Jean-Vincent Bacquart
À l’heure où le principe de démocratie est fragilisé, revenons sur ses premiers pas dans la Grèce antique.
Puisque nous avons la chance de l’expérimenter au quotidien, nous pensons tout connaître de cette idée que nous chérissons et qui signifie littéralement « le pouvoir du peuple ». Mais, à l’heure où le concept de démocratie est agité à hue et à dia, il est sans doute nécessaire de nourrir notre réflexion en revenant sur ses premiers pas, dans la Grèce antique. En effet, l’apparition de la démocratie est intimement liée à l’histoire d’Athènes, cité-État constituée autour du viiie siècle avant notre ère. À l’époque de sa fondation, cette pólis, dont le territoire s’étend au-delà de la ville, adopte l’oligarchie comme mode de gouvernement. Plutôt qu’un monarque, un cercle restreint de personnages puissants – les aristocrates – régente alors la vie des citoyens. Loin d’être instaurée à la faveur d’une révolution brutale, la démocratie athénienne sera le fruit de trois siècles d’évolutions, portées par des réformateurs dont les plus emblématiques furent Solon, Dracon et Clisthène. Ce dernier, à la fin du vie siècle avant notre ère, divise le territoire de la cité en dix tribus de citoyens, chacune se voyant accorder le même poids politique. Avec cette dernière réforme, les jours de l’aristocratie gouvernante sont comptés. Bientôt, le succès écrasant d’Athènes et des Grecs face aux Perses lors des guerres médiques (490-479 av. J.-C.) donne le coup de grâce au pouvoir des riches propriétaires. Principaux artisans de la victoire sur l’envahisseur, les citoyens athéniens se retrouvent à présent en position de force pour favoriser l’éclosion d’un nouveau régime politique. L’Athènes du milieu du ve siècle avant notre ère devient donc le laboratoire de la démocratie directe, principe de gouvernement où les décisions sont prises et exécutées par les citoyens, sans intermédiaire. Encore faut-il se souvenir que la notion de « citoyen » ne s’applique alors qu’aux hommes libres nés de pères athéniens. Les autres habitants de la cité – femmes, enfants, étrangers ou esclaves – en sont exclus.
Accordant une large part au tirage au sort – qui sous-entend l’intervention des dieux – afin de garantir l’égalité de tous, le système qui se met en place repose sur plusieurs colonnes, dont la plus importante est l’Ecclésia. Se réunissant une quarantaine de fois dans l’année sur la colline de la Pnyx, au centre d’Athènes, cette assemblée de tous les citoyens délibère et vote les décisions touchant à la vie de la cité. Devant théoriquement réunir plusieurs milliers de participants pour que ses décrets soient valides, elle est également légitime pour prononcer le bannissement d’un citoyen : l’ostracisme. Chargée de préparer les séances de l’Ecclésia, en recueillant les doléances et en travaillant sur les projets de décrets, la Boulè réunit 500 citoyens tirés au sort à part égale dans chacune des dix tribus de la cité. Siégeant pour un an, ces hommes veillent aussi à la bonne exécution des décrets transmis aux magistrats, véritables chevilles ouvrières de la démocratie athénienne. Ils sont près de 700, désignés en majorité pour un an, à gérer l’ensemble des affaires courantes, civiles ou militaires, à l’image du célèbre Périclès, réélu stratège près de quinze années de suite. Tout comme les bouleutes, les magistrats perçoivent une indemnité, appelée misthos, qui leur permet de compenser une éventuelle perte de revenus. Ce système permet ainsi à tous les citoyens, quelle que soit leur richesse, de participer à la vie de la cité. Quand Périclès est emporté par la peste en -429, Athènes est engagée depuis deux ans dans un conflit avec Sparte, son éternelle rivale. Vingt-cinq ans plus tard, la guerre du Péloponnèse débouche sur une défaite de la cité berceau de la démocratie, dont les institutions ont été sérieusement ébranlées. Elle tentera péniblement de maintenir son système politique au siècle suivant, malgré plusieurs coups d’État et les ambitions de tyrans, malgré la conquête du roi Philippe II de Macédoine puis la tutelle imposée par son fils Alexandre le Grand. Engagée dans une guerre de trop contre les Macédoniens en -323, Athènes, finalement défaite, devra se plier aux volontés des vainqueurs et renouer avec l’oligarchie… Aujourd’hui comme il y a deux mille ans, aussi progressiste et vertueuse qu’elle se présente, la démocratie ne vit que par ceux qui l’animent et la défendent. Elle n’en demeure pas moins soumise aux vicissitudes de l’histoire et, dans les temps de troubles, court toujours le risque d’être délaissée au profit de régimes autoritaires opposant des visions simplistes à la complexité du monde.
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