Ils sont fous, ces créateurs à la marge, aux univers bizarroïdes, aux folles obsessions, sombres, décalées, colorées. Certains ont vécu des vies terribles, empêchés physiquement ou repliés sur eux-mêmes, passant parfois leur existence dans un asile ou autre lieu d’enfermement. D’autres vivant à l’air libre, mais dans leur propre monde, ont construit un palais de leurs mains, transformé leur habitat en extraordinaire oeuvre d’art ou laissé une modeste trace de leur passage sur Terre en sculptant dans le tronc des arbres ou en peignant des pierres.
Ce patrimoine insolite, on le trouve partout en France : à Sainte-Foy-la-Grande, en Gironde (Musée du Pays foyen de Franck Barret), à Venas, dans l’Allier (la Maison Couleur de temps du peintre Chop), à Dives-sur-Mer, près de Cabourg (la Maison Bleue d’Euclides Da Costa), en Bretagne à Pléhédel (Jardin de Pierre de René Raoult) et à Amanlis (la Maison sculptée de Jacques Lucas), sans parler des rochers sculptés de Rothéneuf par l’abbé Fouré (Saint-Malo), de la Maison des champs de Robert Tatin (Cossé-le-Vivien, en Mayenne), de la Maison Picassiette (Chartres), de la Maison de Celle-quipeint (Roquevaire, près de Marseille) et des lieux désormais classés monuments historiques, comme le Palais idéal du Facteur Cheval (Drôme), la Cathédrale de Jean Linard (Cher) ou la Maison de la gaieté d’Ismaël Villéger (Charente-Maritime). Ces lieux se comptent par centaines.
À Paris, ces créateurs ont trouvé un refuge : la halle Saint-Pierre. Situé dans une ancienne halle de style Baltard, au pied de la butte Montmartre, ce petit musée brave les tempêtes – budgétaires entre autres – depuis 1995 pour défendre toutes les formes d’art brut, singulier, outsider, naïf, médiumnique, folk, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui. D’aujourd’hui, justement, il est question, dans cette nouvelle exposition intitulée Aux frontières de l’art brut. Pas moins de quinze artistes déploient leurs dernières créations dans la grande salle aux murs noirs. Le plus jeune a 34 ans, le plus âgé 88. Il y a un couple de Français, un Marocain, deux Japonais, un Américain, un retraité, une psy, un linguiste. Souvent, dans les expos, peu de place est accordée à la vie des artistes. Dans l’art brut comme dans l’art singulier, c’est l’inverse. Séparer la vie de l’oeuvre n’a aucun sens. La trajectoire de ces créateurs est aussi unique que leur façon de s’exprimer.
Voyez Jean Branciard. Lorsqu’il était magasinier dans une usine de froid, il récupérait des cartons et des fils de fer pour fabriquer des assemblages. Petit à petit, il a récolté toutes sortes de matériaux dans des décharges (plaques de zinc, sarments de vigne, fossiles, os, etc.), qu’il assemble et fixe entre eux grâce à de la ficelle, de vieux clous, du fil métallique. Parmi ses créations récentes : une « Cité monde », imaginée lors du premier confinement. Une sorte de tour de Babel, qui tient aussi de la forteresse. Plus onirique : un navire rafistolé de bout en bout, avec les voiles levées. Il avance vers des contrées lointaines. Nous aussi.
Il y a Yoshihiro Watanabe, un Japonais autiste et fou de nature. Son truc : créer un bestiaire à partir de feuilles de chêne qu’il plie avec une maîtrise stupéfiante. Résultat : de minuscules origamis, poétiques à souhait. Surgissent un chat, une girafe, un serpent. Rien à voir avec les bustes réalisés par l’ancien coiffeur Gabriel Audebert. Quarante années durant, il a été obnubilé par les hommes politiques et, surtout, par les peintres. Il a sculpté la trombine de Van Gogh à de nombreuses reprises. De son côté, Marion Oster a été marquée par son enfance au Niger, au Mali et en Mauritanie. Elle s’empare de vieilles valises et les convertit en reliquaires et en autels, qu’elle remplit de bibelots, de jouets, de fleurs, de photos anciennes.
Le voyage continue : avec Ronan- Jim Sévellec, on remonte le temps. Dans ses boîtes d’un peu plus d’un mètre de long chacune, il représente en miniature des ateliers d’artistes du XIXe siècle et des cabinets de curiosité d’antan. À la différence de son père, Jim Sévellec (1897-1971), autrefois peintre officiel de la Marine, il se tourne vers un monde intérieur, solitaire, méditatif.
Toutes ces oeuvres semblent protégées par celles de Ghyslaine et Sylvain Staëlens. Leurs totems géants veillent sur elles. Basé dans le Cantal depuis 1996, le couple a rapporté de ses voyages au Mexique une puissance chamanique qu’il insuffle dans ses sculptures. Ici, des sorciers de civilisations englouties. Là, des masques de rituel millénaires, et même le passeur des morts et des damnés sur sa longue barque. Oui, dans cette expo, on voyage loin, très loin.
À voir : Aux frontières de l’art brut, à la halle Saint-Pierre, Paris 18e, jusqu’au 25 février 2024.