peau, il racontait déjà les dégâts physiques et mentaux causés par de si petites bestioles. Idem dans La Mouche, sorti en 1986. Les spectateurs avaient suivi, horrifiés, la transformation d’un homme en drosophile géante. Une peur alimentée par le dégoût : être attaqué par une mouche n’est pas souhaitable, par une mouche immense et répugnante, encore moins.
Comme la mouche, la punaise de lit rouge-brun domine sur l’échelle de l’immonde. Alors j’en suis convaincue : si l’invasion « bedbuguienne » en France connaît un tel écho, c’est parce qu’elle ressemble à un bon film d’horreur. Qui consisterait en une succession de scènes d’attaques nocturnes, entrecoupées d’attente, quand les personnages supputent, angoissent, baignent dans un environnement hostile qui alimente leur paranoïa.
Comme Hitchcock, qui finissait Psychose par un plan du tueur (obnubilé par une mouche !), j’imagine un film punaisien s’achever en gros plan sur les yeux d’une punaise de lit, confortablement installée dans le creux d’un coussin de canapé infesté. « Humains, ce n’est que le début… », dirait-elle. Derrière, une multitude de punaises de lit frétilleraient des antennes en signe d’approbation, sur une musique horrifique. Générique. ...
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