Montevideo n’est pas seulement une ville, c’est aussi « un état d’âme, une manière de vivre en paix en dehors du centre convulsif du monde, un rythme ancien aux pieds nus », nous dit l’écrivain barcelonais Enrique Vila-Matas. De fait, celui qui a eu la chance de flâner dans cette cité portuaire du Rio de la Plata et a connu la bienveillance, la nonchalance des Montévidéens comprend combien cette description est pertinente, car il a eu affaire à ce petit peuple de contemplatifs, accaparés par leur importante consommation de maté, aspiré par la bombilla de leur calebasse. C’est dans une capitale uruguayenne à plusieurs strates temporelles, qui fut naguère une pépinière d’écrivains renommés, d’Onetti à Felisberto Hernández et de Lautréamont à Supervielle, que le narrateur de Montevideo invite le lecteur à se perdre.
Si le livre est présenté comme un roman, il s’agit en fait d’une promenade littéraire bien dans la manière d’Enrique Vila-Matas. Avant d’atterrir en Uruguay, le narrateur déambule dans Paris où il recherche « le grand langage oublié, le sentier perdu », selon une formule empruntée à l’écrivain américain Thomas Wolfe. Ce narrateur, un écrivain qui a déjà de la bouteille, a des velléités encyclopédistes : faire entrer le monde dans un texte comme l’ont fait Wolfe dans son premier roman, Look Homeward, Angel, ou le Hongrois Miklós Szentkuthy – à ses yeux des écrivains « totalitaires », des « rivaux de Dieu » –, voire Joyce dans son Ulysse. Au fil de ses déambulations parisiennes, l’écrivain-narrateur, double romanesque de Vila-Matas, évoque ses théories littéraires et définit cinq catégories d’écrivains (et pense qu’il en existe une sixième, qu’il n’a pas encore découverte…) : ceux qui n’ont rien à raconter ; ceux qui choisissent de ne rien raconter ; ceux qui ne racontent pas tout ; ceux qui attendent que Dieu raconte tout, un jour ; et ceux qui se sont pliés au pouvoir de la technologie, qui « enregistre[nt] tout et, par conséquent, rend[ent] dispensable le métier d’écrivain ».
La Porte condamnée, nouvelle de l’écrivain argentin Julio Cortázar qui, sans jouer sur les mots, est la clé de voûte de ce roman, appartient aux yeux de notre narrateur à la troisième de ces tendances narratives, car on n’y raconte pas tout. Troublante et inquiétante nouvelle qui se déroule entièrement dans un hôtel au cœur de Montevideo, l’hôtel Cervantes, où Cortázar était descendu en 1954, lorsqu’il avait été envoyé en Uruguay pour des réunions de l’Unesco. On y suit un homme d’affaires argentin qui loge pour quelques jours dans la chambre 205. La nuit, il est tiré du sommeil par un bébé qui pleure dans la chambre voisine, dont il est séparé par une porte condamnée devant laquelle a été tout simplement poussée une armoire. À la réception, on lui assure que seule une femme loge dans la chambre d’à côté. La nuit d’après, les pleurs du bébé le dérangent de nouveau. Et lorsque cette femme quitte l’hôtel, l’homme d’affaires se dit qu’il va pouvoir enfin dormir tranquillement. Mais la nuit suivante, les pleurs du bébé, dans la chambre d’à côté, le réveillent de nouveau…
Le narrateur de Montevideo veut en savoir plus sur cet hôtel. Lors d’un voyage latino-américain, il visite la capitale uruguayenne, hantée par les souvenirs du temps où elle était une pouponnière d’écrivains et d’expériences littéraires. Vécut ici, entre autres, le poète radical Julio Herrera y Reissig, dont le narrateur visite la Torre de los Panoramas, dans le quartier de Ciudad Vieja. Ici et là, des souvenirs rappellent les « phares puissants » que sont à ses yeux certains écrivains, tel Cortázar et son hôtel Cervantes, qu’il déniche dans le Barrio de las Artes. L’établissement a été rebaptisé Esplendor-Cervantes, mais c’est bien le même. Malgré l’étrange gérant qui tient les lieux, gérant au « rire velu » qui fait penser à une araignée morte, il décide d’y passer la nuit et demande la chambre 205, qui sert de cadre à La Porte condamnée. Il veut se trouver « à l’endroit exact où le fantastique [fait] irruption dans la nouvelle de Cortázar ». Et c’est à ce moment précis, dans cette chambre, que le récit de Vila-Matas bascule, passant de ce qu’on aurait cru être un témoignage, le récit de « choses vues », à une fiction aux allures fantastiques, cortazáriennes. Dès lors, le lecteur va déambuler dans un labyrinthe littéraire qui le mènera à Cascais, au Portugal, brièvement à Reykjavik, à Saint-Gall, Bogota ou Barcelone, avant de retourner à Paris. À l’école du narrateur, le lecteur va se « mouvoir à la frontière entre le réel et le fictif ».
Montevideo est un étrange et troublant roman sur l’équivoque, d’où il ressort qu’écrire, c’est « peut-être s’approcher de la vraie nature des choses avec leurs ambiguïtés et leurs ténèbres ». Ce qui fascine Vila-Matas, en fait, n’est pas la chambre 205 mais la 206, et la porte qui les sépare. Ce qui échappe car, au fond, les gens de lettres ne savent pas expliquer pourquoi ils écrivent. « Comme si tous écrivaient sous la dictée de l’habitant de la chambre contiguë », dit un personnage du roman.
Montevideo se déroule comme une pelote de fictions et de références. La chambre contigüe à la 205 fait écho à une autre nouvelle de Cortázar, Histoire avec des mygales, mais aussi à un film fantastique des Britanniques Antony Darnborough et Terence Fisher, Si Paris l’avait su (So Long at the Fair), dans lequel une chambre d’hôtel disparaît. Les fictions poussent sur les fictions, semble dire Vila-Matas, qui évoque à ce propos Week-end, de Jean-Luc Godard, inspiré d’une nouvelle de Cortázar, L’Autoroute du Sud. Dans ce dédale de références et ces jeux de miroirs, où l’on croise Jean-Pierre Léaud et David Cronenberg dans une station balnéaire du Portugal, ou encore l’écrivain italien Antonio Tabucchi, le lecteur finit parfois par avoir le vertige, mais Vila-Matas est habile et le lecteur persévérant retrouve le fil, émerge du labyrinthe.
Montevideo ne se livre pas aisément, mais Vila-Matas cite Valéry disant qu’il ne s’est pas levé à quatre ou cinq heures du matin pendant des années dans le but d’écrire des sottises et des platitudes. Qu’on se le dise ! Le lecteur s’opiniâtre et le final – les dernières pages marquant le retour du narrateur à Montevideo, des années plus tard – le récompense. Il s’aperçoit que la chambre 205, où il avait passé une nuit étrange des années plus tôt, est bien plus grande qu’il ne pensait. C’est qu’elle englobe, en fait, la chambre voisine. La chambre contigüe était en fait dans la tête de l’écrivain.
Enrique Vila-Matas signe ici un délicat hommage à la narration à travers ce roman sur l’inachevé, sur l’incomplétude ; car, de l’aveu même du narrateur, ce qu’il écrit relève de la troisième tendance narrative, celle qui a sa préférence. « En réalité, le visible n’est qu’un reste de l’invisible », explique Vila-Matas. Le regard de l’écrivain serait pareil à une caméra infrarouge qui verrait, dans l’obscurité, des portes que l’œil, lui, ne distingue pas. Pareil, aussi, au Rimbaud du Bateau ivre : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir. » L’écrivain est celui qui « aime voir où l’on ne voit rien », dit l’étrange écrivaine de Montevideo, Madeleine Moore. Et c’est cette quête sans fin qui fascine chez Vila-Matas, d’un livre à l’autre : il traque le double fond du réel, et a voulu ici savoir, en descendant à l’hôtel Cervantes, dans quelle mesure fiction et réalité étaient identiques ou divergeaient.
À 75 ans, Enrique Vila-Matas publie Montevideo après des circonstances personnelles marquantes, puisqu’il a subi une greffe de rein. Ce roman, entamé avant son séjour hospitalier, a été repris, refondu après cette expérience. Aussi prend-il des airs de renaissance. Parallèlement reparaît dans la collection Babel Cette brume insensée, également représentatif de la manière de notre auteur. L’œuvre de Vila-Matas ne saurait être composée de « livres pour écrivains » ; c’est une œuvre pour passionnés de littérature, qui capte les instants subtils où le réel se confond avec la fiction, où le monde s’efface et où l’écrivain hésite, parfois renonce, à l’image de Tolstoï lorsqu’il quitta définitivement le domaine de Iasnaïa Poliana, à 82 ans, pour aller à la rencontre de sa mort, ou de Rimbaud embarquant pour la mer Rouge. Ceux qui seront séduits par l’approche à l’œuvre dans Montevideo feront bien, si cela n’a pas déjà été le cas, de se plonger dans Bartleby et compagnie, excellent cru de 2002, mais aussi dans Docteur Pasavento ou Le Mal de Montano, afin de poursuivre l’exploration du labyrinthe vila-matien, dont on souhaite qu’ils ne trouvent jamais la sortie.
Montevideo, d’Enrique Vila-Matas, traduction d’André Gabastou, éd. Actes Sud, 272 p., 22,50 €.
Cette brume insensée, d’Enrique Vila-Matas, traduction d’André Gabastou, éd. Actes Sud, 256 p., 8,80 €