Pour l’exemple

Marie Desplechin

Cet été, deux de mes amies ont donné naissance à un enfant, et j’ai été envahie deux fois par une joie irraisonnée. Une émotion, épigénétique certainement, amplifiée avec l’âge, infiniment agréable. Toute nouvelle petite personne arrivant au monde semble le remettre en ordre et lui rendre une perspective. Elle apporte avec elle le possible et l’espoir, elle reprend et perpétue l’histoire, enfin c’est ainsi qu’on se représentait les choses jusqu’ici.

Deux fois pourtant j’ai eu le cœur serré. J’en prends l’habitude. Je ressens ce pincement désormais chaque fois que je croise un bébé. Ce n’est pas cette vieille conscience qu’il sera lui aussi un être promis à la mort. Ça, encore, je peux l’affronter. C’est que le monde que nous allons partager risque de mourir avec lui, et que son agonie s’annonce douloureuse. Oui, je sais que les prophéties déclinistes sont le plus souvent un symptôme de l’âge – et j’ai dépassé la soixantaine. Je mesure aussi la récurrence des terreurs millénaristes à travers le temps, et cette inclination de l’espèce à prédire sa fin. Je suis d’accord pour me méfier de mes biais, et même pour leur faire porter le chapeau. Vraiment, j’adorerais que les sceptiques, les complotistes, les ravis de la technologie aient finalement raison. Que les observateurs et les scientifiques, sur tous les continents et dans toutes les disciplines, se soient plantés et que leur unanimité soit un mirage commun. Je voudrais plus que tout me voir confondue, et que ce qui nous est promis depuis des années, des décennies maintenant, soit annulé.

Malheureusement je lis les journaux, j’écoute les radios, je fréquente les librairies (je ne crois pas que les médias aient pour projet de me manipuler à des fins secrètes.) Il m’arrive aussi de ne pas avoir le cœur à lire un nouvel article, quand il annonce par exemple que les constats récents dépassent les prévisions les plus pessimistes. Oui, c’est un brise-cœur la plupart du temps de s’informer. Je me précipite avec enthousiasme sur la première petite promesse qui passe, un procédé à l’étude pour capturer le carbone, un bateau capteur de microplastiques, une métropole qui impose la gratuité des transports publics, une petite victoire contre un lobby au Parlement européen, une mobilisation locale contre un projet écocide… Mais enfin, je l’écris avec consternation, pour l’heure on est loin du compte. Aux dernières nouvelles, les opinions comme leurs gouvernements ne quitteraient l’ignorance que pour se précipiter dans le déni. Dernière trouvaille en date : « l’adaptation ». Ou comment entériner les choses en les évacuant. Oh mon dieu.

Admettons même que je ne lise pas les journaux, je suis assez vieille pour m’assurer de ma propre expérience. Les changements sont mesurables à l’échelle d’une vie, ma vie. Un jour, j’ai constaté que les pare-brise des voitures n’étaient plus, l’été, constellés de moustiques écrasés. Un jour, j’ai su que les forêts portugaises brûlaient, tandis que la Rhénanie était inondée. Un jour, il était clair que la neige quittait la montagne, et que sa disparition serait inéluctable. Traduit en termes savants, c’était la biodiversité qui s’éteignait, le chaos climatique qui s’installait, le cycle de l’eau qui se détraquait. Dans le temps de cette même vie, j’ai vu le plastique envahir le corps du monde, et j’ai été appelée à craindre, dans l’air, dans l’eau et dans mon assiette, la dispersion universelle des pesticides et des polluants éternels. Les guerres de l’eau se sont étendues et les peuples ont commencé à fuir des endroits devenus inhabitables. Et rien, non, rien de décent pendant ce temps n’a été fait pour interrompre le cours des choses.

Il me semble que j’ai passé mon existence à prendre conscience du désastre. J’avais 3 ans en 1962, quand la biologiste Rachel Carson publiait son livre Printemps silencieux, dans lequel elle documentait les ravages des pesticides et avertissait de la disparition des oiseaux. J’avais 15 ans quand l’agronome René Dumont, l’auteur de L’Afrique Noire est mal partie, de L’Utopie ou la Mort, se présentait à l’élection présidentielle en France. Je suis contemporaine de l’accélération du ravage et de sa prise de conscience. Disons que j’ai vécu dans le bruit de l’effondrement, un grondement entêtant d’abord, de plus en plus violent au fur et à mesure des années.

En 2015, le vacarme est devenu assourdissant. À l’occasion de la COP 21, j’ai reçu commande, avec d’autres, d’un texte sur le climat, que j’ai décidé d’écrire à l’intention des enfants. J’écris pour eux depuis plus de trente ans et, au-delà même de cette activité, j’éprouve pour l’enfance une sympathie inquiète. J’ai tenu à faire les choses loyalement, j’ai donc mis à jour mes connaissances. Je me suis constitué une petite bibliographie et, en l’espace d’une quinzaine de jours, j’ai lu les derniers ouvrages de Jeremy Rifkin, Naomi Klein, Pablo Servigne et les rapports les plus récents des collectifs scientifiques… J’ai alors traversé cette période extrêmement désagréable que connaissent ceux qui sont contraints d’ouvrir grand les yeux d’un seul coup. J’étais fébrile dans la journée et je me réveillais toutes les nuits de rage et de terreur, prisonnière de mon impuissance, confrontée à un deuil dont je n’avais jusque-là pas pris la mesure, le deuil du monde connu et, avec lui, du sens. Comme je comprends qu’on se défende avec ses petits moyens… Qu’on s’efforce de déterrer dans le passé des comparaisons lénifiantes, qu’on fasse porter le doute sur les messages et leurs messagers, qu’on s’enrage d’être dérangé, inquiété, alerté. Personne n’aime vivre en état de panique. Moi pas plus que les autres. 

Une fois cette petite remise à niveau accomplie, s’est posée la grande, la vraie, la grave question : oh merde, qu’est-ce qu’on va dire aux enfants ? Difficile de planquer le forfait sous le tapis, ils ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, et un portable dans la main. Ridicule de les assommer d’injonctions péremptoires (« Ne jette pas ta bouteille en plastique dans les buissons ! »), injurieuses à force d’être insuffisantes (« Qui a conçu, fabriqué et acheté cette bouteille ? »). Et comment assumer cette rupture anthropologique qui est l’une des conséquences les plus marquantes du grand bouleversement ? Le pacte de confiance, même contesté, même relatif, qui fondait le rapport d’une génération à la précédente est mangé aux mites. Quel crédit accorder à des aînés assez incompétents, bornés et cupides pour avoir laissé advenir, pour avoir même organisé ce qui nous arrive ? Quant aux aînés, que leur reste-t-il à transmettre ? Ils peuvent remiser leurs jolis albums sur le cycle immuable des saisons… au grenier, avec la certitude que toute catastrophe est suivie d’une renaissance, comme tout hiver d’un printemps. Comment parler d’avenir à nos enfants ? Nous avons lu  La Route  de Cormac McCarthy. Malheureusement.

Par chance, je suis dotée d’un caractère rebondissant, réfractaire à la dépression, ce qui a sans doute contribué à faire de moi une auteure jeunesse récidiviste. Il en faut beaucoup pour déprimer un enfant, dont les capacités de résistance forcent l’admiration. Se mettre à son diapason s’est avéré dans mon cas un excellent moyen de me relever. Après le temps de l’accablement est venu celui du sursaut. La question n’était plus « Comment évaluer ce qui nous arrive ? » mais « Comment rendre soutenable la pensée de ce qui nous arrive ? » Or quiconque a fréquenté un enfant sait que tout effort consenti envers lui vous revient en boomerang. En m’adressant à eux, c’est évidemment pour moi que j’ai travaillé. Je nous ai sortis de la déploration.

Ce premier texte que j’ai écrit m’a permis de mettre à jour deux idées utiles. La première est qu’un enfant, à la différence de l’immense majorité des adultes (hélas), préfèrera qu’on lui propose un pique-nique au bord d’une rivière, avec un chien, des amis et une salade de pommes de terre, à un voyage en avion et un séjour dans un resort à Marrakech (à Bali, au Cap). On peut se fier à son penchant pour les plaisirs simples. L’enfant est un allié naturel de la décroissance, ce qui fait de lui un partenaire idéal pour envisager sereinement les progrès à faire en matière de sobriété. La sobriété, justement, n’est-ce pas la vertu de Robinson ? Et qui ne loge pas, depuis l’enfance, au fond de lui, un ou une Robinson.ne, naufragé.e du monde ?

Voilà qui amène à la seconde idée. Le changement qui s’annonce, tout porteur de menaces qu’il soit, reste un facteur d’avenir, et d’un avenir extraordinairement aventureux. Or une grande partie de la littérature lue par des enfants et des adolescents et, partant, des films qu’ils regardent, se déroule dans des univers troublés, fantastiques, ravagés, dystopiques, où s’illustrent des héroïnes et des héros magnifiques, intrépides et finalement vainqueurs. À la croisée des mondes, Princesse Mononoké, Hunger Games… Et Le Seigneur des Anneaux. Quand le chaos terrifie, la meilleure arme pour le dompter est l’ordre qu’on lui impose. Le récit. Voilà ce qu’un adulte peut faire, pour éviter à la fois d’escamoter la vérité et de susciter une angoisse intolérable : bâtir l’histoire…

Logiquement, au terme de cette belle réflexion, n’importe quel aîné devrait être convaincu de la nécessité de mettre ses actes en accord avec ses paroles. D’essayer au moins. Pour une question de respect de l’enfant, sinon de soi. Parce que, là comme ailleurs, et comme le disait Gandhi, l’exemple n’est pas le meilleur moyen de convaincre, c’est le seul. Oui, je suis d’accord, en la matière, il est impossible de se montrer totalement vertueux. Mais ce serait une misérable raison pour se dédouaner de tout. Si chacun s’astreignait à adopter quelques nouvelles habitudes, l’effet serait perceptible. C’est la masse qui fait levier. Partant de là, le choix est vaste. Moins de plastique, pas de déplacement en avion, moins de viande, spécialement de bœuf, tri, recyclage, partage, achats de seconde main… 

Le tout est d’en parler. Il serait dom-mage d’imposer des changements, même minuscules, sans en expliquer la raison, voire sans en débattre. Car, à l’exception de caractères exceptionnellement trempés, les enfants, a fortiori les adolescents, sont dotés d’un cerveau reptilien – comme tout le monde. Et s’ils ne voient pas l’intérêt de se transporter pour une semaine à Bangkok, ils méritent d’être convaincus quand on remplace le savon liquide par un galet et le haché de bœuf par l’écrasé de haricots. Croyez-moi, ça en vaut la peine. On sort des commentaires aigris autour du bulletin scolaire. La parole circule sur de vrais sujets. On s’habitue ensemble à l’idée du grand bouleversement. On l’apprivoise. On s’y prépare. Sûr qu’à ce régime, on ne fabrique pas de fringants postulants aux écoles de commerce. Mais aujourd’hui, comment le désirer vraiment et en conscience ? 

J’avais donc écrit ce premier texte en 2015 et j’y ai beaucoup repensé, dans les mois qui ont suivi, en regrettant sa longue exposition anxiogène et le caractère descendant de ses injonctions : écoutez-moi, apprenez, devenez des héros. Il me paraissait, avec le recul, écrasant, péremptoire et condescendant. Bon pour des adultes. Injuste envers des enfants. Et inutile.

C’est en observant la personne âgée de 12 ans qui vivait chez moi que j’ai su comment retenter l’essai. Un jour que je jetais dans la poubelle l’emballage d’une paire de chaussures, elle s’y est précipitée : « Laisse, je vais le garder, je vais en faire quelque chose ! » L’illumination m’est venue. Je me suis souvenue que mes enfants avaient eu ce même réflexe, quand ils étaient petits, et que j’avais été, moi aussi, autrefois, comme eux, affligée d’un sérieux syndrome de Diogène. Jeter était aberrant. Nous étions de vieux paysans. Des génies du recyclage. Comme nous étions dans le vrai !

Je me suis mise alors à guetter tous ces moments où la jeune personne de 12 ans avait raison et c’était sans arrêt. Les assiettes de cantine que l’on laisse à peine touchées. Les animaux que l’on torture alors qu’ils sont aimés. Les bains que l’on vide à peine utilisés. Et tout ce qu’on achète pour soi seul quand on pourrait le partager… Je devais repartir de l’enfant, évidemment, et faire confiance à son regard de persan. 

C’est ainsi que j’ai écrit mon deuxième texte. Pour plus de sérieux et d’exhaustivité, j’y ai abordé aussi les questions de la désobéissance civile, de la lutte organisée, voire de la paresse, lors d’une réédition (quel enfant ne rêve parfois d’en découdre, ou de passer sa vie en vacances ?). 

Un vrai travail d’écriture et de do-cumentation. Mais la certitude d’être drôle souvent, combative, et même joyeuse. Je suis allée avec lui dans un grand nombre de classes et j’ai été invitée à des goûters à base de pesto de fanes de carottes. Je me suis dit, cette fois, que j’avais trouvé le bon équilibre, en mettant mes connaissances et mon savoir-faire d’adulte au service de la puissance créative encore inentamée de l’enfance. 

Aujourd’hui, je pense qu’il est temps que je m’y recolle. Je peux certainement faire plus, ou mieux. Les textes vieillissent, surtout ceux qui utilisent du matériel documentaire. Et le désastre s’étend. J’ai besoin de penser plus loin, plus clair, plus neuf. J’ai besoin de l’enfance.  

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Cet été, deux de mes amies ont donné naissance à un enfant, et j’ai été envahie deux fois par une joie irraisonnée. Une émotion, épigénétique certainement, amplifiée avec l’âge, infiniment agréable. Toute nouvelle petite personne arrivant au monde semble le remettre en ordre et lui rendre une perspective. Elle apporte avec elle le possible et l’espoir, elle reprend et perpétue l’histoire, enfin c’est ainsi qu’on se représentait les choses jusqu’ici. Deux fois pourtant j’ai eu le cœur serré. J’en prends l’habitude. Je ressens ce pincement désormais chaque fois que je croise un bébé. Ce n’est pas cette vieille conscience qu’il sera lui aussi un être promis à la mort. Ça, encore, je peux l’affronter. C’est que le monde que nous allons partager risque de mourir avec lui, et que son agonie s’annonce douloureuse. Oui, je sais que les prophéties déclinistes sont le plus souvent un symptôme de l’âge – et j’ai dépassé la soixantaine. Je mesure aussi la récurrence des terreurs millénaristes à travers le temps, et cette inclination de l’espèce à prédire sa fin. Je suis d’accord pour me méfier de mes biais, et même pour leur faire porter le chapeau. Vraiment, j’adorerais que les sceptiques, les complotistes, les ravis de la technologie aient finalement raison. Que les observateurs et les scientifiques, sur tous les continents et dans toutes les disciplines, se soient plantés et que leur unanimité soit un mirage commun. Je voudrais plus que tout me voir confondue, et que ce qui nous est promis depuis des années,…

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