En Irak, renaissance culturelle et rêves d’ouverture

Courant d’art à Bagdad

Clément Gibon

Comment être artiste dans un pays traumatisé où se succèdent depuis vingt ans guerres civiles, conflits régionaux et occupations étrangères ? Dans la capitale irakienne, le collectif Tarkib offre un espace d’expression serein à des créateurs de tous âges et de tous horizons.

 

Au cœur du quartier historique de Karada à Bagdad, à quelques pas du célèbre parc Abu Nuwas, une petite maison de briques en terre crue à deux étages héberge le collectif d’art contemporain Tarkib. Au milieu de l’agitation de la ville, écrasée par les 45 degrés que seuls les majestueux palmiers semblent tolérer sans peine, une dizaine d’artistes profitent de ce havre de tranquillité. Doucement, une petite porte noire s’ouvre, laissant échapper une voix pétillante. « Ahlan wa sahlan [bienvenue] ! » Il s’agit d’Hella Mewis, une conservatrice d’art d’origine allemande à l’origine du projet, qui nous accueille chaleureusement et s’empresse de nous conduire à la terrasse ombragée. 

« Voilà six ans que le centre existe », nous raconte-t-elle. En 2015, elle a d’abord fondé Tarkib avec de jeunes artistes locaux. La même année, ils ont organisé le premier festival annuel d’art contemporain Tarkib Bagdad. Et, deux ans plus tard, le centre Bait Tarkib a vu le jour. Sa mission est « d’introduire l’art contemporain sur la scène créative et culturelle irakienne […], de parler du contenu, de la forme et de la fonction de l’art et de son rôle dans la société […] et d’aider la jeunesse irakienne à s’exprimer et encourager la cohésion sociale parmi les jeunes, en particulier les femmes et les personnes vulnérables », est-il résumé sur leur site Internet. Dans un pays à la situation politique si instable, ce genre d’initiative peut être compliqué à mener. « Ici, tout peut changer du jour au lendemain et vos plans peuvent s’en trouver complètement bouleversés, explique Hella. Mais cet espace est important, il permet aux artistes d’explorer et de dévoiler leur talent. La plupart des membres du collectif se concentrent sur l’art conceptuel, et chacun d’entre eux trouve sa propre manière de travailler. »

Hella est arrivée en Irak en 2010, alors qu’elle travaillait comme coordinatrice de projet pour le Theaterhaus de Berlin, et s’est tout de suite attachée au pays. « Dès que je suis sortie de l’avion et que j’ai posé les pieds sur le tarmac, je me suis sentie chez moi. Puis j’ai eu un coup de foudre avec Bagdad. Quand j’en suis partie, je ne pensais qu’à une chose : y retourner. » À l’époque, sept ans après l’invasion de l’Irak par une coalition menée par les États-Unis et le renversement de Saddam Hussein, accusé à tort de détenir des armes de destruction massive, le pays est toujours sous occupation américaine. Le quotidien est rythmé par les contrôles incessants aux checkpoints, les affrontements armés entre les forces d’oc-cupation et les résistants, les attentats et les enlèvements à motivations sectaires. Mais ce qui frappe Hella, c’est la gentillesse et l’accueil chaleureux des habitants, l’architecture de la ville, l’histoire qui se dégage des bâtiments. 

Concrete, Zaid Saad. Installation auTARKIB, Festival d’art contemporain de Bagdad, Syndicat des artistes irakiens, 2022.

Après plusieurs allers-retours entre Le Caire et Bagdad, elle s’installe définitivement en Irak à la fin de l’année 2012. Les troupes américaines en sont parties un an plus tôt, mettant fin à leur occupation meurtrière. Une accalmie très provisoire : quelques mois plus tard, une guerre civile éclate, qui oppose le gouvernement central irakien et différents groupes armés, dont l’État islamique. La conservatrice et directrice artistique comprend bien vite que les jeunes ne disposent d’aucune structure dédiée. L’Institut des Beaux-Arts de Bagdad est vieillissant et peu porté sur l’art contemporain. Les rares galeries privées n’ouvrent leurs portes qu’à des artistes aisés et bien introduits. Et la scène artistique irakienne, dont la richesse et la vitalité créatrice ont longtemps rayonné au-delà des frontières, a aussi subi les contraintes d’un régime autoritaire durant plusieurs décennies. Sous la coupe de Saddam Hussein, au pouvoir de 1979 à 2003, l’art a notamment été instrumentalisé à des fins de propagande : Natiq al-Alousi a sculpté Saddam Hussein, épée en main ou chevauchant un pur-sang arabe, Nasrat al-Bader a dû composer des hymnes de guerre et des chants patriotiques lors de l’invasion américaine. 

Aujourd’hui, Bait Tarkib accueille une dizaine d’hommes et de femmes et presque autant de disciplines artistiques. Des peintures de Jumana Ridha, qui interrogent le poids des anciennes traditions sur la vie moderne des femmes, aux performances de rue de la réalisatrice Hajer Qusay, visant à dénoncer le regard pesant des hommes dans l’espace public, en passant par les photographies de Hussain Muttar, qui documente le développement de la ville de Bagdad et interroge l’urbanisme actuel, l’éventail des œuvres illustre le foisonnement et la diversité de la création de la scène contemporaine. Et le poids de la politique dans la vie des artistes. « Par essence, l’art irakien est très critique à l’égard de la situation du pays. Il reflète souvent les défis et les transformations auxquels la société est confrontée, commente Hella. Il invite aussi les habitants non pas à se soulever ou même à amorcer un quelconque changement mais à réfléchir à leur vie et à tous les carcans qui les enferment, qu’ils soient sociaux, familiaux ou sécuritaires. »

Tandis qu’un cours de ballet se termine dans la salle de danse, Zaid Saad, artiste plasticien de 32 ans et membre fondateur du collectif, nous accueille dans son atelier. À sa suite, nous descendons quelques marches menant à une cave séparée en deux par une plaque de plexiglas semi-transparente. Une douce odeur de ciment émane de ses œuvres. Un matériau qui, pour lui, représente le poids des souffrances des êtres humains mais aussi la force et la résilience du monde face aux crises, comme la pandémie de coronavirus. Après s’être formé « classiquement » à l’Institut puis au Collège des Beaux-Arts de Bagdad, Zaid a eu envie de créer en trois dimensions. L’une des pièces – exiguës – de sa maison s’est transformée en laboratoire artistique. Zaid y a repoussé les limites de sa pratique, exploré de nouvelles techniques, testé des matériaux originaux pour, finalement, donner vie à des œuvres transcendant les contraintes spatiales. 

Lors de la seconde édition du festival annuel d’art contemporain Tarkib Bagdad, son installation Terrorist Factory a captivé l’attention du public. Elle mettait en scène un nouveau-né portant un masque à gaz et une ceinture de dynamite, suspendu à des chaînes. Au bout de ses chaînes, quatre murs sur lesquels étaient accrochées des peintures et des images représentant les menaces qui pèsent sur les plus jeunes : la maltraitance, l’extrémisme religieux, les divisions entre hommes et femmes et la violence des images diffusées par la télévision. Son travail fait écho au contexte dramatique de l’époque – l’armée irakienne en lutte pour se défendre contre l’État islamique, qui se déployait sur le territoire, jusqu’à prendre des villes comme Tikrit, Falloujah et Mossoul – mais surtout à sa propre situation. En 2013, Zaid perd sa mère, tuée dans un attentat terroriste à l’explosif alors qu’elle travaille au ministère de la Justice. Son art devient beaucoup plus personnel. « Naturellement, mon travail a été traversé par mes questionnements, sur la manière dont les êtres humains se traitent entre eux ou la façon dont on éduque nos enfants. »

Cigarette au bout des doigts, Zaid nous montre une bouée de sauvetage en béton, posée sur le mur. Nombre de ses amis ont été poussés à quitter leur pays natal et ses conflits, s’embarquant avec leurs rêves et leurs projets sur des navires à destination de l’Europe. Le béton qu’il a choisi pour sa bouée symbolise le poids énorme de cette décision, mais aussi le difficile voyage des migrants, le choc de l’arrivée et la manière dont ils sont traités. En 2022, près de 36 000 Irakiens ont déposé une demande d’asile. Comme l’actualité le rappelle régulièrement, les traversées sont souvent meurtrières. « Mes plus proches amis sont morts en essayant de rejoindre l’Europe, témoigne Zaid. Je veux sensibiliser les jeunes qui pourraient penser que c’est facile de partir, qu’il suffit d’aller en Turquie, de prendre un bateau et d’accoster en Europe pour avoir une vie heureuse. La réalité est bien différente. Mais je veux aussi interpeller les décideurs politiques, les forcer à ouvrir les yeux sur cette réalité tragique. »

Refection 2, Jumana Ridha. Installation auTARKIB, Festival d’art contemporain de Bagdad, Syndicat des artistes irakiens, 2022.

En 2019, un vent de contestation souffle sur l’Irak, qui se transforme vite en manifestations massives, menées par les jeunes. Selon le Programme des Nations Unies pour le développement, plus de la moitié de la population totale du pays – qui compte plus de 40 millions d’habitants – est âgée de moins de 25 ans. Las de la corruption, du chômage, de l’inefficacité des institutions, de la vétusté des infrastructures, des dizaines de milliers d’Irakiens, dont Zaid et ses amis, se retrouvent pour réclamer non pas quelques réformes marginales mais un changement de régime. Certaines de ses connaissances, qui avaient réussi à rejoindre l’Europe, ont même décidé de revenir pour participer à la révolte populaire. « Dans l’histoire moderne, rien n’est comparable à cette contestation, explique Zaid. Les jeunes, de tous les horizons sociaux et politiques, ont appelé à la révolution. Ce mouvement nous a donné de l’espoir et le sentiment que nous pouvions être maîtres de nos destins. » Depuis le pont al-Jumhuriya jusqu’au tunnel menant à la place Tahrir, des artistes ont transformé les murs en béton en œuvres d’art, dénonçant les exactions politiques et peignant les images d’un futur rêvé. D’autres, comme Hajer Qusay, une jeune Irakienne de 26 ans qui fait également partie du collectif Bait Tarkib, ont documenté les manifestations. Son clip vidéo Do You Hear the People Sing ? met ainsi en scène plusieurs manifestants qui reprennent les paroles de la chanson de la comédie musicale Les Misérables. Pas moins de 600 personnes ont été tuées par les forces de sécurité et les milices soutenues par l’État lors de ces manifestations. 

De ses tiroirs, Zaid exhume des carcasses de grenades lacrymogènes et des douilles de balles. Aujourd’hui, il souhaite entretenir l’espoir qui a mobilisé la jeunesse en 2019, mais aussi promouvoir l’art contemporain sur la scène irakienne, pas toujours bien compris. « Certaines personnes, particulièrement parmi les générations plus anciennes, ne voient pas ce que je fais comme de l’art. Je dois m’adapter aux publics auxquels je m’adresse et parfois parler plus de la technique, des concepts, d’autres fois disserter sur mes intentions, expliciter la signification de mes œuvres. » Après ses premières expositions individuelles dans son pays d’origine, il nourrit l’ambition d’exporter ses œuvres vers des institutions de renom, tels le Tate Modern à Londres ou le Museum of Modern Art à New York.

Orbit, Hussain Muttar. Bagdad Walk 2021, Gare internationale de Bagdad.

Un peu plus loin, les expérimentations sonores d’Atef al-Jaffal, un jeune artiste irakien de 23 ans, résonnent dans le centre Bait Tarkib, où il a élu domicile en 2018. Ses performances auditives et corporelles explorent avec finesse les différentes expériences psychologiques que peuvent connaître les Irakiens, des traumatismes aux différentes manières de les guérir. L’artiste se penche en particulier sur la façon dont la maladie psychique affecte les mouvements du corps. Dans sa performance Childhood Anxiety, il aborde les sentiments de peur et d’effroi des jeunes de la génération des années 2000, qui ont grandi sous occupation américaine. Leurs souvenirs sont enchaînés, comme l’est son corps pendant le spectacle. La lumière tamisée accentue le malaise.

Dans le pays, les soins dispensés pour traiter les conséquences des multiples chocs sur le psychisme des populations sont rares, en raison du manque de moyens, mais aussi de la stigmatisation de ces troubles. Selon un recensement du personnel soignant réalisé en 2017 et dirigé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le pays comptait 0,3 psychiatre et 0,111 psychologue pour 100 000 habitants. En comparaison, la France en comptait respectivement 21 et 49. « Notre génération a beaucoup souffert, constate Atef, lui-même né en 2003, année de l’invasion. Mais face aux troubles psychiques comme le stress post-traumatique, les gens répondent simplement que vous êtes victime d’un mauvais esprit ou que vous ne priez pas assez. » En 2019, l’OMS notait une hausse du taux de suicide de près de 40 % par rapport à 2017. Les performances d’Atef contribuent à sensibiliser le public à ces questions encore taboues. 

À Bagdad, le bruit des klaxons est couvert par celui des pelleteuses, des rouleaux compresseurs et des tractopelles. La ville profite d’un moment de répit, rarement connu ces dernières décennies, pour tenter de revivre. Au milieu de l’agitation, de la construction effrénée de centres commerciaux et de zones résidentielles qui remplacent quartiers et habitations historiques, l’art contemporain offre une respiration, un espace de réflexion. Tandis que les architectes redessinent le visage de la ville, les artistes évoquent quant à eux dans leurs œuvres la violence du passé, mêlant expériences individuelles et collectives, et explorent les enjeux auxquels le pays est désormais confronté, façonnant ainsi une partie de l’identité irakienne. 

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Comment être artiste dans un pays traumatisé où se succèdent depuis vingt ans guerres civiles, conflits régionaux et occupations étrangères ? Dans la capitale irakienne, le collectif Tarkib offre un espace d’expression serein à des créateurs de tous âges et de tous horizons.   Au cœur du quartier historique de Karada à Bagdad, à quelques pas du célèbre parc Abu Nuwas, une petite maison de briques en terre crue à deux étages héberge le collectif d’art contemporain Tarkib. Au milieu de l’agitation de la ville, écrasée par les 45 degrés que seuls les majestueux palmiers semblent tolérer sans peine, une dizaine d’artistes profitent de ce havre de tranquillité. Doucement, une petite porte noire s’ouvre, laissant échapper une voix pétillante. « Ahlan wa sahlan [bienvenue] ! » Il s’agit d’Hella Mewis, une conservatrice d’art d’origine allemande à l’origine du projet, qui nous accueille chaleureusement et s’empresse de nous conduire à la terrasse ombragée.  « Voilà six ans que le centre existe », nous raconte-t-elle. En 2015, elle a d’abord fondé Tarkib avec de jeunes artistes locaux. La même année, ils ont organisé le premier festival annuel d’art contemporain Tarkib Bagdad. Et, deux ans plus tard, le centre Bait Tarkib a vu le jour. Sa mission est « d’introduire l’art contemporain sur la scène créative et culturelle irakienne […], de parler du contenu, de la forme et de la fonction de l’art et de son rôle dans la société […] et d’aider la jeunesse irakienne à s’exprimer et encourager la cohésion sociale parmi les jeunes, en particulier les femmes…

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